Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
LE NOUVEAU
COMÉDIEN[1]
Une pièce de Karinthy
qu’on ne peut pas monter
Copyright by Frigyes Karinthy, Budapest (1er),
22 rue Verpeléti.
Personnages : le
directeur, Újváry en tant qu’Újváry, Boross en
tant que Boross,
Ernő Király
en tant qu’Ernő Király,
Keleti en tant que Keleti,
Nouveau comédien (Heltai)[2]
(Scène : bureau du directeur d’un cabaret, dix jours avant une première)
LE DIRECTEUR (assis à
son bureau, il tient un manuscrit à la main. Újváry,
debout devant la table, rigole fort pendant que le rideau monte).
ÚJVÁRY : C’est
ça la chute ? Excellent. À mon avis il faut la monter.
LE DIRECTEUR (pose le
manuscrit) : À mon avis aussi. On avait tant besoin
d’une bonne nouvelle farce de Karinthy. Mais comment faire ?
Vraiment pas de chance, enfin on reçoit quelque chose de Karinthy
– et alors il s’avère qu’il n’a pas songé
au théâtre. Il écrit une pièce qu’une seule
personne doit jouer du début à la fin, et il l’écrit
spécialement pour nous où nous avons quatre comédiens de
la taille de Boross, Ernő
Király, Újváry,
Keleti…
ÚJVÁRY : C’est
ça justement le sujet de la pièce…
LE DIRECTEUR : Bien sûr. C’est là
où ça coince. L’idée est excellente – mais
où je vais trouver ce comédien auquel Karinthy pensait ?
C’est comme si une seule personne devrait jouer à elle seule tout
un cycle de Shakespeare. Un comédien dans lequel le public verrait
à la fois le Roi Lear et Shylock. Un Fregoli[3]… Alors que moi je n’ai que des
personnalités si fortes que le public les reconnaît au premier
geste…
ÚJVÁRY : C’est
dommage. Ne pourrait-on pas essayer Pomuc, que
j’avais recommandé ? Il doit passer aujourd’hui.
LE DIRECTEUR (dédaigneux) : Allons,
vous voulez que dix jours avant la première j’engage un nouveau
comédien…
ÚJVÁRY : On
dit que c’est un excellent imitateur…
LE DIRECTEUR : Un imitateur – tout le monde en est
capable ! J’en ai ras le bol des imitateurs… Ernő Király aussi
m’a recommandé quelqu’un hier pour ce rôle…
Cette fois ce n’est pas d’un imitateur dont j’aurais besoin,
mais de quelqu’un qui jouerait à la place de tous les autres, seul
sur la scène… Non, ce n’est pas la peine d’y songer,
je ne peux pas monter cette pièce… Le public risquerait de
s’imaginer que le théâtre est dans la dèche et qu’il
ne peut pas payer plus d’un comédien… C’est pourtant
dommage car la pièce est charmante, à mon avis elle est encore
meilleure que le Fauteuil Magique.
Ça va être gênant de la rendre à Karinthy… mais
puisqu’on ne peut pas la monter…
ÚJVÁRY : Écoute,
Dirlo, justement – qu’on puisse dire au moins qu’on a
essayé. Auditionne ce Pomuc.
LE PORTIER (annonce
depuis la droite) : Monsieur Pomuc.
LE DIRECTEUR : Quand on parle du loup.
ÚJVÁRY : Tant
mieux. Tu dois le voir.
LE DIRECTEUR : Écrase – qu’est-ce que
tu veux que j’en fasse ?
ÚJVÁRY : Pour
tranquilliser ta conscience.
LE DIRECTEUR (au portier) : Faites-le
entrer. (À Újváry.)
Pour moi cette pièce reste injouable.
ÚJVÁRY : Bon,
je préfère attendre de voir ce que tu penseras de ce Pomuc.
LE DIRECTEUR : Bon, c’est entendu. En tout cas,
préparez-vous pour l’opérette.
ÚJVÁRY (en partant) : Je brûle
d’envie de savoir ce qui en sortira avec Pomuc !
