Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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BLAGUES

 

Personnages :

 

LE MARI 

LA FEMME 

SZVETOZÁR

 

LE MARI (lit une lettre et rigole).

LA FEMME (fait du crochet) : Pourquoi tu rigoles ?

LE MARI : C’est cet imbécile, ce Szveti.

LA FEMME (pose son crochet) : Quel Szveti ? Quand même pas ce Cserven ?

LE MARI : Si, justement.

LA FEMME : Szveti t’a écrit ?

LE MARI : Non seulement il a écrit, mais il ne va pas tarder à apparaître. Il vient d’arriver, et il nous écrit qu’il vient chez nous. Ça fait deux ans que je ne l’ai vu.

LA FEMME : Alors je comprends que tu rigoles. J’imagine toutes les bêtises qu’il a pu t’écrire.

LE MARI : Il dit qu’il nous apporte aussi l’encrier chargeur de chargeur de stylo, comme il dit.

LA FEMME : C’est quoi, ça ?

LE MARI : Tu sais, le truc avec quoi il m’a fait marcher la dernière fois, avant de partir… Ça s’est passé quand j’ai acheté un stylo et Szveti

LA FEMME : Ça me suffit ! Tu sais que je ne comprends rien à votre humour. Comment pouvez-vous ne pas en avoir assez, vous vous faites des blagues depuis l’enfance et vous êtes capable de rigoler pendant des heures de vos âneries infantiles. Des adultes ! Vous n’avez pas honte ?

LE MARI : Excuse-moi, mais on est obligé de rigoler quand par exemple…

LA FEMME : Je sais, je sais, il tartine le téléphone pour qu’il te reste collé à l’oreille quand tu t’en sers. Là-dessus, toi, secrétaire ministériel et père de famille, tu remplis d’eau la poche de son imper, ou tu lui fais avaler que la police est venue le chercher. Et ainsi de suite. Vous n’en avez pas assez ?

LE MARI : Comment on pourrait en avoir assez ? N’est-il pas brillant ? Je le rencontre un matin, il dit (il prend une voix enrouée pour imiter l’autre) « Regarde, s’il te plaît, ce qui m’est arrivé, je suis complètement enroué depuis cette nuit, tu n’aurais pas quelque chose pour ça avant que je n’aille voir le médecin ? » Sur quoi je me mets à lui expliquer avec compassion ce qu’il doit se mettre sur la gorge, avec quel sirop il doit se gargariser – bref, je lui parle pendant un quart d’heure, alors lui, il me dit d’une voix tonnante (il l’imite) « Merci beaucoup ! » (Il rigole.) C’est excellent !

LA FEMME (fronce les sourcils) : Qu’est-ce qu’il y a de si excellent là-dedans ?

 

(On sonne.)

 

LE MARI : Tiens, c’est lui.

LA FEMME (saute de sa chaise) : Attends, je vais me changer.

LE MARI : Attends, ma chérie, attends… Il va sûrement arriver avec une blague… Il faudrait le précéder… Tu as une idée ?

LA FEMME (hausse les épaules) : Dis-lui que nous ne sommes plus ensemble, que nous avons divorcé. (Elle sort.)

LE MARI (réfléchit) : C’est très bon, ça !

 

(On frappe.)

 

LE MARI : Entrez !

SZVETOZÁR (entre, une valise à la main) : Mon Loulou !

LE MARI : Salut mon cher Szveti ! (Ils s’étreignent.) Ça fait une éternité !

SZVETOZÁR : Je viens directement de la gare. Je descendrai chez vous, si cela ne vous ennuie pas.

LE MARI : Tu veux dire chez moi… Cela ne m’ennuie pas du tout, j’en suis ravi ! Depuis si longtemps j’espérais causer un bon moment avec toi.

SZVETOZÁR (pose sa valise) : J’espère que ça n’ennuiera pas ta femme non plus…

LE MARI (devient sérieux, comme s’il était gêné) : C’est-à-dire…

SZVETOZÁR (étonné) : Qu’est-ce qu’il y a ?

LE MARI (tousse, puis dit doucement) : Tu n’es pas au courant ?

SZVETOZÁR (étonné) : Non, que s’est-il passé ?

LE MARI (détourne la tête) : Nous… Amalia et moi ne vivons plus ensemble. Nous avons divorcé voilà six mois. (Il montre par gestes.) Elle de son côté et moi du mien. (Pause.) Je croyais que tu le savais.

