Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
monsieur le
directeur
Illusion
Monsieur le
directeur entre dans la salle.
Chacun est envahi d’une fébrilité solennelle on
arrête de parler avec recueillement et on guette le cœur battant
où il s’assoira. Les joueurs de carte lancent distraitement leurs
défausses, ils préféreraient suspendre leur jeu et se
faufiler dans l’entourage de monsieur le directeur, mais ils ont honte de
l’avouer. Le personnel de service vaque à ses occupations en
chuchotant les ordres. Le directeur ne regarde ni à droite ni à
gauche, le visage sévère et inabordable, les yeux froncés,
il se dirige directement vers une table en coin, il s’assoit, il honore
l’assemblée de
quelques sourires doucereux, d’un rapide hochement de tête,
puis s’immerge dans la lecture d’un journal, comme signalant
qu’il était venu pour cela et qu’il n’a pas
d’autre souhait pour le moment.
le Premier pilier (après une peu d’hésitation, il se lève,
regarde sa montre comme s’il voulait partir, puis il change d’avis
et se rend à la table de monsieur le directeur. Avec une émotion
mal camouflée) : Tu
veux bien me permettre ?
le directeur (lève la tête,
le regarde. Puis gracieusement) :
Je t’en prie.
le Premier pilier (s’assoit. Il hurle) :
Garçon ! Vous ne voyez pas que Monsieur le Directeur est ici ?
Qu’est-ce que c’est que ce laisser-aller ?
le garçon : Mais oui,
Monsieur, j’ai déjà commandé la boisson habituelle.
le DeuxiÈme pilier (depuis la pièce voisine où il jouait aux cartes. Il se
faufile et s’approche lentement de la table à pas de loups. Il
s’adresse au premier pilier sur un ton décontracté) : Salut.
le Premier pilier : Salut. Assieds-toi.
le DeuxiÈme pilier (vers monsieur le directeur) :
Vous permettez ?
le directeur (le toise avec sévérité.
Puis d’un geste dur) :
Faites.
La compagnie est maintenant au complet, elle fait l’objet de
regards envieux et recueillis de tous les coins de la salle, les gens
n’osent pas s’approcher parce qu’ils savent que Monsieur le
directeur supporte au maximum les deux piliers auprès de lui, aux autres
il n’adresse généralement que des regards glacials et
foudroyants s’ils osent s’adresser à lui ou lui poser des
questions. C’est ainsi qu’ils ont l’habitude de se tenir lors
des soirées, quand Monsieur le directeur fait l’honneur de la
salle, à trois, inabordables, sur l’îlot de la
célébrité, de l’autorité et de la
sévérité.
le Premier pilier (se racle la gorge.
Légèrement) :
As-tu parlé au ministre ?
le directeur (après une courte
réflexion) : Je lui
ai parlé.
le DeuxiÈme pilier (légèrement) :
Ses desiderata sont ridicules. Évidemment on ne peut imaginer la chose
que comme tu as bien voulu l’exprimer. D’ailleurs le ministre ne
tardera pas à le reconnaître. (Il
fait un geste de la main, puis lève un regard prudent sur monsieur le
directeur.)
le directeur (après
réflexion, brièvement) :
J’espère.
le Premier pilier (légèrement) : Naturellement.
le DeuxiÈme pilier (de la même façon) :
Évidemment.
Pause. La salle tend l’oreille, mais ils n’entendent pas un
mot provenant de l’île.
Moi (j’entre
dans la salle. J’aperçois l’île. Mon cœur se met
à palpiter, je prends une résolution et, sur la pointe des pieds,
inaperçu, je m’approche de la table. Je reste là, debout,
timide et palpitant pendant un moment, puis, bêlant
d’émotion et le visage tordu d’une grimace pénible,
je dis) : Pardon, vous
permettez ?... (D’un geste
hésitant je désigne une des chaises.)
le directeur effaré de cette insolence me fixe. Il ne daigne pas
répondre.
le Premier pilier (péniblement) : Comment ?