(Il sort par la gauche.)
LE NOUVEAU COMÉDIEN (entre. Timide, apeuré, plein de trac.
Quelques minutes plus tard il tombe dans l’autre extrême et
deviendra sûr de lui, vantard) : Bonjour Monsieur…
LE DIRECTEUR (s’enterre
dans des piles de manuscrits comme s’il était très
occupé) : Bonjour mon garçon… Vous tombez
mal, je suis extrêmement occupé, mon garçon…
LE NOUVEAU COMÉDIEN : La
dernière fois vous avez eu la gentillesse de me dire, Monsieur le
Directeur…
LE DIRECTEUR : Qu’à l’occasion…
LE NOUVEAU COMÉDIEN : …la
gentillesse de me dire que je pouvais venir vous voir n’importe
quand….
LE DIRECTEUR (fâché) : Bien
sûr, je vous ai dit de venir n’importe quand. Mais alors pourquoi
vous venez juste maintenant ? Maintenant ce n’est pas
n’importe quand. C’est maintenant.
LE NOUVEAU COMÉDIEN (recule) : Bon, alors
peut-être…
LE DIRECTEUR : Halte ! Vous voulez partir pour que je
n’aie pas une minute de tranquillité, en attendant que vous reveniez
encore de façon inattendue ?! Débarrassons-nous plutôt
du problème. Donc vous, mon garçon, Maître Újváry prétend que vous êtes
capable. Que vous sauriez jouer ce rôle dans la nouvelle pièce de
Karinthy.
LE NOUVEAU COMÉDIEN : Monsieur
le Directeur, je vous prie de m’essayer.
LE DIRECTEUR : Savez-vous seulement de quoi il
s’agit ?
LE NOUVEAU COMÉDIEN (hausse les épaules) : Et
comment ! Se poser cinq masques différents en une demi-heure…
Ce n’est rien pour moi !... Faites-moi passer un test… Ici,
tout de suite… Dans toute votre troupe par exemple il n’y en a pas
un seul, les grands comiques compris, que je ne saurais pas jouer devant vous,
Monsieur le Directeur, de façon que ni vous, ni le comédien
lui-même me distinguerait de l’original, c’est-à-dire soi-même.
LE DIRECTEUR : Vous avez un culot débordant
à ce que je vois. Aussi grand que Heltai, ou
comment s’appelle cet autre, le protégé qu’Ernő Király m’a
recommandé… celui-là aussi prétend qu’il est
seul capable…
LE NOUVEAU COMÉDIEN (avec mépris) : Heltai ?.. Est-ce
quelqu’un ?... Il ne sait rien, celui-là. Croyez-moi,
Monsieur le Directeur…
LE DIRECTEUR (très
remonté) : Qu’est-ce que vous chantez
là ? C’est à vous de savoir ça, hein ? Et
pas à moi ? C’est votre métier, et moi je n’y connais
rien, bien sûr, je ne suis directeur ici que tout à fait par
hasard, on m’a muté ici de l’usine de caoutchouc pour faire
le directeur, et c’est vous tout seul qui connaissez le métier de
comédien, hein ? (En
maugréant.) En somme je suis un crétin au
théâtre, c’est ce que vous voulez dire ? Mon cher
garçon, vous avez des perspectives avec moi…
LE NOUVEAU COMÉDIEN (arrogant, sans s’excuser) : Écoutez,
Monsieur le Directeur, je ne discute pas, je vous propose un pari : il y a
quatre grands comiques dans ce théâtre, je me masque et je joue
n’importe lequel des quatre, si bien que vous me confondrez avec
l’original.
LE DIRECTEUR (effaré
devant cette insolence) : Vous êtes un idiot, mon
garçon – sans même vous masquer. Merci, vous pouvez
disposer.
LE NOUVEAU COMÉDIEN : On
parie ou on ne parie pas ? Pour un nouveau
contrat !
LE DIRECTEUR : Disparaissez !
LE NOUVEAU COMÉDIEN : Bon,
moi je tiens le pari ! Attendez quelques minutes ! (Il part.)
