Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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l’imitateur miracle[1]

 

Personnages[2]

 

BOROSS dans le rôle de BOROSS

BÉKEFFY dans le rôle de BÉKEFFY

GÓZON dans le rôle de GÓZON

SÁNDOR dans le rôle de SÁNDOR

HERCZEG dans le rôle du DIRECTEUR

ANDAY dans le rôle du comédien débutant (masqué au début)

PÁRTOS dans le rôle de PÁRTOS

 

La scène se passe dans le bureau du directeur d’un cabaret. Un bureau, deux ou trois portes. Sur la table un téléphone. Le directeur, Pártos.

 

Le DIRECTEUR (debout devant son bureau, Pártos en face de lui) : Je n’en sais rien. Je peux l’engager, sur votre recommandation.

PÁRTOS : Vous en serez content, Monsieur le Directeur. C’est un très bon comédien.

Le DIRECTEUR : Ça ne manque pas, les bons comédiens. Je sais bien qu’un théâtre tel que l’Apollon a aussi des devoirs moraux, pas seulement des intérêts financiers. Si je n’écoutais que ces derniers, je n’aurais pas besoin d’un nouveau comédien – je vous dis cela confidentiellement, en tête à tête – quelqu’un comme moi qui a dans son théâtre des comédiens de la dimension de Boross, de Gózon, de Békeffy ou de Sándor, n’a pas besoin d’un nouveau comédien inconnu, comme attraction. Ce n’est pas que j’aurais une si haute opinion d’eux – cela aussi, je vous le dis confidentiellement – mais que faire, le public les adore.

PÁRTOS : Le public sait ce qu’il aime.

Le DIRECTEUR : Conneries. On doit tromper le public. On doit tromper le public. Si le public connaissait mes comédiens aussi bien que moi…

PÁRTOS : Heureusement le public ne nous voit que sur scène.

Le DIRECTEUR : Bref, mon théâtre doit veiller à sa réputation. Il est de notre devoir de proposer de l’espace à la nouvelle génération, faire des expériences, éduquer de nouvelles générations d’acteurs. Bon, sur votre recommandation je vais faire un essai avec cet Anday. Il ne donne pas l’impression d’un grand génie, mais plutôt d’un brave garçon.

PÁRTOS : Un comédien de genre. Un excellent imitateur.

Le DIRECTEUR : Son genre, je m’en fous. Moi je ne connais que deux genres de comédiens : les bons et les mauvais. Moi je regarde un comédien et je dis comment il est. Le bon comédien est celui qui sait toujours jouer lui-même.

PÁRTOS : Vous verrez, Monsieur le Directeur, vous en serez content.

Le DIRECTEUR : Ça m’est égal. Ils font la queue par dizaines à ma porte. Dès qu’ils ont vent que je veux engager un nouveau comédien, chacun a un protégé. Sándor me harcèle déjà. De son côté il a un jeune homme, il s’appelle Pomuc, qui a su que vous voulez me vendre Anday, lui, il me balance une recommandation de Sándor, pour que je lui signe un contrat. Moi, ça m’est égal, l’un est aussi mauvais que l’autre, je préférerais n’engager aucun des deux, mais c’est Anday qui s’est manifesté le premier, eh bien soit !

PÁRTOS : Moi je ne voulais pas intriguer, si je l’ai recommandé, c’est parce que…

Le DIRECTEUR : Bon, bon, réglez ça avec Sándor.

LE PORTIER (entre) : Monsieur le Directeur,…

Le DIRECTEUR : Qu’est-ce que c’est ?

LE PORTIER : Un certain Pomuc

Le DIRECTEUR : Tenez, c’est lui. Le protégé de Sándor.

PÁRTOS : Mais, Monsieur le Directeur, vous m’avez promis…

Le DIRECTEUR (frappe la table du poing) : Qu’on me foute la paix ! Si je l’ai promis, je l’ai promis. Je suis homme à tenir mes promesses.

PÁRTOS (avidement) : Vous m’avez aussi promis une avance.

Le DIRECTEUR : Alors – bon. Je la tiens puisque j’ai promis. L’avance. Je vais envoyer ce Pomuc au diable. Qu’il aille au diable. (Au portier.) Qu’il entre.

LE PORTIER : Au diable ! À vos ordres. (Il sort.)

