Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
je file le dÉtective
Je rentre chez moi à midi. La bonne me
reçoit en me disant que quelqu’un est venu : un monsieur qui
a posé des questions, si j’habitais ici, depuis quand, vers quelle
heure je rentrais d’habitude, et il a dit qu’il reviendrait
l’après-midi.
Devant la bonne je réussis à
simuler un calme indifférent, je lui dis d’accord, merci –
dans la pénombre bienfaisante de l’antichambre elle ne peut pas
remarquer ma pâleur.
Je rentre vite dans la chambre, je ferme la
porte derrière moi pour recouvrer mes esprits et pour récapituler
les choses à faire dans l’immédiat. La première et
la plus importante est naturellement de quitter les lieux sur le champ, mais ne
guette-t-on pas déjà la sortie ? Je passerai par le
café qui a une issue sur la rue – une fausse barbe ne serait
peut-être pas inutile. Bien qu’apparemment il ne me connaisse pas
personnellement, au plus il dispose d’une description de ma personne. En
tout cas il convient de savoir s’il a été envoyé
ici, l’instruction achevée, avec un mandat d’arrêt, ou
si l’instruction est toujours en cours. Parce que ces deux cas imposent
des résolutions différentes de ma part. S’il a un mandat
d’arrêt tout prêt, alors ou je pars aussitôt, ou je me
présente avant qu’il ne me mette le grappin dessus ; mais
s’il n’est dépêché que pour enquêter sur
mon lieu de résidence, pour en faire un rapport, alors il suffirait pour
le moment de me cacher pendant quelques mois à une adresse inconnue. Il
est donc essentiel pour moi de savoir qui est ce détective et s’il
représente la police ou le parquet.
J’ai réussi à me
faufiler par le café jusqu’à
Je reviens jusqu’à ma porte.
Je dois me comporter avec calme et modération, et surtout, je ne dois
pas perdre
En face de chez moi il y a un petit
café : c’est là que je vais installer mon quartier
général. Je prends un accent slovaque pour parler au garçon,
j’arrive de la campagne, pour l’instant je n’ai pas de
logement, je déjeunerai ici.
Chaque fois que je vois entrer un inconnu
dans mon immeuble, j’attends cinq minutes, puis je traverse, je sonne,
est-ce qu’on m’a demandé ? Pour éviter les
soupçons.
Enfin, vers cinq heures de
l’après-midi, apparaît un petit homme en pardessus jaune. Il
franchit la porte avec des pas familiers, il ne s’arrête pas devant
le tableau des résidents, il se dirige vers les étages. Quelques
minutes plus tard il redescend. Je sens que c’est lui. Je regarde quelle
direction il prend. Je traverse au pas de course, j’appuie vite sur ma
sonnette. Il y a deux minutes, le même monsieur est venu.
Et la poursuite commence.
J’aperçois le détective au bout de
Enfin, je le repère le soir dans un
restaurant. Il se cache dans un coin, seul à sa table. Je m’assois
loin de lui, je commande un dîner et je le surveille. Pour le moment je
ne trouve rien de bizarre dans son attitude. J’ai besoin de savoir
Il paye, s’en va. J’attends un
peu avant de le suivre. Je pars sur ses talons, je le suis à travers des
rues obscures. Je pense à Arsène Lupin, à tous les romans
policiers que j’ai lus, mais je n’ai pas d’idée plus
intelligente que la méthode primitive, évidente,
expérimentée : le suivre pour savoir où il habite.
Il entre dans un hôtel de
cinquième ordre. J’interroge le portier. Tout ce qu’il sait,
c’est qu’il s’agit d’une sorte de représentant
en livres. Mon cœur bat
Je loue une chambre dans
l’hôtel, je me couche. Le matin, je guette sa chambre. Quand il
sort, je me rencogne. Mais il me voit. Il s’étonne : il
dévale les escaliers.
C’en est fini de moi ! Il se
rend au commissariat. Si je me débrouille mal, je suis perdu.
L’instinct de conservation me donne des forces. Je saute dans une voiture
et je pars à sa suite.
Il se rend à
Je fais les cent pas dans le couloir. Il ne
peut pas me voir, je crois, sauf s’il a des instruments à miroir.
Mais il a peut-être fait un trou à travers la cloison pour me
scruter. Ça doit être ça.
À Pomáz
je réussis à sauter du train le premier. Je me cache
derrière une cabane. Quelques instants plus tard je le vois courir
justement par là. Il est pâle, excité. Il doit sentir que
son travail tire à sa fin. Je ne peux plus me cacher, encore une seconde
et il me trouvera. Tout est vain, j’ai perdu
Je me plante devant lui. Il
s’arrête. Il me regarde.
- Je me rends – disons-nous tous
les deux en même temps. Puis il poursuit :
- Je n’en peux plus, Monsieur le
détective. Cela fait deux jours que j’essaie de me sauver.
Emmenez-moi plutôt, au moins je saurai de quoi on m’accuse.
Je retire ma fausse barbe. Lui aussi. Il
semble soulagé.
- Monsieur Kovacsik ?
Vous ne vous souvenez pas de moi ?
- Attendez un moment...
- De la librairie de Pomáz... Voilà deux ans, je vous ai
livré des romans policiers... J’ai pensé que vous les aviez
lus et que vous m’en rachèteriez d’autres. Je suis
même passé chez vous deux fois...
Et me voici dans l’embarras, je ne
saurai jamais pourquoi le détective aurait pu me rechercher si
ç’avait été un détective et s’il
m’avait recherché.