LE DIRECTEUR : Qu’est-ce que vous baragouinez
là ?
LE NOUVEAU COMÉDIEN : Rien,
je sors juste chercher quelques accessoires que j’ai apportés. Et
si vous me reconnaissez quand j’entrerai la prochaine fois dans cette
pièce, ne me signez pas de contrat. (Il
sort.)
LE DIRECTEUR (crie) : Hé…
(Seul.) Il prend tout au
sérieux… Un imbécile, un insolent… Pouah… Je
vais remercier Újváry de me faire
envahir de dilettantes de cette espèce… (Le téléphone sonne.) Allô… Újváry ?... Tu tombes à
pic… J’ai vu ton protégé… Allô…
Dites-moi… pourquoi vous m’envoyez tous ces farfelus ?...
Allô… Je connais cette engeance… ils ont eu de petits
succès dans un cercle d’amateurs avec des imitations rebattues de
comédiens… Ils ont imité Jenő
Törzs (Il
l’imite.) ou le Csortos… sans
vraiment imiter l’original qu’ils n’ont jamais vu, mais
d’autres imitateurs… et maintenant ils se croient des
génies… Tu sais ce qu’il m’a dit ?... Qu’il
se masquera et jouera indifféremment Boross ou
Ernő Király…
Comment ? Mais non… ça ne m’intéresse pas…
Ne distribuez pas l’opérette… Téléphonez
plutôt à Karinthy, qu’il nous fasse une autre
pièce…
KELETI (frappe) : Je peux ?
LE DIRECTEUR (sans reposer le
combiné) : Ah oui… On dirait qu’il
arrive… Entrez donc…
KELETI (entre) : Salut,
Dirlo !…
LE DIRECTEUR (qui attend le
nouveau comédien, dit vers l’arrière) : Une
seconde… (Au
téléphone.) Bon, mon cher Újváry…
Appelle-moi… (Il pose le
combiné et se retourne. Il s’étonne un instant, mais se
ressaisit vite. Geste ironique un peu hautain.)
KELETI : Alors
voilà, mon Dirlo, je viens pour le rôle…
LE DIRECTEUR (fait bof) : Ouais,
bon.
KELETI : Je
ne dirais pas que c’est bon. Pour cette soirée de gala
j’aurais souhaité un rôle plus brillant.
LE DIRECTEUR (fort) : Ça
va, ça suffit.
KELETI : Comment ?!...
Justement, ça ne suffit pas. Dans ce programme de gala, je ne peux pas
me présenter dans un si petit rôle.
LE DIRECTEUR (tape du pied
avec impatience) : Écoutez, mon ami. C’est
très mauvais. C’est affreux. Exécrable. J’arrive
à la rigueur à découvrir qui vous voulez imiter –
mais seulement parce que je suis un vieux routier. Mais je vous dis que tout
ça ne vaut rien.
KELETI (étonné et déjà
vexé) : Moi je veux imiter quelqu’un ?... Je ne
comprends pas… Écoutez, il est possible que Monsieur Boross aussi ait trouvé son rôle
insuffisant… mais ce n’est pas mon problème… Moi de
mon côté… Lui, je ne l’ai même pas vu… (Il sort en claquant la porte.)
LE DIRECTEUR (téléphone) : …Écoute,
il vient de passer, il voulait imiter Keleti, mais je
l’ai reconnu aussitôt, il n’a pas beaucoup de talent… (Il repose le combiné.)
BOROSS (Ouvre la porte prudemment, entre,
s’arrête derrière le dos du directeur, lui tapote
l’épaule).
LE DIRECTEUR (se retourne) : Qu’y
a-t-il ? C’est encore vous ?... Bon, ça va…
BOROSS : Cher
Papamaman… je viens pour ce truc… la
petite truquette.
LE DIRECTEUR (les pieds
écartés, les mains sur les hanches, rigole ironiquement).
BOROSS : Mais
ce n’est pas tout… Je viens aussi pour une toute petite minuscule
avance… Pourquoi vous rigolez, cher Papamaman ?