PÁRTOS : Je pars aussi.

Le DIRECTEUR : Faites-moi confiance, d’accord ?

 

(Pártos sort.)

 

Le DIRECTEUR (fort) : Entrez !

Le COMÉDIEN DÉBUTANT (entre par l’autre porte. Il est gauche, timide, il a le trac, plus tard il tombera dans l’autre extrême, il sera vantard et imbu de lui-même.) : Bonjour, Monsieur le Directeur.

Le DIRECTEUR (s’enfonce dans des dossiers comme s’il était très occupé) : Ah, c’est vous, mon petit… Vous tombez mal, je suis très occupé…

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Monsieur le Directeur a bien voulu laisser entendre que…

Le DIRECTEUR : Qu’à l’occasion j’écouterais ce que vous savez faire.

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Vous avez dit que je pouvais passer n’importe quand.

Le DIRECTEUR (fâché) : Bien sûr, j’ai dit n’importe quand. Mais pourquoi justement aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Maintenant c’est n’importe quand ? Maintenant c’est maintenant, pas n’importe quand.

Le COMÉDIEN DÉBUTANT (recule) : Alors…

Le DIRECTEUR (comme pour lui-même) : Ce Sándor ne tardera pas à râler, autant que je puisse lui dire quelque chose. (À haute voix.) Stop. Vous allez partir, pour que je n’aie pas une minute de calme ? Que j’attende sans cesse quand vous reviendrez à l’inattendu ? Autant en finir tout de suite. Vous m’avez été fortement recommandé par Monsieur Sándor. Dites ce que vous me voulez, mon petit. Comment vous appelez-vous déjà ?

Le COMÉDIEN DÉBUTANT Pomuc. Monsieur le Directeur a bien voulu consentir à m’écouter un jour pour voir ce que je sais faire.

Le DIRECTEUR (le toise) : Vous voulez être comédien chez moi ?

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Oui, comique.

Le DIRECTEUR : Comique ? Avec la tronche d’enterrement que vous affichez ? Mon petit, avec cette tronche vous pourriez tout au plus faire chimiste dans une fabrique de vinaigre. Écoutez, mon petit, avez-vous seulement pensé qui sont les comiques qui travaillent chez moi ? Un Boross, un Békeffy, un Sándor, un Gózon

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : S’il vous plaît, Monsieur le Directeur, j’ai préparé… j’ai appris… je sais…

Le DIRECTEUR : Vous vous êtes préparé à quoi ? Au pire. Vous avez appris quoi ? Qu’il faut patienter, souffrir ? Et que savez-vous ? Savez-vous ce qu’est un four ?

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : S’il vous plaît, Monsieur le Directeur… J’en sais autant que n’importe lequel de vos comiques… BorossGózonPártosSándor… Testez-moi !

Le DIRECTEUR (se fâche) : Quoi ? Comment osez-vous prétendre cela, petit morveux ? Vous osez vous comparer à de grands acteurs ? C’est du joli, cette génération d’aujourd’hui ! Et vous osez évoquer le nom de Sándor qui vous a recommandé ? C’est ça, votre gratitude ? Je le dirai à Sándor.

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Sándor sait que je suis génial, c’est pourquoi il m’a recommandé.

Le DIRECTEUR Pártos a dit la même chose de Anday, son protégé à lui.

Le COMÉDIEN DÉBUTANT (méprisant) : Anday ? Il ne sait rien faire. Ce n’est qu’un débutant sans talent. Moi, parmi les grands comiques de l’Apollon j’imite en masque et en jeu n’importe lequel, au point que Monsieur le Directeur me confondra avec l’original…

Le DIRECTEUR : Ah, vous aussi vous êtes un imitateur miracle ?! Pártos a dit la même chose de Anday. Vous êtes sûr de vous, c’est indiscutable.

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Monsieur le Directeur, je vous propose un pari.

Le DIRECTEUR : Dites, là vous allez un peu loin !

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : L’enjeu du pari sera un bon contrat.

Le DIRECTEUR : Tiens donc, vous n’avez pas froid aux yeux !

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Attendez un peu. (Il se dirige vers la porte.)

Le DIRECTEUR : Où courez-vous ?

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : Je vais dans le couloir, j’y ai laissé mon attirail dans mon sac. Et si vous me reconnaissez, ne m’embauchez pas. (Il sort.)

