Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

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Le MARI stupide

(Farce en un acte)

 

Personnages :

LA FEMME

LE MARI

M. FAZEKAS

M. KRAUSZ

 

(Un salon de dame, avec un grand canapé. Le canapé est recouvert d’un tapis qui descend jusqu’au sol. La femme et M. Fazekas sont assis sur le canapé ; étreinte, baisers. Elle est en robe de chambre, lui en gilet et bras de chemise.)

 

FAZEKAS : Encore… Encore…

LA FEMME : Arrête… petit bêta…

FAZEKAS : Mais je t’adore… tu le sais…

LA FEMME : Ede…

(Une clé grince dans la serrure de l’entrée. Bruits dans l’antichambre, des pas.)

LA FEMME (repousse Fazekas, paniquée) : Mon mari !

(Le dialogue suivant se déroule à une allure vertigineuse.)

FAZEKAS (haletant) : Pali ?

LA FEMME (s’arrange les cheveux) : Regagnez vos esprits… Remettez-vous… Remettez votre…

FAZEKAS (cherche sur le canapé) : …Ma veste…

LA FEMME : Jésus Marie… Où tu l’as mise ?

FAZEKAS (affolé) : Elle a dû glisser !... (Il cherche.)

LA FEMME : Peut-être derrière le canapé…

FAZEKAS  (se met à quatre pattes, s’enfonce sous le canapé, cherche, gigote des jambes).

LE MARI (entre, dit aimablement) : Ma chérie… (Il s’approche de sa femme les bras ouverts, elle reste assise, affichant un sourire figé. Il aperçoit les jambes qui gigotent, il est stupéfait.) C’est qui, ça ?

LA FEMME : Ça ?... euh… tiens… Mais qui ça peut être ?

FAZEKAS (ressort de sous le canapé à reculons, il tire sa veste derrière lui, se met debout. Au mari.) : Feri Fazekas… (Il transforme son halètement en un ricanement, cela secoue tout son corps.) Hé, hé, hé… Salut, mon cher Laci… Hé, hé, hé…

LE MARI : Qu’est-ce qui t’arrive ? Mais comment… Comment viens-tu… Pourquoi es-tu… Qu’est-ce qui te fait rigoler ?

FAZEKAS : Hé, hé, hé… aïe, mes côtes… Attends, tu vas rigoler toi aussi… hu, hu, hu… attends une seconde…

LE MARI : Je ne comprends rien. (Il passe son regard de l’un à l’autre.)

FAZEKAS (étouffe de rire) : Attends une seconde… Zut alors… Je veux mettre ma… (Il enfile sa veste.)

LE MARI (étonné) : Non mais…

FAZEKAS : Donc, écoute… ho, ho, ho… (D’un geste hardi, il se tourne vers la femme.) Puis-je raconter ça à Laci aussi ?

LA FEMME (avec un sourire figé, péniblement) : Pourquoi pas ?

FAZEKAS : Alors écoute… J’étais justement en train de raconter une de mes aventures à Madame… Il s’agit d’une aventure extrêmement comique… Je dois rigoler, c’est plus fort que moi… (Vers la femme.) N’est-ce pas que c’est drôle ?

LA FEMME (sourit péniblement) : Oui, très drôle.

FAZEKAS (peine déjà un peu moins) : Donc, bref… Mais pourquoi tu ne t’assois pas ?...

LE MARI : Je ne comprends pas… ce que tu faisais sous le canapé… avec tes jambes qui gigotaient…

FAZEKAS : Attends, Pali. C’est justement ce que je veux te raconter… Bref, donc… (Vers la femme.) Vous savez quoi ? Je recommence au début pour que Laci puisse rigoler avec nous…

LA FEMME : Faites donc, faites donc…

FAZEKAS : Entendu. Alors donc, c’est une aventure très étrange qui m’est arrivée pas plus tard qu’hier… euh… hier, quelque part… C’est ce que j’ai commencé à raconter à Madame. Mais je te prie de… rester discret !

LE MARI (s’assoit, rassuré) : Naturellement… Je présume qu’il s’agit d’une aventure galante. Tu es un coquin ! (Il rit.)

FAZEKAS : Bon, d’accord… Inutile de nier. Vous êtes de vieux amis, je n’ai rien à vous cacher.