LE DIRECTEUR (acquiesce avec
mépris) : Mon pauvre !
BOROSS : Pourquipourquoi ?... Pas moyen ?
LE DIRECTEUR : Pauvre homme… Vous avez encore
beaucoup à apprendre… Vous vous imaginez que si vous imitez un
chapon paralytique, c’est déjà Boross ?!
Je suis persuadé que vous n’avez jamais vu ce comédien que
vous imitez si mal… Je le disais bien, vous n’êtes
qu’un imitateur d’imitateurs…
BOROSS : Ha,
ha, ha… Très drôle, Papamaman… Ha, ha,
ha… Très drôle, je ne comprends pas un traître
mot… Ça doit être en charabia, mon Papamaman…
LE DIRECTEUR : Aïe, de plus en plus mauvais ! Ce
n’est pas Boross – ce n’est
personne.
BOROSS : Pardon ?!...
LE DIRECTEUR (imite la voix) : « Pardon ?
Pardon ? » Ce pardon
était vraiment minable. Boross ne le dirait
pas comme ça, mon ami… il dirait plutôt comme ça (il essaye d’imiter Boross) :
« Pardon ? » Vous voyez ? La bouche grande
ouverte ! Même moi je l’imite mieux que vous, sans
prétendre être un imitateur… Mon petit, vous
n’êtes pas fait pour ce métier !… Je vous ai reconnu
à l’instant même où vous êtes entré.
BOROSS (effaré) : Pourquoi tu
ne m’aurais pas reconnu, Papamaman ?
J’aurais tellement changé depuis hier, pour qu’il soit
étonnant que quelqu’un me reconnaisse ? (Il s’assoit.)
LE DIRECTEUR : Avec une figure aussi inexpressive que la
vôtre on ne peut rien faire ressortir.
BOROSS : Mais
Papamaman…
LE DIRECTEUR : Le Boross par
rapport à vous est un bel homme.
BOROSS : Jésus
Marie… Il est devenu fou… Oh là là…
LE DIRECTEUR : Écoutez, mon ami, n’insistez
pas… vous voyez bien que ça ne marche pas…
BOROSS : Je
n’allais demander que deux billets de vingt…
LE DIRECTEUR (crie) : Ouste,
dehors !... Arrêtez !... (Il
se bouche les oreilles.) Je ne peux plus écouter la fausseté
de cette voix !
BOROSS (vexé) : Tout ça
pour une petite avance ?... Faire tant de chichis ?... C’est
scandaleux !... Je déchire mon contrat ! (Il sort en trombe.)
LE DIRECTEUR (attrape le
téléphone) : Allô !... Újváry ?!...Écoute, j’en ai
marre !... Chasse cet homme du périmètre des
théâtres… Oui, Oui… C’est Boross
qu’il voulait… Je ne dis pas, dans la voix il y avait quelque
chose, il aurait pu tromper une oreille moins aiguisée que la
mienne… Mais pour le reste c’était franchement
mauvais… Qu’il n’y revienne plus… Je
préfère auditionner cet Anday que
recommande Ernő Király…
Allô… pardon… je suis tout le temps
dérangé…
KIRÁLY (entre, abattu, il se racle la gorge) : Cher
Monsieur le Directeur, il m’est très pénible de
m’immiscer dans cette affaire…
LE DIRECTEUR (se retourne,
encore très remonté) : Qu’est-ce que vous me
voulez encore ?!... Vous vouliez écouter ce qu’on dit de
vous ?... Quelle insolence !... (Il
le toise.) Et maintenant, qui comptiez-vous imiter ? Ce n’est
tout de même pas…
KIRÁLY (hausse les épaules, il croit que le
directeur parle toujours au téléphone. Après un peu de
temps) : Excusez-moi, mais Keleti veut
aller se plaindre au syndicat des comédiens… Il affirme que vous
l’avez qualifié de cabotin sans talent… et Boross fait tout un cinéma, il veut rompre son
contrat parce que vous lui refusez une avance… J’espère que
mon autorité suffira pour faire le médiateur entre vous…
Nous formions après tout un groupe si amical et soudé, je ne vois
pas quelle serait la raison d’être d’une voix despotique et
brutale entre nous…
LE DIRECTEUR : Écoutez. Vous êtes un gorille.