Le DIRECTEUR (seul) : Quel prétentieux ! Supposer que moi… que moi avec mes yeux… Que je confonde quelqu’un ! Que moi je ne reconnaisse pas Boross par exemple… Que j’imagine de quelqu’un qu’il est Boross ! C’est ce genre de dilettantes qu’on m’envoie ici avec des recommandations… Je les connais, moi. Ils ont récolté quelques succès de cour de récréation en imitant des artistes… Un acteur les a vus par hasard, leur a dit un mot gentil, et eux, ils se croient plus forts que leur maître. Je parie que celui-ci n’a pas ombre de talent. Mais je vais le faire valser, moi. (Il pianote d’impatience.). Je suis curieux de voir ce qu’il aura inventé.

BÉKEFFY (de l’extérieur) : On peut ?

Le DIRECTEUR (qui attend le comédien débutant) : Entrez, mon petit !

BÉKEFFY (entre) : Je te salue, mon cher Directeur !

Le DIRECTEUR (s’étonne un instant, puis fait un geste ironique).

BÉKEFFY : Écoute, mon Dirlo, je viens pour le rôle.

Le DIRECTEUR (désabusé) : Bon, bon.

BÉKEFFY : Je ne dirais pas qu’il est bon. Pour le premier programme j’aurais aimé un rôle plus marquant.

Le DIRECTEUR (fort) : Bon, mon petit, ça ira.

BÉKEFFY : Comment ? Justement, ça n’ira pas… Ce rôle est trop insignifiant, je ne peux pas me présenter avec un presque rien dès le premier programme.

Le DIRECTEUR (tape du pied) : Mon petit, il est temps d’arrêter. C’est mauvais. Je me doute bien de la personne que vous voulez imiter, mais je le répète, c’est mauvais.

BÉKEFFY (ne comprend rien et commence à se vexer) : Je veux imiter quelqu’un, moi ? Je ne comprends pas… Il se peut que Boross aussi ait trouvé ce rôle trop petit, mais moi…

Le DIRECTEUR (ironique) : Ça voulait être Békeffy ? Ça va davantage à Sándor ou à Gózon

BÉKEFFY : Pardon ? Même ce petit rôle, tu veux le donner à Sándor ? Ou à Gózon ? Excuse-moi, mais…

Le DIRECTEUR (impatient) : Ça va comme ça, mon petit, il est temps d’arrêter, je vous dis que c’est mauvais. Ça ne vaut rien. Je n’ai pas besoin de vous. Vous n’avez aucun talent.

BÉKEFFY (se révolte) : Directeur, comment je dois comprendre ça ? Et pourquoi tu me vouvoies ? Est-ce une farce… ou je dois prendre au sérieux ce qui se passe ici ?

Le DIRECTEUR (crie) : Cabotin ! Dilettante ! Vous ne comprenez pas que c’est mauvais ? À quoi bon insister ? Vous osez vous présenter devant moi avec ça ? Du balai ! – Et que je ne vous revoie plus ! C’est outrageant !

BÉKEFFY (en perd la respiration) : Je… je ne comprends rien. Mais je refuse ce ton, on ne me parle pas comme ça… C’est inouï ! Je vais porter plainte au Syndicat des comédiens !

Le DIRECTEUR : Quoi ? Vous êtes encore là ? J’ai le droit de mettre à la porte quiconque dont je n’ai pas besoin. Qu’est-ce que le Syndicat des comédiens vient faire là-dedans ?

BÉKEFFY : Me mettre à la porte ? C’est ce qu’on va voir ! Je vais vous montrer, moi… (Il sort à pas rapides.)

Le DIRECTEUR : Ah, quel petit insolent ! Il a la prétention d’imiter Békeffy… avec une voix pareille. Quelle outrecuidance chez ces petits morveux ! Il va me montrer, à moi ! (Le téléphone sonne.) Allô, qui est-ce ? C’est toi Sándor ? Si Pomuc est venu me voir ? Bien sûr que oui… Mais je ne peux pas l’engager. Il est franchement mauvais. Non, il ne sait rien faire… Comment ? Lui donner encore une chance ? Non merci, une fois ça m’a suffi. Il va présenter tout autre chose ? Comment tu le sais ? Il te l’a dit ? Je n’imagine pas que ça puisse mieux marcher…

BOROSS (est entré entre-temps, s’est arrêté derrière le directeur, affiche un sourire).