SZVETOZÁR (avec compassion) : Mon cher vieux – dans ce cas pardonne mon manque de tact – je n’en savais rien. (Pause.) Ça alors… Pour une surprise. (Il s’assoit.) Je ne sais vraiment pas quoi te dire.

LE MARI : Il n’y a pas grand-chose à dire. (Il s’assoit.)

SZVETOZÁR : Mais pour l’amour de Dieu – comment est-ce arrivé ? Deux personnes comme vous – tout le monde croyait que vous fêteriez à vos noces d’or.

LE MARI (baisse la tête) : Je le croyais aussi.

SZVETOZÁR (avec compassion) : Je regrette sincèrement d’avoir rouvert la plaie aujourd’hui, mon vieux. Si j’avais su…

LE MARI (avec un geste d’amertume) : Tu peux parler sans gêne. De toute façon je ne pense tout le temps qu’à ça – en parler ou non, qu’est-ce que ça fait ?

SZVETOZÁR : Allons, allons – ça t’a fait si mal que ça, ce divorce ? Mon pauvre ami !

LE MARI (avec passion) : Mon Szveti, tu ne peux pas savoir comme je souffre depuis ! (Il se cache le visage.)

SZVETOZÁR (avec compassion) : Parle, mon Loulou, ça te fera du bien de vider ton cœur à un vieil ami.

LE MARI : Qu’est-ce que tu veux que je dise ? Tu vois bien que j’ai changé. Où sont les bons vieux temps quand nous avons tant ri ensemble ! (Il soupire.) Quand j’étais encore un homme heureux !

SZVETOZÁR (le console) : Allons, allons ! Ça passera.

LE MARI (douloureusement) : Jamais !

SZVETOZÁR : Voyons… À cause d’une femme !... Si la vie est trop dure sans elle, vous pourriez encore vous retrouver… C’est bien que je sois ici… Je vous rabibocherai…

LE MARI (passionnément) : Jamais ! Pour moi cette femme est morte !

SZVETOZÁR (après un silence) : Morte ?

LE MARI (baisse la tête).

SZVETOZÁR (avec sérieux, après la pause) : C’est différent. Alors il vaut mieux que tu essayes de l’oublier.

LE MARI : Essayer de l’oublier… Tu parles facilement… Peut-on oublier… cinq années de… (sa voix se casse).

SZVETOZÁR (fermement) : Tu peux l’oublier. Tu dois l’oublier. Un homme vrai peut oublier s’il veut.

LE MARI (en récitant) : Peux-tu savoir ce que représentent des nuits sans sommeil, quand on se réveille toutes les minutes avec le souvenir d’un parfum, comme si un fantôme hantait ta chambre ? Peux-tu savoir ce que signifie croire l’incroyable, que nous avons perdu tous nos espoirs, nos gaîtés, nos joies – tout ce que représentait la vie pour nous ! Comment pourrait-on oublier ce qui était plus que ce qui pourrait encore venir… S’il y avait moyen d’oublier.

SZVETOZÁR (fermement) : Il y a un moyen. Si tu as un bon ami qui te prouve que tu n’as rien perdu.

LE MARI (sort de son rôle un instant, étonné) : Je n’ai rien perdu ?

SZVETOZÁR : C’est ça. Tu as bien compris. Un ami qui te prouve que tu n’as rien perdu – parce qu’on ne peut pas perdre la personne qui ne nous appartenait pas.

LE MARI (complètement sorti de son rôle) : Qu’est-ce que tu dis ? Tu peux répéter ?

SZVETOZÁR : Je dis ce qui est de mon devoir de te dire, pour te consoler. (Après une pause.) Cela fait longtemps que je sais que cette femme ne te méritait pas.

LE MARI (péniblement) : Ben, excuse-moi…

SZVETOZÁR (simplement) : Je suis content de pouvoir enfin t’en parler. Nous avions vraiment pitié de toi. Et quand tu m’as appris le divorce, du fond de mon âme je t’ai souhaité bon vent…

LE MARI : Szvetozár ! Je t’interdis de…

SZVETOZÁR (lui tapote l’épaule) : Je sais que tu souffres, apprendre ce genre de choses peut faire très mal, même après coup. Mais je veux que si par bonheur les choses ont pris cette tournure, tu puisses guérir vite, même du souvenir de cette femme. Nous ne voulions jamais te parler de ce que tout le monde savait…

LE MARI (balbutie) : Je t’interdis, Szvetozár, de…

SZVETOZÁR (inexorablement) : … que cette femme te trompait à tout bout de champ, bien avant que tu n’entendes parler de la dernière infidélité.