Vous vous imaginez, bien sûr, imitateur miracle, que si vous parlez comme
si vous aviez une cuillerée de polenta dans la bouche et si vous
regardez bêtement devant vous et si vous agitez vos deux oreilles,
ça fait de vous aussitôt Ernő Király ?... Si Ernő
Király avait une bouille aussi stupide que la
vôtre, il aurait été jeté depuis longtemps là
où c’est votre place.
KIRÁLY : Ciel !...
C’est vrai qu’il est malade !
LE DIRECTEUR (trompette) : Alors,
écoutez-moi. Je vais vous guérir, moi. Ne m’accusez pas de
partialité – attendez-moi ici dans mon bureau, le temps que j’aille
chercher l’original, Ernő Király lui-même, ça vous permettra de
le voir face à face pour une fois. Vous croirez peut-être que
j’avais raison quand j’ai dit que vous n’avez pas de talent.
(Il sort brusquement.)
KIRÁLY (seul, très étonné) : Il
va me chercher ?... Moi ?... Alors que je suis déjà
ici ?... C’est quoi ce bazar ?... Un nouvel Ernő
Király serait-il apparu et abuserait de mon
nom ?... Je me suffis !...
LE NOUVEAU COMÉDIEN (passe la tête par la porte) : Pardon,
Monsieur le Directeur… Oh pardon… il n’est pas
là ?... Eh bien, tant mieux… S’il vous plaît, ne
lui dites pas que je me masquerai d’abord en Monsieur Újváry…
Je reviens à l’instant… (Il
se retire.)
KIRÁLY : Qui
c’était, celui-là ?!... Ah oui, je devine… ce
comédien imitateur qu’Újváry
essaye de placer dans la pièce de Karinthy, à la place de mon
protégé à moi…
ÚJVÁRY (entre, plongé dans son rôle, ne
voit pas Király, il pense qu’il parle au
directeur) : Écoute, Dirlo, je n’ai pas compris ce
que tu m’as dit au téléphone, il doit y avoir une
erreur… j’arrive de la loge où le Pomuc
se maquille… il dit qu’il ne t’a pas encore vu
aujourd’hui… il ne va pas tarder… en masque d’Ernő Király… il
a parié avec moi que tu le confondrais avec l’original… (Il lève la tête, il
s’étonne et éclate de rire.) Tiens, il est
déjà là !
KIRÁLY : Qu’est-ce
que ça veut dire qu’il est déjà là ?
ÚJVÁRY : C’est
magnifique, mon Pomuc, c’est magnifique !
Alors là, c’est magnifique ! Ernő
Király tout craché !...
N’importe quel non expert les confondrait… Ma parole, c’est magnifique !...
Restez comme vous êtes là, je vais vite chercher le Dirlo, il doit
voir ce masque d’Ernő Király !
(Il sort vite.)
KIRÁLY (abasourdi) : Qu’est-ce
qu’il raconte ? Je suis un masque ? (Le téléphone sonne, il répond.)
Allô… qui parle ?... Ici Ernő Király… je vous écoute… Anday ?... Ah, c’est vous… Que
devenez-vous ?... Pourquoi vous ne vous êtes pas
manifesté ?... Comment ?... Allô…
allô… On a été coupé… (Il repose le combiné, reste un moment
pensif, puis se porte la main à la tête.) Mais bien sûr!...
je comprends!... Ce n’était pas le vrai Újváry…
c’était Anday
masqué !… c’est-à-dire… bref, comment
ça marche déjà… l’Újváry
est cet Anday… et cet Anday
est… Qu’est-ce qui se passe dans ce théâtre ?