Le DIRECTEUR (au téléphone) : Bon, ‘accord, je veux bien l’écouter encore.

BOROSS (lui tape sur l’épaule).

Le DIRECTEUR (se retourne) : Qui est là ? (Au téléphone.) Bon, salut. (Il repose le téléphone.)

BOROSS : Euh… Ben… Je viens parce que… j’aurais besoin d’une petite avance.

Le DIRECTEUR (les jambes écartées, les mains sur les hanches, le toise en rigolant).

BOROSS : Une toute petite, minuscule, une miette d’avance… Pourquoi souriez-vous si bruyamment, cher Monsieur le Directeur ?

Le DIRECTEUR (balance la tête avec mépris) : Pauvre homme !

BOROSS Pourqui pourquoi ? Quoi, quoi ? Ça ne marche pas ? Ça claudique ?

Le DIRECTEUR : Mon pauvre. Vous avez encore beaucoup à apprendre. Vous, vous croyez que si vous imitez un chapon paralytique, c’est bon, ça devient du Boross ? Manifestement vous n’avez jamais vu dans votre petite existence ce grand acteur comique que vous imitez si mal.

BOROSS : Ha, ha, ha ! Elle est bien bonne ! Hi, hi. Je ne comprends pas un traître mot. C’est du charabia ?

Le DIRECTEUR : Que c’est mauvais, mon petit ! C’est pire que tout à l’heure. Ce n’est pas du Boross, c’est personne.

BOROSS : Pardon ?

Le DIRECTEUR : Alors là, ce « pardon », c’est pire encore. Décidément vous n’êtes pas fait pour ce métier. Je vous ai reconnu à l’instant même où vous êtes entré.

BOROSS (figé) : Pourquoi ne m’auriez-vous pas reconnu ? Aurais-je tellement changé depuis hier soir qu’il faille s’étonner quand on me reconnaît ?

Le DIRECTEUR : D’ailleurs, d’une gueule lugubre, sans expression comme la vôtre, on ne peut rien tirer.

BOROSS : S’il vous plaît, Monsieur le Directeur !

Le DIRECTEUR : Par rapport à vous, Boross est un bel homme.

BOROSS : Jésus Marie… Il est devenu fou.

Le DIRECTEUR : Bon, allez-vous-en, mon petit ! Vous voyez bien que ça ne marche pas. Inutile d’insister.

BOROSS : Je ne demande que cinq mille couronnes…

Le DIRECTEUR (crie) : Dehors ! J’en ai assez ! (Il le menace et se bouche les oreilles.) Je ne veux plus vous entendre !

BOROSS (vexé) : Pour une misérable petite avance ? Faire tant de bruit ! Saloperie ! Je vais rompre mon contrat !… (Il sort.)

Le DIRECTEUR (s’approche du téléphone) : Allô ! Pártos ? Écoutez, mon petit Pártos. Dites à votre protégé, cet Anday, qu’il peut venir, je lui signerai un contrat… Même s’il est mauvais, il ne peut pas être aussi mauvais que ce Pomuc que Sándor m’a recommandé comme imitateur miracle… Allô ! Oui. Il a essayé d’imiter Boross… Eh bien, moi, j’en ai vu des mauvaises imitations de Boross, mais jamais à ce point. Vous comprenez, il a trouvé quelque chose de juste dans la voix, il aurait pu tromper plus d’un moins perspicaces que moi… Mais il n’a pas de chance, le pauvre, il a trouvé un directeur qui a du métier… Ha, ha, ha… Oui. Il est tombé sur un bec, pauvre garçon, tant pis pour lui. Pourquoi veut-il se destiner à une carrière pour laquelle il n’a pas de talent ? Il est de notre devoir d’éclairer au plus vite ces jeunes gens ambitieux. Si on commence à les ménager, ils envahissent la scène et volent le pain des comédiens talentueux… Allô ! Donc je veux bien, envoyez-moi ce Anday. Je l’engagerai. Allô ! Pardon, on est tout le temps dérangé…

GÓZON (entre avec solennité) : Cher Monsieur le Directeur ! Il m’est pénible d’être obligé de me mêler de cette affaire…

Le DIRECTEUR (se retourne, piqué au vif) : Encore vous, qu’est-ce que vous voulez encore ? Vous venez écouter ce que je dis de vous ? (Il le toise.) Qui pensez-vous imiter cette fois ?