LE MARI : Quoi… Qu’est-ce que tu dis… ? (Il s’écroule sur sa chaise.)

SZVETOZÁR : Oui, il vaut mieux que tu le saches. Tu étais si heureux avec elle, je ne voulais pas t’en parler !

LE MARI (sursaute) : Tu mens ! Retire ça ! Tu mens ! Prouve-le !

SZVETOZÁR (avec pitié) : Tu veux des preuves ? Mon pauvre ami !... Quel genre de preuves ?

LE MARI : Dis-moi avec qui...

SZVETOZÁR : Avec qui ? (Il hausse les épaules.) Mon Dieu, par exemple…

LE MARI : Par exemple ?

SZVETOZÁR : Par exemple… (Il sourit avec fatuité.)

LE MARI (chuchote, anéanti) : Avec toi ?

SZVETOZÁR : Avec moi. (Il s’écroule.)

LE MARI (se saisit la tête. Pause.)

SZVETOZÁR : Je ne t’ai pas trahi, un de plus ou un de moins, c’était tout à fait égal, ça ne pouvait plus rien changer pour toi… c’est elle qui m’a séduit… j’ai fait semblant de me laisser prendre pour l’attirer dans un piège, et te la servir sur un plateau, pour te débarrasser d’elle. Mais quand j’ai vu que…

LE MARI (sursaute, le saisit à la gorge) : Prouve-le !…

SZVETOZÁR (se défend) : Non, arrête… ! Qu’est-ce qui te prend ?... Tu es devenu fou ?... Lâche-moi… Très drôle… c’est maintenant que tu veux faire du scandale, après coup ?... Au lieu de me dire merci… quand j’essaye de te consoler ?

LE MARI : Prouve-le, sinon je t’étrangle !

SZVETOZÁR (furieux) : Tu veux des preuves ?... Tu en auras des preuves ! Sacré nom ! Tu as de la chance… Par hasard j’ai sur moi le portefeuille dans lequel j’ai gardé une de ses lettres… Tu pourras la lire. (Il cherche, il sort le portefeuille, il trouve la lettre.)

LE MARI (trépigne) : Passe-la-moi !

SZVETOZÁR : Tiens… Si même ça ne te suffit pas pour… (Il tend la lettre.)

LE MARI (saisit la lettre, s’apprête à la déplier).

LA FEMME (entre en souriant, après s’être changée) : Bonsoir Szvetozár !

SZVETOZÁR (se fige, regarde, on ne voit sur lui ni effarement ni rien.)

LE MARI (pose la lettre devant lui sur la table, pour mieux voir les réactions de Szvetozár. Il dit à Szvetozár, accompagné d’un geste farouche) : Voici ma femme… Répète devant elle ce que tu viens de me dire, sinon… (Il lève la main.) Sinon…

LA FEMME : Pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui vous prend ? Vous faites encore des blagues ?

LE MARI : De jolies blagues… Ce Monsieur prétend… que tu… que lui et toi…

LA FEMME : Que moi et lui ?...

LE MARI : Que tu m’as… que moi et toi…

LA FEMME : Toi et moi ?

SZVETOZÁR (calmement) : Que toi et lui vous imaginez qu’on peut me faire marcher.

LE MARI (choqué par cette insolence) : Qu’est-ce que tu dis ? Tu oses prétendre que…

SZVETOZÁR (résolu) : Dès la première seconde je savais que tu voulais me charrier et qu’Amalia se changeait dans la pièce voisine. Imbécile. Tu viens de recevoir une bonne leçon : on ne doit pas faire des blagues sur sa femme… ça vous retombe sur le nez.

LA FEMME (naïvement) : Qu’est-ce qui s’est passé ?

SZVETOZÁR : Il s’est passé, chère Amalia, que votre mari voulait me faire marcher et il a inventé que vous avez divorcé. Ce à quoi moi qui savais que vous étiez à la maison, puisque j’avais posé la question au concierge, je lui ai dit qu’il avait bien fait, parce que vous et moi…

LA FEMME (échange en secret la lettre contre une autre.)

