Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
babouchka, au
bois de la ville
Mesdames et
Messieurs, cher public,
Vous pouvez voir ici le merveilleux
mystère universel auquel personne n’a pu jusqu’ici fournir
une explication, et pourtant les savants les plus célèbres se
sont attelés à lui trouver une solution.
Babouchka est visible ici, il mange, il
boit, il bouge et il se bat, Babouchka en uniforme de soldat russe, arme
à l’épaule, ceinturon à la taille, shako sur la
tête.
Est-ce un homme vivant ou seulement un
mécanisme parfait ?
C’est à cette question que
répondra Babouchka si Mesdames et Messieurs, cher public, vous ne
rechignez pas à débourser le modeste droit d’entrée
et assistez à notre représentation.
Babouchka n’a guère plus de
huit cents ans, et il a assez bonne mine. Entrez, entrez, vous en convaincre
par vous-mêmes, il n’y a ni artifice, ni tricherie, rien que des
faits, rien que la réalité.
Si je presse un bouton ici dans son dos,
constatez vous-même qu’il lève le bras et salue. Si je le
presse sur la poitrine, il produit une révérence et se signe.
Sur une seconde pression il saisit son
fusil sur son épaule et se jette à plat ventre.
Encore une pression et Babouchka saute et
cours en avant. Mais il convient de veiller à ce qu’il y ait un
chemin devant lui, sinon la pression du bouton suffirait même à le
faire plonger dans le Danube.
Est-ce un homme en chair et en os ou un
mécanisme extraordinaire ?
Regardez, j’allume cette allumette
marquée "Droit de l’homme"
et je l’approche de ses yeux.
Babouchka ne cligne pas des
paupières, quiconque peut s’en convaincre, il n’y a ni
artifice, ni tricherie, venez vous en convaincre de
vos propres yeux.
Maintenant Babouchka ne bouge pas, il reste
planté à sa place comme un pieu.
Mesdames, Messieurs, cher public, entrez,
entrez, le spectacle va commencer.
Mon cher public, on voit donc ici
Babouchka, le soldat russe, le mystère du vingtième siècle
– est-ce un homme ou un mécanisme vivant ?
Regardez bien : je presse un bouton et
Babouchka obéit, il lève un bras.
Et maintenant regardez : je presse
encore un bouton et Babouchka lève son arme et se met à marcher.
(Babouchka avance vers le trou du
souffleur.)
C’est bien Babouchka. Comment je
m’appelle, Babouchka ?
(Babouchka, d’une voix rigide de
bois : Brou-ssi-lov.)
C’est bien Babouchka. Continue
d’avancer, Babouchka ?
(Babouchka s’arrête au bord du
trou du souffleur.)
Qu’y a-t-il, Babouchka, tu ne marches
plus ?
(Babouchka : Je marche. – Tout
doucement, entre les dents : Tu m’énerves, Chamou, arrête de déconner, je vais tomber
dans la fosse d’orchestre.)
Apparemment quelque chose cloche dans le
mécanisme, nous allons régler ça. Voilà, je vais
serrer cette vis et tout ira bien.
Maintenant regardez bien, je vais tirer un coup
de pistolet près de l’oreille de Babouchka et son visage ne va
même pas frémir. Pan.
(Babouchka frissonne nerveusement. Il
grommelle : Chamou, déconne
pas, on dirait que tu me cherches ! Ce n’était pas au
programme !)
Vous voyez vous-mêmes, Mesdames et
Messieurs, Babouchka ne frémit même pas. Maintenant je le
poignarde dans le dos et il ne s’en apercevra pas. Comme ça !
(Babouchka fait un saut de douleur.
À mi-voix : Tu es devenu fou, Chamou ?
Qu’est-ce que c’est que ça ? Ça ne fait pas
partie du spectacle, moi je démissionne.)
Comme vous voyez, il est totalement
insensible. Maintenant je vais le bousculer et il va s’étaler
comme une bûche. Est-ce un homme ou la merveille de la technique ?
Tenez, regardez, je lui donne un coup de pied dans le cul.
(Babouchka jette son shako par terre,
pousse un cri et gifle le bonimenteur. Il hurle : Salaud, tu me
ridiculises devant le public ? Il se précipite dans les coulisses.)
Comme vous pouvez le constater, Mesdames et
Messieurs, en réagissant avec obéissance à mes
instructions, tel un mécanisme parfait, Babouchka a quitté la
scène normalement et comme il se doit. Le prochain spectacle commence
dans une heure. Mesdames et Messieurs, merci et vive la Patrie !