GÓZON : Qu’on ne m’appelle pas Gózon si…

Le DIRECTEUR (rit avec fureur) : Gózon ? Alors là, impossible de le reconnaître. C’est comme ça que vous imaginez Gózon ?

GÓZON (hausse les épaules, croit que le directeur parle encore au téléphone. Après un silence il comprend que non.) : Pardonne-moi, s’il te plaît. Békeffy veut aller au Syndicat des Comédiens. Il prétend que tu l’as traité de morveux sans talent… Boross, lui, menace de rompre son contrat, parce que tu lui aurais refusé une avance… J’espère qu’il ne s’agit que de petits malentendus. Je sais que tu n’es pas comme ça, que tu es toujours aimable et avenant avec nous…

Le DIRECTEUR : Écoutez. Vous êtes un jeune gorille.

GÓZON : Pardon ?

Le DIRECTEUR : Vous vous prenez pour… un imitateur miracle. Vous vous imaginez que si vous parlez comme si vous aviez de la polenta dans la bouche et si vous regardez bêtement devant vous comme un idiot, ça fera tout de suite du Gózon ? Si Gózon était vraiment aussi imbécile que vous le donnez, on l’aurait depuis longtemps envoyé là où vous devriez aller : l’asile de fous.

GÓZON : Seigneur Jésus, il est malade !

Le DIRECTEUR : Écoutez, jeune homme. Attendez-moi ici, je vais vous montrer la différence. Mais attendez-moi, je vais sur le champ chercher Gózon, jugez vous-même de la différence. Vous verrez peut-être si j’ai eu raison de juger que vous n’avez pas de talent. (Il sort en courant.)

GÓZON : Il va chercher Gózon ?! Qu’est-ce que ça signifie ?... Il y aurait un nouveau Gózon ? Je me contente d’un seul.

Le COMÉDIEN DÉBUTANT (passe la tête par la porte) : Pardon, Monsieur le Directeur, j’ai oublié de vous annoncer que…

GÓZON : C’est qui, celui-là ?

Le COMÉDIEN DÉBUTANT : …que j’imiterai d’abord Pártos, parce qu’il a la réputation d’être un bon imitateur des comédiens. Attendez une minute, j’arrive tout de suite en tant que Pártos… Vous verrez si je ne suis pas un imitateur miracle. (Il se retire.)

GÓZON : Qui c’était, celui-là ? Ah oui, je sais… Ce doit être l’imitateur miracle dont parlait le dirlo… Mais je ne vois pas le rapport…

PÁRTOS (entre, immergé dans un rôle, il croit parler au Directeur) : Alors voilà, cher Monsieur le Directeur. J’ai fait venir Anday. Vous verrez ce qu’il sait faire. Je vous ai tout de suite dit que Pomuc, lui, ne vaut rien. J’ai demandé à Anday d’imiter un des comédiens. Gózon par exemple. Vous devez voir ça. C’est moi qui l’ai formé. Il le fait aussi bien que vous le confondrez avec l’original. Il ne va pas tarder. (Il lève la tête, il est étonné, puis se met à rire.) Tiens, il est déjà ici. Ce n’est pas mauvais, mais bien sûr, moi je ne le confonds pas, moi, le maître des masques. Attendez un peu, mon cher Anday, je vais appeler le directeur, il doit voir votre masque de Gózon, à quel point il est excellent. (Il sort.)

GÓZON : Qu’est-ce qu’il dit celui-là ? Je suis un masque, moi ?

SÁNDOR (entre à la hâte) : S’il vous plaît, Monsieur le Directeur, faites encore un essai avec Pomuc… Pardon. Salut, je croyais trouver le dirlo.

GÓZON : Dis-moi, il n’est pas devenu fou, celui-là ?

SÁNDOR : Peut-être bien que si. Je lui ai envoyé un comédien excellent pour un essai. Un imitateur miracle. Je lui ai suggéré de s’habiller en Pártos. Masque et costume parfaits, c’est moi qui te le dis, mais il l’a chassé. Je vais lui dire…

GÓZON Pártos ? Il était ici à l’instant, il s’est comporté comme un fou… comme s’il ne m’avait même pas reconnu.

