Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
la balancelle
Si je me souviens bien, nous sommes
montés en même temps tous les trois, quand la balancelle
était encore à l’arrêt. Le fait que je me retrouve au
milieu, il ne faut y chercher ni une volonté particulière ou une
ambition, ni modération ou modestie – je me suis tout simplement
retrouvé au milieu parce que c’est là que je suis
monté, et comme je ne me suis dans le fond jamais occupé
d’être bien placé dans les apparences, j’avais tout
simplement envie de me balancer, de me bercer et de léviter,
parce que je me sens toujours très bien en lévitation ou quand on
me berce et ça me permet d’avoir de belle pensées. Et comme
je savais que la balancelle balance quiconque veut bien y monter, je me fichais
pas mal de ma position sociale.
À ma gauche, à l’avant
de la balancelle se tenait un brave jeune homme costaud, il devait être
forgeron ou tourneur; je ne l’affirme pas formellement mais il semblait
avoir un marteau à
Le forain, un vieux juif barbu à
lunettes, semblait davantage intéressé, lui, par le tourneur,
j’ignore pourquoi : il lui faisait peut-être moins peur ou
avait-il des projets à son sujet – il en espérait
peut-être une aide ménagère
gratuite ou croyait-il mieux comprendre son langage. Il lui expliquait quelque
chose des pieds et des mains, je ne l’entendais que d’une oreille,
il lui expliquait le mécanisme de la balancelle, prétendant que
ce n’était pas lui qui la faisait se mouvoir comme d’aucuns
le pensaient qui le voyaient tirailler les cordes à
l’extérieur, mais que la balancelle obéissait à un
mécanisme, un mécanisme compliqué qui avait sa propre loi.
Et il expliquait ce mécanisme longuement, de la façon la plus
ennuyeuse ; le tourneur, intéressé davantage par les filles,
ne l’écoutait guère. Il ne porta un regard curieux vers le
vieux binoclard qu’un instant quand celui-ci, très échauffé,
commença à prêcher que, d’après la loi de la
balancelle, le montage qui se trouvait à gauche avait un rôle
très particulier à jouer. En effet, il allait voler haut,
très haut, peut-être même jusqu’à la
bâche, de là ensuite, c’est lui qui gérerait les
événements, c’est lui qui dirigerait tout l’ensemble,
balancelle, suspension, tout quoi.
J’ai tout de suite senti que cette
affirmation clochait et que le vieux avait oublié de communiquer quelque
chose au tourneur, mais je n’avais plus le temps d’intervenir car
la balancelle s’ébranlait déjà. Je me suis dit tant
mieux, les discours me seront épargnés. J’ai pensé
alors qu’un balancement honnête, ordinaire, voyez-vous, ce qui nous
ferait plaisir à tous les trois, ce serait tantôt le tourneur qui
pousserait, tantôt le gars en chapeau de chasseur, comme il se doit, chacun
à son tour. Je resterais assis gentiment au milieu, sans nuire à
personne, tout au plus chanterais-je quelque chose de gai ou sifflerais-je pour
égayer la compagnie. De toute façon je ne sais rien diriger, moi,
que celui qui aime ça le fasse.
Au début tout se passa bien, le
bateau se balançait, et moi j’allais entamer mes mélodies.
Mais le vieux binoclard, que le diable l’emporte, ne nous fichait pas la
paix, il s’était imaginé qu’il devait absolument
faire quelque chose lui aussi, lui qui était resté au sol,
pourtant nous nous serions très bien passés de ses services
à condition que mes deux voisins agitassent suffisamment leurs jarrets.
Mais il ne l’entendait pas ainsi, sous prétexte de nous aider
parce que nous aurions besoin de lui, il connaissait mieux son affaire, nous ne
nous en sortions pas assez bien. Et il s’est mis à tirailler la
corde dans tous les sens, il faisait l’important, n’arrêtait
pas de parler, rabâchait ses explications, nous bassinait avec sa théorie
du balancement.
C’est alors qu’a
commencé
Je n’ai fait que couic et ce que je
voulais dire m’est resté au fond de
Et ça continue comme ça,
j’ai beau crier et gesticuler dans ce boucan :
« Holà, arrêtez ! », personne ne
m’écoute et la balancelle poursuit sa course folle, vers le haut,
puis vers le bas, moi faisant tampon, l’un et l’autre tombent
alternativement sur moi qui suis au milieu, et je ne gouverne pas et je ne tire
pas la corde. Le vieux à lunettes qui a perdu la tête ne cesse pas
de palabrer, il profère des mots incohérents, comme gâteux :
il parle de structure et de lois et de mesures à prendre... je
n’en attrape que des mots isolés... là il parle de
production... de nécessité historique... de lutte des classes...
Toc, j’ai encore reçu un coup
sur le côté. Les enfants, j’en ai ras le bol, arrêtons
de jouer, je veux descendre.