LE MARI (encourageant) : Allez, va, raconte !

FAZEKAS : Donc, écoute. Cette aventure pourrait avoir pour titre : À quel point un mari peut être stupide.

LE MARI (rigole) : Ça commence bien !

FAZEKAS : Oui, je continue donc… Hier je me trouvais en visite chez une… chez une dame très charmante… je ne dis pas de nom… vous la connaissez.

LE MARI (curieux) : Ce n’est tout de même pas…

FAZEKAS : Halte là ! Il est interdit de chercher. Il n’est pas interdit de deviner. Mais ce n’est pas ça qui importe. Bref, je me trouve là hier, et figure-toi, nous étions assis sur le canapé…

LE MARI (en expert) : Oui, oui. Je comprends. (Vers sa femme.) Il est extra, ce Feri !

FAZEKAS : Et alors… et alors… On était donc assis… Moi en bras de chemise…

LE MARI : Vous vous embrassiez, hein ? Hé, hé, hé. Gredin ! Tu as toujours autant de chance auprès des femmes.

FAZEKAS : Et alors, figure-toi !... On entend le grincement d’une clé dans la serrure, des pas dans l’entrée… Bref…

LE MARI : Et alors ? (Il regarde bêtement.)

FAZEKAS : Tu ne comprends pas ?

LE MARI : Non.

FAZEKAS : À ton avis, qui c’est qui venait d’entrer ?

LE MARI (se frappe la tête) : Ah, ah, je comprends, le plombier !

FAZEKAS : T’es pas futé. Tu as déjà oublié le titre que j’ai donné à mon histoire ?

LE MARI : Pas du tout ! À quel point un mari peut être stupide.

FAZEKAS : Alors ! Donc…

LE MARI (victorieusement) : J’ai compris ! C’est le mari qui vient de rentrer. C’est excellent !

FAZEKAS : Très juste. Le mari entre – et moi je ne trouve pas ma veste. (En colère.) Je dois rigoler quand je pense à tout ce qui m’arrive, sacré nom !

LE MARI (rigole et presse la suite) : Et puis après, qu’est-ce qui s’est passé ?

FAZEKAS (raconte à tous les deux) : Et alors, figurez-vous, moi je cherche ma veste – et la femme…

LE MARI (rigole à gorge déployée) : C’est excellent ! Il t’en arrive des choses ! (Vers sa femme.)  Qu’est-ce que t’en dis de ce gaillard ?

FAZEKAS : Je la cherche, je ne la trouve nulle part dans la pièce, alors je me mets à quatre pattes et je me fourre sous le canapé pour la chercher…

LE MARI (pensif) : Sous le canapé ?

LA FEMME (péniblement) : Vous voulez dire que…

FAZEKAS (avec supériorité) : C’est la scène que j’étais justement en train de raconter à Madame quand tu es arrivé. Je me suis même mis en bras de chemise, j’ai rampé sous le canapé, comme un kangourou.

LE MARI (se frappe la tête) : Ah, ah, je comprends ! Tu étais en train de montrer !

FAZEKAS : Oui, précisément. Ça s’est passé comme ça : quand le mari a fait irruption, j’étais en train de ramper sous le canapé à la recherche de ma veste, mais je me suis coincé, tu comprends ? Il n’y avait pas assez de place sous le canapé et mes jambes sont restées dehors – tu peux imaginer le topo, mes jambes qui gigotent, ma tête sous le canapé, l’image devait être drôle, c’est ce que j’étais en train de monter à Madame quand tu es arrivé, c’est pour ça que je rigolais.

LE MARI (rit) : Effectivement, c’est drôle ! Montre-nous encore comment c’était.

FAZEKAS (se met à quatre pattes, il s’imite lui-même) : Je gigotais comme ça, tu vois ?

LE MARI (se tape les genoux de rire) : C’est géant ! Comme un poulain ! Ça alors !

FAZEKAS (se relève, s’époussette les genoux) : Eh oui, je me coince sous le canapé et le mari entre juste à ce moment-là.

LE MARI : Eh ben dit donc. Sacrée situation.

FAZEKAS : Tu peux l’imaginer.

LE MARI : Je l’imagine. (Vers sa femme.) Imagine ça !