SÁNDOR (se fige) : Eh, justement… ce n’était peut-être pas Pártos… mais son imitateur. C’était peut-être Pomuc déguisé en Pártos.

GÓZON (se prend la tête) : Ah oui ! Alors je comprends !

SÁNDOR : Je vais le chercher. Il ne doit pas être loin. (Il sort.)

GÓZON : Comment ça marche déjà ? Anday… c’est PártosPártos, c’est Pomuc

PÁRTOS (entre, furieux) : C’est inouï. Anday est là, dehors… Alors le faux Gózon n’est pas de lui, mais de l’autre, de Pomuc, que Sándor veut pousser… Il est ici et maintenant, à mieux le regarder, il est franchement mauvais…

GÓZON (en aparté) : C’est sans doute lui… l’imitation de Pártos. (À haute voix.) Ben, mon jeune ami, ce n’est pas mauvais… mais… il est aussi bête que Pártos… seulement…

PÁRTOS : Et vous, vous êtes… comment vous vous appelez déjà ? Vous êtes celui que Sándor pousse. Je n’ai pas l’intention d’intriguer contre vous mais ce n’est pas vraiment une réussite. Essayez autre chose. C’est quoi déjà votre nom, mon petit ?

GÓZON (interloqué) : Vous êtes trop sûr de vous, mon petit. Sándor vous protège, d’accord, mais quand même, vous devriez connaître les grands vieux de la comédie. Si ce n’est pas de la scène, au moins des portraits. Je suis Gózon ;

PÁRTOS (impatient) : Bon, bon, ne vous fatiguez pas, je le vois bien qui vous voulez imiter, mais c’est hors sujet. C’est moi que vous essayez de tromper avec vos imitations, moi, Pártos, le professeur de masques ? Vous êtes trop vert pour ça.

GÓZON (impatient) : Bon, ça va, arrêtez, mon petit. N’essayez pas de me faire croire que vous croyez que je croie que vous êtes Pártos.

PÁRTOS (stupéfait) : Quoi ? Comment ? Qui je suis ?

GÓZON : Et qui je suis, moi ?

PÁRTOS : N’importe qui, sauf Gózon.

GÓZON (se prend la tête) : Ciel ! Ça le prend lui aussi ?!

Le DIRECTEUR (entre en trombe) : Je ne trouve Gózon nulle part… (À Gózon.) Vous êtes encore là ?

GÓZON (désigne Pártos) : Écoutez, cet incapable veut me faire croire qu’il est une bonne imitation de Pártos.

Le DIRECTEUR (à Pártos) : Écoutez, celui-là ose prétendre qu’on peut vous confondre avec Gózon ?

BOROSS (entre à la hâte) : Où il est, cet imitateur miracle ? Je veux le voir !

GÓZON : Tu tombes bien, mon cher Boross. Dis-moi vite qui je suis, car je vais devenir fou.

BOROSS (regarde le directeur) : Ha, ha, ha, c’est très bon, ce… Là je le reconnais, tout à l’heure j’étais un peu distrait. Je comprends maintenant pourquoi il était si grossier… (Il tapote l’épaule du directeur.) Néanmoins, mon cher enfant, ne soyez pas trop sûr de vous, j’ai tout de suite compris, tout à l’heure aussi que vous n’étiez pas… Mais je ne voulais pas gâcher votre joie… Rentrez gentiment chez vous.

Le DIRECTEUR (sursaute) : Comment ? Vous avez perdu l’esprit ?

BÉKEFFY (entre) : Alors là, il ne m’a pas eu celui-là ! Il est encore ici ce fameux… Qu’il essaye de me tromper, moi !

BOROSS (à Békeffy) : Écoute ! (Il désigne le directeur.) Il est ici, l’imitateur miracle… déguisé en dirlo. Il est presque aussi tarte, ha, ha, ha.

Le DIRECTEUR (désespéré, désigne Gózon) : Pas du tout… ne crois pas ça… je suis moi… c’est lui… je l’ai tout de suite reconnu.

GÓZON (désigne Pártos) : Vous êtes en plein cirage… C’est lui… Vous ne le voyez pas ?