ÚJVÁRY (revient, furieux) : C’est
inouï !... Le Pomuc est dehors… mais
alors ce masque d’Ernő Király
n’est pas lui, mais il est cet autre, cet Anday
que le Király veut imposer… plutôt
que Pomuc… Bien sûr, à mieux le
regarder, ce masque n’est pas bon, il est tout à fait mauvais.
KIRÁLY (pour lui-même) : Ah oui,
je vois… ce serait donc l’imitation d’Újváry.
(À haute voix.) Bravo, mon
jeune ami, ce n’est pas trop mal… Il est aussi niais que le vrai Újváry. Ce n’est pas mal du tout.
ÚJVÁRY (hautain) : Comme ça,
vous êtes donc la personne qu’Ernő Király veut faire jouer dans la pièce de
Karinthy ? Écoutez, mon petit, je n’ai pas l’intention
d’intriguer contre vous – mais maintenant, à mieux vous
regarder, vous n’avez pas brillamment réussi cette performance
d’imitation de votre protecteur.
KIRÁLY : Mais
alors qui suis-je, moi ?
ÚJVÁRY : Certainement
pas Király.
KIRÁLY (se frappe la tête) : Seigneur !
Celui-là aussi commence !
LE DIRECTEUR (surgit
surexcité) : Je ne trouve nulle part Ernő
Király ! (Il aperçoit Ernő Király.) Ah, vous êtes encore
là ?!...
KIRÁLY (pointe le doigt sur Újváry) : Écoute,
Dirlo. Ce type ici, qui n’est même pas Anday
comme je l’ai cru, mais peut-être ce Pomuc,
cet imbécile sans talent, veut me faire croire que c’est une bonne
imitation d’Újváry !
ÚJVÁRY (au directeur) : Bon,
écoute, Dirlo, ce cabotin ose prétendre qu’on peut le
confondre avec Ernő Király !
BOROSS (entre, pressé) : Où
il est cet imitateur miracle ? J’ai aussi envie de le voir, mon
vieux.
KIRÁLY : Tu
tombes bien, mon vieux… Dis-moi vite qui je suis, parce que je deviens
fou !
BOROSS (ne l’écoute pas, regarde le
directeur) : Ha, ha, ha !... C’est excellent, mon
vieux… J’étais distrait tout à
l’heure !... Je comprends maintenant pourquoi il a été
si désagréable… (Il
tapote l’épaule du directeur.) C’est très bon,
mon vieux… Un masque excellent… Mais ne vous poussez pas du col
pour autant… Moi j’ai tout de suite compris que je ne parlais pas
au dirlo… Mais je ne voulais pas gâcher le jeu, mon vieux.
LE DIRECTEUR (stupéfait) : Qu’est-ce
que tu chantes ? Tu as perdu la tête ?
KELETI (entre) : Allons, allons, moi
je ne me suis pas laissé avoir une seule seconde !... Il est encore
là, ce fameux acteur ?... C’est moi qu’il doit essayer
de tromper s’il peut !
BOROSS (désigne le directeur) : Il
est là, regarde – dans le masque du Dirlo ! Tu es assez
niais, mon vieux. Presque aussi bête que l’original, ha, ha,
ha !...
LE DIRECTEUR (désigne Boross, désespéré) : Mais
non… ne gobe pas ça !... Moi je suis moi… C’est
lui… Je l’ai tout de suite reconnu…
KIRÁLY (désigne Újváry) : Arrêtez
de faire les fous… Il est ici… Vous ne le voyez pas ?!...
C’est Anday…
ÚJVÁRY : Qui ?!...
Vous revenez encore avec ce maudit Anday ?...
Mais puisqu’il est ici !... (Il
saisit Király.)
LE DIRECTEUR (empoigne Keleti) : C’est lui… c’est
lui… ça y est… attrapez-le !... j’ai
compris… c’est lui…
KELETI : Moi ?...
Vous avez perdu la tête ?... (Il
cherche du regard, saisit Boross.) Ça y
est !... c’est lui… je le sais maintenant… Je m’en
doutais bien !...