FAZEKAS : Évidemment, il m’aperçoit. Je dois me relever, je me trouve là en bras de chemise – et alors là, mon vieux, comment m’en tirer ?

LE MARI : Montre ce que tu sais faire !

FAZEKAS : C’est ce que je me suis dit aussi. Il faut vite improviser quelque chose, je me dis, pour lui expliquer ma situation, parce que tu vois le topo – le mari surgit, et moi je suis à demi fourré sous le canapé, en bras de chemise.

LE MARI : C’est épouvantable ! (Il frissonne.) Brrr, je n’aime pas y penser ! (À sa femme.) Tu te rends compte comme c’est épouvantable ?

LA FEMME (frissonne) : Brrr… C’est extrêmement désagréable !...

FAZEKAS : Tu es d’accord que dans mon désespoir je dois me décider pour une idée complètement invraisemblable. Je dois plonger dans la situation – ça marche ou ça ne marche pas ! Après tout, le mari est un imbécile – seul un mari peut être bête à ce point…

LE MARI : Dis, ce n’était pas Krém… par hasard ?... Qui ça pouvait être ?

FAZEKAS : Chut ! Interdit de chercher. Bref, le mari me regarde les yeux hors de la tête, un vrai merlan frit. Moi je suis encore hors d’haleine, sous le choc de l’émotion, incapable de dire un mot – tu imagines…

LE MARI (tout excité, le presse) : Allez, raconte la suite – la situation est tellement émoustillante…

FAZEKAS : …Tout ce que j’ai pu faire est que j’ai transformé mon halètement en rire… Tu comprends ?... Je lui ai rigolé au nez. À cet imbécile. Je lui ai rigolé au nez.

LE MARI (enthousiasmé) : C’est génial ! Et alors ? Je suppose qu’il n’a pas compris ce qui te faisait rire.

FAZEKAS : Non. L’imbécile. Il ne l’a pas compris.

LE MARI : Seul un mari peut être bête à ce point.

FAZEKAS : Très juste.

LE MARI : Dis enfin, comment tu t’en es sorti.

FAZEKAS : Comment ? Très simplement. J’ai eu la chance que rien ne m’est venu à l’esprit. Si j’avais eu une idée, une bonne excuse ou une histoire – ça aurait pu éveiller ses soupçons. Mais moi, tu sais ce que j’ai fait pour m’en tirer ?

LE MARI (trépigne) : Dis-le ! Quoi ?

FAZEKAS (lui tape sur l’épaule) : Dans ma peur, je lui ai craché la vérité.

LE MARI (interloqué) : Tu lui as dit que… euh… que vous vous embrassiez sur le canapé ? Juste avant qu’il n’entre ?

FAZEKAS : Oui. À ceci près que je lui ai tout raconté comme si la chose ne venait pas d’arriver à l’heure et sur les lieux – mais deux jours plus tôt et ailleurs, avec la femme de quelqu’un d’autre. Et j’ai ajouté que je rigolais parce que je venais de montrer à son épouse ce qui m’était arrivé l’avant-veille – tu comprends ? Autrement dit : j’ai menti la vérité.

LE MARI (tape des mains) : C’est incroyable ! Quel culot ! Et cet imbécile a tout gobé !

FAZEKAS : Cet imbécile a tout gobé !

LE MARI : Il l’a cru ?

FAZEKAS : Il l’a cru et il a bien rigolé.

LE MARI : Et tout s’est arrangé comme ça ?

FAZEKAS : Tout s’est arrangé comme ça.

LE MARI : Ça alors ! C’est incroyable ! Seul un mari peut être aussi bête – il ne s’est aperçu de rien !

FAZEKAS : Seul un mari !... Et il n’a rien soupçonné.

LE MARI : C’est génial ! C’est magnifique ! Sais-tu à quel point ton histoire est excellente ? (À sa femme.) Qu’en dis-tu ?

LA FEMME : C’est vraiment très intéressant.

LE MARI : Je n’aurais jamais cru qu’un mari puisse être aussi stupide.

LA FEMME : Pourtant on entend tant d’histoires.

FAZEKAS : Pour sûr !