Moi (rougissant jusqu’aux oreilles) : Ben... je voulais demander... si
je peux... m’asseoir une seconde... (Rictus.)
le DeuxiÈme pilier (d’un regard atterrant, mais en même temps ahuri, les
sourcils remontés) :
Ah... vous asseoir ? Faites. (Les deux
piliers se regardent. Le directeur fixe le sol devant lui comme si
j’étais transparent.)
Moi (je
m’assois sur le bord de la chaise comme quelqu’un qui est
prêt à sauter à la première syllabe si on l’y
invite. Je laisse une place d’honneur sur ma chaise, comme on a
l’habitude d’en laisser sur les requêtes écrites où on laisse la
feuille presque blanche, par pur respect.)
Pause pénible. Je suis assis et j’affiche toujours le
même rictus gêné.
le Premier pilier (à monsieur le
directeur) : Je suis certain
que le ministre n’a pas pensé sérieusement qu’il y
avait d’autres solutions que ton idée à toi.
le directeur (glacial) : J’espère.
Moi (je
ris courtoisement comme si Monsieur le directeur avait fait une bonne
plaisanterie) : C’est
ça... très drôle... comment aurait-il pu supposer une chose
pareille... très drôle... (Je
ris mais très vite je cesse de rire parce que personne ne rit avec moi.
Longue pause pénible.)
le DeuxiÈme pilier : Le ministre manque de compétence. Tu ne le penses
pas ?
le directeur (après une pause) : Ça se peut. (Longue pause.)
Moi (juste
pour dire quelque chose) :
Je pense aussi qu’il manque de compétence. En tout cas il
n’est pas à sa place dans ce département... de par sa
formation... (Pause. Sourire humble.
) Je ne sais pas si vous me donnez raison... (Pause...) Dans une autre
charge... de par sa formation... (Pause.
Je tousse.)
le directeur (vers le premier pilier,
avec fermeté) : Le
ministre ne serait efficace dans aucune charge, car à mon avis
c’est un mauvais homme d’État...
le DeuxiÈme pilier (dédaigneux) :
Naturellement.
Moi (rougissant
et humble) : Pardon, je ne
parlais pas de l’homme d’État... Je parlais du technicien
qui par sa formation...
le directeur (vers le premier grand
maître) : Il ne serait
nulle part à sa place puisque...
Moi (avec
un sourire gêné) :
Pardon... vous me comprenez mal... Je n’ai pas du tout
évoqué l’homme d’État... puisque cela... (Modestement et gentiment) Monsieur le
Directeur, un homme complètement limité et incompétent ne
peut pas émettre un avis là-dessus... en revanche je pense que
par sa formation...
le directeur (me regarde, n’en
croit pas ses oreilles, il pense avoir mal entendu. Durement) : Comment dites-vous ? Le
ministre, incompétent et borné ?
Moi (gêné,
rougissant, avec un sourire humble) :
Mon Dieu, pas du tout... Vous m’avez mal compris, je me suis si mal
exprimé... (Expliquant gentiment)
Je voulais dire que... hum... que Monsieur le Directeur... que vous... (Je me prosterne dans sa direction avec
gêne) En tant qu’homme complètement limité et
incompétent, ne pouvez pas juger des qualités d’homme
d’État du ministre... mais du fait que par sa formation...
le directeur (vers le premier pilier) : Comment ? Je ne comprends
pas. Que le... le ministre... ?... Pardon, je ne comprends pas... qui est
complètement...
Moi (je me sens totalement navré de
gêne. Je bégaie et je ricane) : Mais... c’est vous... vous, Monsieur le Directeur...
qui l’êtes... c’est ce que je voulais dire... vous ne me
comprenez pas ?
le directeur (blême, se lève,
figé, me regarde) :
Qu’est-ce que je suis, moi ?
Moi (je
me lève. Je mets les mains dans les poches, je dis à haute voix) : Ce que vous êtes,
vous ? Vous êtes un imbécile, inapte, un type orgueilleux. (Je me retourne et, les mains dans les
poches, je quitte la table et, en allant vers une autre table, j’appelle
le garçon) : Toni, un
petit noir pour moi !