Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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Propagande[1] [2]

 

Mr OVERALL, Directeur Général des Usines d'Idéologie Politique & de Fabrication de Constitutions Aptes à un Régime d'État Capable de Gouverner, sonne. Faites entrer l'Ingénieur chimiste Fuksz.

FUKSZ. Vous m’avez appelé, Monsieur le Directeur Général ?

D.G. Mon cher Fuksz, au conseil de direction, nous avons décidé de lancer un nouveau produit.

FUKSZ. Qu'est-ce que ce sera ? Un brevet, peut-être ?

D.G. Allons, allons. À quoi servez-vous si, pour lancer un nouveau produit, je dois en plus acheter des brevets ? Vous allez gentiment descendre au labo et composer pour moi une bonne petite mixture à partir des substances disponibles. N'oubliez pas d'y mettre un peu de production sociale, un peu de purification ethnique, quelques gouttes de néocapitalisme, un zeste de technocratie, de la revalorisation économique, un concentré de forces nationales diluées de paneuropéanisme. Pour le reste je vous fais confiance.

FUKSZ. De l'antisémitisme ?

D.G. Juste pour l'arôme, avant de servir. Quand vous serez prêts, faites signe à Monsieur le rédacteur Götefi pour qu'il trouve un nom qui porte. Communisme Musulman. Patriotisme Biochimique ou quelque chose comme ça. Rafaelson, le chef du département d'iconographie, doit trouver au musée un logo frappant. Envoyez-moi le chef de la propagande. Exit Fuksz.

CHEF DE la PROPAGANDE. Vous vouliez me voir, Monsieur le Directeur Général ?

D.G. Mon cher Wolf, nous lançons un nouveau produit. D'ici une demi-heure je vous téléphonerai son nom. En six mois il faut retravailler le marché dans son entier, d'ici un an je veux avoir un parti capable de gouverner avec majorité, avec section d'assaut armée, avec arrière-garde culturelle, presse, ouvrages philosophiques et scientifiques de référence, je vous enjoins de vous emparer du pouvoir à la première occasion qui se présentera.

WOLF. Où ?

D.G. Je l'ignore pour le moment. Là où une vacance se présentera. En Angleterre, en Allemagne, en Norvège. Bien sûr on ne peut prendre en compte que les meilleures grandes puissances, dans les petits pays ce n'est même pas la peine de livrer, ce serait déficitaire. Donc attention, mon cher Wolf. Dès que Monsieur Fuksz sera prêt, on lance la propagande, éventuellement dès demain. Le chef du département de production d'idées mettra immédiatement ses hommes au travail, des journées de dix heures ; que les écrivains écrivent. On constituera le bureau du parti, des assemblées populaires dès la semaine prochaine. Lampions, défilés, manifestations chaque mois, avions, brassards, banderoles, affiches, escadrilles, en liaison avec les grandes villes de la province, quelques martyrs, contrôle statistique, calculatrices, tenailles et brodequins. Ah oui, il faut remettre en service la fabrique de galets artificiels.

WOLF. Des galets artificiels ?

D.G. Bien sûr, pour casser des carreaux. Que l'usine de textiles se prépare, surtout à la fabrication de chemises, la couleur sera déterminée par la suite. Merci, mon cher Wolf, vous reviendrez demain pour de nouvelles instructions.

WOLF se prosterne, se retire. Il s'arrête à la porte. Pardon, Monsieur le Directeur Général… Et le chef ?

D.G. Le chef ?

WOLF. Oui, le chef du mouvement, la Main du Destin, l'Homme Providentiel, le Messie de notre temps autour de la personnalité duquel s'est cristallisé le nouvel Enseignement, la Main Puissante, le futur Dictateur ?

D.G se frappe le front. Vous avez raison, je l'ai encore oublié ! Hum… Y a-t-il quelqu'un en bas au service ORL ?