LE MARI : Évidemment, on en entend ou on en lit des tas. Mais pas souvent une aussi bonne que celle-ci, celle qui est arrivée à Feri – celle-ci est une vraie nouvelle ou une scène de cabaret ! Telle que tu l’as racontée ! Tu es un chansonnier né !

FAZEKAS : Tu crois ?

LE MARI : Et comment ! Tu mettras comme titre « Le mari stupide, ou l’ami de la maison qui ment la vérité. »

FAZEKAS : Ne me pousse pas, parce que je risquerais de l’écrire.

LE MARI : C’est la chute qui manque. Il faudrait trouver une bonne chute.

FAZEKAS (se met à évaluer le sujet, déjà dans la peau d’un auteur) : Une chute ? Je pourrais en trouver une.

LE MARI (enthousiaste) : N’est-ce pas ?... Écoute ! Moi aussi je propose une bonne chute.

FAZEKAS (avec mépris) : Toi ?!

LE MARI : Pourquoi pas ?... Par exemple… par exemple… ça y est, écoute – on pourrait prendre pour point de départ ce qui t’a empêché de ramper aisément sous le canapé – c’est bon, hein ?

FAZEKAS (avec mépris) : Arrête de déconner, qu’est-ce que ça a à voir avec l’histoire ?

LE MARI (s’échauffe) : Mais si, tout à fait ! Par exemple il pourrait s’avérer que tu n’as pas pu t’y fourrer… parce qu’il y avait déjà quelqu’un d’autre sous le canapé : ce serait pas mal comme chute.

FAZEKAS (écarquille les yeux) : Il y avait déjà quelqu’un ? Tu déconnes ou quoi ?

LE MARI (naïvement) : Mais oui, mettons par exemple, un bon ami du mari que celui-ci aurait caché là.

FAZEKAS (sourit avec mépris, tape l’épaule du mari) : Arrête, mon vieux. Tu te fais des idées étranges de ce genre littéraire. Il y faut quand même une dose de vraisemblance. On ne peut pas faire avaler n’importe quoi au public, même ce qui est totalement impossible.

LE MARI : Totalement impossible ? Parions que ce n’est pas si impossible que ça. Il paraît que ça arrive.

FAZEKAS : Ne dis pas de bêtises !

LE MARI (indigné) : Ça n’a rien d’une bêtise. C’est arrivé à un de mes amis.

FAZEKAS : Quoi ?

LE MARI : Il a caché quelqu’un sous le canapé, pour espionner sa femme.

FAZEKAS : Et alors ?

LE MARI : Et alors – au moment crucial l’ami du mari est ressorti de sous le canapé, et il était présent comme témoin oculaire aux côtés du mari, pour le divorce.

FAZEKAS : Arrête de raconter ces salades, personne ne les croira.

LE MARI : Parions qu’il y aura quelqu’un qui le croira !

FAZEKAS : Qui ?

LE MARI : Toi !

FAZEKAS (ébahi) : Moi ?

LE MARI : Bien sûr, toi. (Il élève la voix, sans se retourner.) Krausz, venez s’il vous plaît !

KRAUSZ (sort de sous le canapé, il s’époussette, avance calmement, s’incline) : Mes hommages, Madame.

LA FEMME (pousse un cri, sursaute).

FAZEKAS (les bras lui en tombent).

LE MARI (calmement) : Je vous présente mon ami Krausz, détective privé. Il a sur lui un formulaire tout préparé. Tu voudras bien le signer.

FAZEKAS (bégaye) : Quel… quel formulaire ?

LE MARI : Une déclaration dans laquelle il est précisé que je ne rendrai pas un seul centime de la dot. (Il le pose sur la table. Il s’adresse à Krausz.) Nous pouvons y aller. Nous remettrons le constat dressé demain matin à l’avocat. (Il se retourne vers Fazekas.) Salut, Feri. Et compte tenu du fait que, au cas où tu épouserais ma femme, ses frais augmenteront quelque peu – je te recommande de donner comme titre à ta scène de cabaret : « L’ami stupide » ou « Le mari prévoyant ». Bonjour chez vous. (Ils sortent tous les deux.)

FAZEKAS (s’écroule sur une chaise) : Qui osera monter ça, si je l’écris ?

 

(Rideau.)

1922

 

Suite du recueil