SÁNDOR (entre) : Alors ? Il y en a qui osent dire qu’il n’a pas de talent ! Regardez-le ! (Il désigne Pártos.) N’est-il pas magnifique ? Copie conforme de Pártos !

PÁRTOS : Moi ? Tu viens encore avec ton Pomuc ? Alors que le voici. (Il saisit Gózon.)

Le DIRECTEUR (attrape Békeffy) : C’est lui ! C’est lui ! Je le tiens… Attrapez-le ! Je suis sûr que c’est lui…

BÉKEFFY : Moi ? Vous êtes tombés sur la tête ? (Il regarde autour de lui, saisit Boross.) Ça y est ! J’ai tout compris ! Il m’a tout de suite été suspect. C’est lui !

BOROSS (se tapote) : Ben, moi, je suis moi. C’est faux ! Je me connais quand même ! Ça, ce sont mes mains… Ça, ce sont mes pieds… regardez bien… (Il commence à se déshabiller.)

 

(Désordre général, chacun désigne un autre en prétendant que c’est l’imitateur, protestations, brouhaha, ils parlent tous en même temps, se bousculent.)

 

ANDAY (entre sans masque).

PÁRTOS (l’aperçoit) : Il est là, Anday !

TOUS (se retournent).

PÁRTOS (le rejoint) : Venez, Anday.

TOUS (se rassemblent autour de lui) : Bonjour, Anday. Enfin vous voilà. Écoutez, vous osez prétendre que moi… Dites-moi franchement qui je suis… (Etc. etc., on l’assiège de questions.)

Le DIRECTEUR : Vous tombez bien, cher Anday.

ANDAY (les mains dans les poches) : Je ne suis pas Anday. Je suis Pomuc, l’imitateur miracle.

Le DIRECTEUR (effaré) : Quoi ?

SÁNDOR (victorieux) : Qu’est-ce que je vous ai dit ! C’est mon protégé.

ANDAY : Alors, cher Monsieur le Directeur, vous m’avez quand même confondu avec quelqu’un. Avec Anday. J’ai gagné le pari. Je réclame le contrat.

Le DIRECTEUR (la tête lui tourne) : Comment ? Vous seriez Pomuc ? Celui qui est passé il y a un instant ? Et vous n’êtes pas Anday ? C’est magnifique !... (Il rit nerveusement.) Félicitations, jeune homme ! Vous êtes vraiment un excellent comédien… (Il lui tend la main.) Pomuc est désormais engagé.

ANDAY (ne sort pas les mains de ses poches) : Merci, c’est fait. J’ai gagné le deuxième pari aussi. Je ne suis pas Pomuc. Je suis Anday. Pomuc, qui était ici hier, j’ai tout simplement copié son masque, et aujourd’hui je suis venu à sa place : c’est moi qui vous ai parlé sous son nom.

PÁRTOS (victorieux) : Je le savais, je le savais ! Mon protégé !

Le DIRECTEUR (jette l’éponge) : C’était très beau. Mais je n’ai pas à avoir honte. J’en tire la moralité qu’un comédien est capable d’imiter tout le monde – sauf lui-même. (Il tend la main à Pártos.) Je vous félicite pour votre protégé.

PÁRTOS (toise fièrement Sándor) : Je savais bien qui il fallait recommander. Pas un quelconque Pomuc.

ANDAY : Halte-là. Faite la paix, Messieurs. Pomuc n’existe pas : Pomuc aussi c’était moi. Je m’étais présenté chez deux protecteurs sous deux formes différentes, en espérant qu’au moins un des deux marcherait.

PÁRTOS et  SÁNDOR (effarés) : Comment ?

ANDAY : Messieurs, vous avez tous les deux recommandé un et même comédien, en croyant qu’ils étaient deux. Espérons que vous n’aurez pas à regretter de m’avoir donné un coup de main. (Il avance jusqu’au trou du souffleur, il se prosterne devant le public.) Permettez-moi de me présenter, je suis le membre le plus méritant du théâtre Apollon ; je me réjouis de m’être présenté dans une aussi excellente pièce. Vive l’auteur !

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Cette scène, a le même argument que la précédente, mais traitée différemment.

[2] Les personnages sont réels (comédiens, journalistes, écrivains).