WOLF téléphone. Allô, Docteur… Avez-vous des cas intéressants dans votre cabinet ? Seulement deux ? De quoi ils ont l'air ? Ah oui ? Lequel est le mieux fait ? Le blond ? Alors faites monter le blond. Il raccroche.

D.G. Restez ici en attendant, mon cher Wolf.

WOLF. À vos ordres, Monsieur le Directeur Général.

JEUNE BLOND entre, modestement. Mes respects, Monsieur le Directeur Général.

D.G lève un regard furtif. Hum. Il n'est pas mal fait. Il doit s'arrondir un peu à la taille. Registre ?

JEUNE BLOND bourré de trac. Baryton

D.G. Chantez quelque chose.

JEUNE BLOND en vocalisant. Dorémifasollasido…

D.G. Merci. Voix ? Attendez… Lisez quelque chose… Vous trouverez un livre là-bas…

JEUNE BLOND près de la table, gêné. L'horaire des trains ?

D.G. Peu importe, lisez.

JEUNE BLOND avec une emphase croissante, hurlements éraillés à la fin. Kiskunfélegyháza, Dantzig, Prague, Munich, correspondance, wagons-lits, wagon-restaurant, liaison aérienne directe… Dix heures vingt-six !

D.G. Merci, je crois que ça… Au téléphone : Mais attendez un instant. Monsieur Fuksz signale qu'il va arriver dans une minute, vous pourrez peut-être réceptionner tout de suite les…

FUKSZ arrive en courant. Ça y est, Monsieur le Directeur Général. Il brandit sa serviette.

D.G hoche  la tête, approbateur. Bravo, c'est du bon travail. Alors soyez bref, on verra les détails plus tard. De quoi est constitué l'axe du programme partisan du nouveau projet de constitution ?

FUKSZ avec une fière modestie. Je pense que c'est assez original. Nous exigeons la complète égalité des blonds. Pour devenir fonctionnaire, on doit impérativement porter une verrue sur le nez. Nous ne tolérons pas les cors au pouce, les oreilles poilues doivent quitter le pays. Les motards et les éleveurs de poissons, agents provocateurs et fauteurs directs de la future guerre mondiale, doivent être privés de leurs droits civiques, l'état pourrait éventuellement confisquer leurs biens.

D.G acquiesce. Habile. Surtout les éleveurs de poissons, c'est bien trouvé… Vers le blond. Vous avez entendu… Euh… Comment vous appelez-vous déjà ?

JEUNE BLOND. Butler.

D.G. Oui, Monsieur Butler… Vous avez entendu le programme… Improvisez-nous quelque chose sur cette base… Euh… Monsieur Fuksz, faites donc rouler ce tonneau par ici…

BUTLER saute sur le tonneau, prononce un violent discours. « Voyez vous-mêmes, chers amis, dans quelle déchéance les manœuvres honteuses des éleveurs de poissons ont plongé ce pays… Ce chancre purulent mine souterrainement les espérances d'un peuple fier et libre, il voudrait étouffer notre puissant mouvement dans le marécage de la subversion destructrice… Mais nous savons où chercher la tête puante du poisson, et la hache de la glorieuse révolte d'une jeunesse bafouée dans sa fierté frappera le cou maudit de l'hydre pour la séparer du tronc avant qu'elle n'infeste le monde entier. Criez avec moi : à bas les éleveurs de poissons ! À bas les motards ! Vive la fière Verrue, symbole rédempteur et phare lumineux d'un pays qui a tant souffert, l'Union des Marineurs de Confiture et les Syndicalistes Électrotechniques ! »

D.G applaudit mollement. Merci, vous pouvez rester. Demain vous prendrez mes instructions. Il salue. Merci, Messieurs. D'ici un an, sous la conduite de Monsieur Butler, notre firme livrera le nouveau produit au plus offrant.

 

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée en 2016 aux Éditions La Part Commune dans la traduction de Cécile Holdban.

[2] Cette scène apparaît également dans le recueil "Malades rieurs".