LE MARI : Donc alors...

SZVETOZÁR : Donc alors, salut mon pote ! Je fais comme si j’arrivais chez vous en ce moment même.

LE MARI : Comment je dois comprendre ça ? (Il regarde autour de lui.)

SZVETOZÁR (continue) : ...Tu as si bien gobé mon jeu, comme jamais auparavant !

LE MARI : J’ai gobé, moi ?

SZVETOZÁR : Plutôt, oui ! C’était du joli d’accueillir ton ami que tu n’as pas vu depuis deux ans avec une blague aussi stupide ! Mais je t’ai bien doublé !

LE MARI (regarde sa femme) : Excuse-moi mais... ça tourne au mauvais goût…

LA FEMME (approuve vivement de la tête.)

SZVETOZÁR : Dis un peu… D’où tu as sorti cette blague imbécile pour me faire marcher ?

LE MARI (ébahi) : C’est Amalia…

SZVETOZÁR (victorieusement) : Et voilà !

LE MARI (incrédule) : Alors vous…

SZVETOZÁR : Nous avons concocté ce jeu il y a quinze jours déjà, sachant que tu aurais envie de me faire marcher. Nous avons inventé de te chambrer toi-même.

LE MARI (se fâche) : À d’autres ! Comment auriez-vous pu concocter cela ? Où ?

SZVETOZÁR : Où ? Tu demandes, où ?

LE MARI (furieux) : Oui ! Je demande, où.

SZVETOZÁR (se trouble) : Eh bien…

LA FEMME (calme et décidée) : Dans une lettre. (Les deux hommes la regardent, effarés.)

LE MARI (se frappe la tête) : C’est vrai… la lettre ! La lettre de ma femme… qu’elle t’a écrite. Où je l’ai mise ? (Il cherche.)

SZVETOZÁR (blanc de terreur, recule.)

LA FEMME (debout, calme, d’une voix neutre) : Je vois une lettre là, sur la table, c’est celle-ci que vous cherchez ?

LE MARI (il y court, la saisit, arrache la lettre de l’enveloppe.)

SZVETOZÁR (se cache le visage.)

LA FEMME (reste toujours aussi calme.

LE MARI (lit) : « Mon cher Szveti, j’ai trouvé pour Feri une très bonne blague… Je le convaincrai, pour vous faire marcher, de prétendre que nous avons divorcé. Vous devriez faire semblant de le croire et prétendre que… (il continue la lecture).

SZVETOZÁR (ébahi, les bras lui en tombent.)

LE MARI (libéré, rit à haute voix) : Que vous êtes bêtes ! (Il se tape les cuisses.) Alors là !... Il faut reconnaître que c’était la meilleure ! Et moi j’ai marché ! Vous avez fait fort ! (I les embrasse, il se met à danser avec Szvetozár.)

SZVETOZÁR (exténué après sa peur, se laisse faire.)

LE MARI (de bonne humeur) : Comment je pourrais poursuivre votre blague ? Je pourrais inventer que j’étais au courant de cette lettre… Mais arrêtons les frais !... Tu restes pour dîner, n’est-ce pas ? On verra la suite. Attendez, je vais acheter des cigarettes ! (Il sort.)

SZVETOZÁR (s’essuie le front et regarde la femme.)

LA FEMME (sourit avec mépris.)

SZVETOZÁR (en chuchotant) : Amalia… C’était quoi, ça ?

LA FEMME (hoche la tête) : Vous n’êtes qu’un âne ! Soyez heureux que j’aie écouté à la porte. J’ai prévu votre maladresse et dehors, derrière la porte, j’ai griffonné cette lettre !

SZVETOZÁR : Et… la vôtre… la mienne… que vous m’avez…

LA FEMME (la tire de sa poche) : C’est celle-ci. Il y a longtemps une fois, une seule fois, c’est moi qui vous ai fait marcher ; face à cet homme, cet homme chéri et naïf que j’adore le plus au monde, parce que c’est un homme véritable, autrement dit un enfant : il ose jouer avec la vie dont nous, femmes et vous, séducteurs, ne sommes que des jouets entre ses mains. (Elle déchire lentement la lettre.)

 

Rideau.

 

 Suite du recueil