Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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parabole

sur le Machinchose Bienfaisant, c’est-à-dire la Pharmacopée et les Docteurs érudits.

 

1.      Et fut en ce temps-là un très grand Mal que l’on nomme aussi la lèpre, dans le pays tout entier.

2.      En lequel moult riches et pauvres pareillement, souffrirent beaucoup, ne connaissant pas le remède pour le guérir.

3.      Toujours est-il que furent certains dont leurs yeux s’aveuglèrent, et furent certains, dont leurs oreilles s’assourdirent, et furent certains autres qui ne purent rien dire car leur langue se couvrit de plaies.

4.      Et leur corps fut endurci de plaies ouvertes, et leur visage devint comme terre asséchée en saison estivale et leurs yeux coulèrent comme les ruisseaux.

5.      En outre leurs gémissements se mêlèrent aux plaintes des geignant, parce que personne n’était venu à leur aide.

6.      C’est pourquoi le peuplement du pays, fut décimé par la lèpre, et les lépreux engendrèrent des enfants malades qui devinrent à leur tour lépreux.

7.      Furent alors de nombreux Docteurs érudits, autrement appelés Guérisseurs, qui menaient réflexion sur une Pharmacopée, et qui en même temps concoctèrent toutes sortes de Machinchoses afin de traiter les lépreux.

8.      Parmi lesquels il y en avait qui procurèrent un soulagement pour un jour et d’autres qui soulagèrent pour deux jours et d’autres qui soulagèrent pour trois jours ; mais aucun ne guérit les lépreux.

9.      Et alors il fut un dans la nation d’Israël se faisant appeler Honnête, autrement dit Ehrlich, qui concocta le Machinchose afin de l’administrer aux lépreux.

10.  Et alors le miracle se produisit : celui qui en prit, bel et bien se leva et marcha et ses plaies fondirent comme la neige de printemps.

11.  Et soulagement fut procuré, non pour un jour, non pour deux jours et non pour trois jours, mais pour la vie entière.

12.  Et les lépreux se réjouirent, car leurs plaintes avaient été entendues.

13.  Et ils guérirent, et ils n’avaient plus besoin de Docteurs Érudits, parce qu’ils avaient la Pharmacopée Bienfaisante.

14.  Et alors les Docteurs Érudits portèrent plainte contre celui qui agit ainsi : ils allèrent au juge pour dire : Ehrlich cause dépérissement.

15.  Et il fait vraiment méchante chose, car il administre aux lépreux du poison.

16.  Et vinrent deux mille lettrés et ils allèrent criant à tue-tête, répétant : Ehrlich fait injure.

17.  C’est pourquoi le pontifex Galeotto cita cet Honnête par-devant son fauteuil de juge et lui déclara : ceux-ci se sont scandalisés de toi et de ton agissement.

18.  Parce que quelle sorte de Pharmacopée as-tu donné aux lépreux, pour qu’ils se lèvent et qu’ils marchent ? Oui, c’est une grande chose.

19.  Et l’autre répondit : C’est Toi qui l’as dit.

20.  Parce que voici, ma Pharmacopée a guéri deux mille lépreux qui, étant guéris, engendrèrent des enfants pour la gloire et l’honneur du pays. Mais vois qui détient la vérité.

21.  Et le juge ayant porté ces mots à son esprit, peu après, élevant la parole ainsi parla-t-il fort :

22.  Tu n’as pas raison, ô Érudit Honnête, parce que tu n’as pas mené ta réflexion jusqu’au bout.

23.  Parce que, regarde autour de toi : voici deux mille Érudits ne sachant faire rien d’autre que guérir les lépreux, selon leur manière, et s’ils ne sont plus de lépreux, étant donné que tu les guéris selon ta manière, ceux-ci périssent et leur lignée avec eux.

24.  Parce qu’ils ne peuvent pas donner de pain à leur femme et que leur enfant ne peut même pas naître.

25.  Car il est bien vrai que tu as guéri deux mille lépreux et que deux mille enfants bien portants sont nés, mais tu as privé deux mille hommes bien portants de leur pain et deux mille enfants bien portants ne pourront pas naître.

26.  Parce qu’ils sont nombreux, les lépreux, mais les Érudits qui vivent de les guérir sont également nombreux.

27.  Et si les lépreux guérissent, les Érudits meurent.

28.  Parce que l’aiguille de la balance se dresse de tout temps droite, aussi longtemps que la balance n’est pas renversée.

Que ceux qui ont des yeux voient, que ceux qui ont des oreilles entendent.

 

Suite du recueil