BOROSS (se tâte) : Ne fais pas
le débile, mon vieux… Moi je suis moi… pas vrai ? (Il hurle.) Je me connais quand
même ?!... Ce sont mes mains… mes pieds… Regardez…
(Il commence à se
déshabiller.)
(Grande bousculade, tout le monde
pointe un autre, protestations, chahut.
Ils parlent tous en même
temps.)
LE NOUVEAU COMÉDIEN (entre sans masque).
ÚJVÁRY (le voit) : Silence !... Pomuc, il est là !
TOUS (se retournent).
ÚJVÁRY : Bon,
entrez mon petit !
TOUS (l’entourent) : C’est
vous ?... Tiens, tiens… Vous vous rendez compte ?... Ils osent
prétendre… que je… que je ne… (etc.)
LE DIRECTEUR (rassuré,
un peu honteux) : Jeune homme… vous avez bien fait de
venir ! Alors, cher Monsieur Pomuc…
LE NOUVEAU COMÉDIEN (les mains dans les poches) : Je
ne suis pas Pomuc. Je suis Anday !
LE DIRECTEUR : Quoi ?...
KIRÁLY (victorieux) : Bien sûr
que c’est Anday ! Mon
protégé !
LE NOUVEAU COMÉDIEN : Vous
voyez, cher Monsieur le Directeur, vous m’avez tout de même
confondu avec quelqu’un. Avec ce Pomuc que
Monsieur Újváry vous a
recommandé. Donc j’ai gagné le pari. Je réclame
l’engagement.
LE DIRECTEUR (pris de vertige) : Quoi ?...
Vous n’êtes pas celui qui est venu me voir tantôt pour que je
l’engage ? C’est trop fort !... (Il rit nerveusement.) Jeune homme, je vous félicite !
Je vous engage !...
LE NOUVEAU COMÉDIEN (ne sort pas les mains de ses poches) : Merci.
J’ai aussi gagné le deuxième pari. Je ne suis pas Anday, recommandé par Ernő
Király. Je m’étais simplement
masqué en Anday.
ÚJVÁRY (victorieux) : Je le
savais !... Je le savais !... C’est tout de même Pomuc !... Mon protégé !...
LE NOUVEAU COMÉDIEN : Stop !...
Pomuc n’existe même pas… et Anday non plus… C’est moi qui ai joué
les deux… je me suis présenté sous deux formes
auprès de ces deux messieurs, pour prouver…
ÚJVÁRY
et KIRÁLY (stupéfaits) : Quoi ?
LE NOUVEAU COMÉDIEN (poursuit) : Pour prouver mon
vieux soupçon qu’un comédien peut imiter tout le monde sauf
lui-même… Au demeurant, en ce qui concerne le contrat… Merci,
je l’ai déjà. (Il
ôte son masque.)
TOUS (ébahis et
joyeux) : Tiens, mais c’est Heltai !...
HELTAI (fier) : Très
juste !... Le nouveau ramasse-miettes !... J’ai tout
ramassé !... J’ai prouvé que dans toute la troupe
c’est moi seul qui peux jouer la nouvelle pièce de Karinthy !
LE DIRECTEUR : La nouvelle pièce de Karinthy ?
Tu l’as déjà jouée, mon petit !... Nous sommes
dedans.
HELTAI (étonné) : Ah
bon ?... Et j’ai eu du succès ?
LE DIRECTEUR (fait un geste
vers le public) : C’est à eux qu’il faut le
demander !...
HELTAI (avance jusqu’à la rampe, place
sa main en visière) : Tiens, mais il y a du public
ici ! Et comme il joue bien ! Je vais essayer de
l’imiter !... (Il
s’assoit sur une chaise, il regarde à gauche et à droite,
puis se met à applaudir.)
Rideau.
[1] Cette scène, parue dans Szíházi Élet a le même argument que la suivante, mais traitée différemment.
[2] L’adresse est exacte, les personnages sont réels (comédiens, journalistes, écrivains)
[3] Leopoldo Fregoli (1867-1936). Artiste italien transformiste, réputé pour jouer tous les rôles d’une pièce à lui seul.