Frigyes Karinthy : Théâtre Hököm
L'OMNIBUS
Les
personnages.
Un
Monsieur
Un
ami
Un
gros
Un
maigre
Sur le toit d'un autobus, des sièges, des voyageurs.
Le receveur passe et repasse entre les sièges, du
soleil et un peu de vent.
UN MONSIEUR : Aïe (il
attrape son chapeau avec ses deux mains)
SON AMI : Qu'est-ce que tu
as ?
LE MONSIEUR : Le vent a failli
à emporter mon chapeau
L’AMI : Il est heureux que tu
l'aies attrapé. Cela aurait été dommage.
LE MONSIEUR : Comment cela aurait
été dommage ? Je l'avais acheté hier pour vingt mille
couronnes.
L’AMI : C'est pour cela que j'ai dit
qu'il aurait été dommage que le vent l'emporte.
LE MONSIEUR (il devient tout rouge) :
Mon chapeau ? Mon chapeau tout neuf ? Comme quoi, le vent aurait pu
l’emporter ?
L’AMI : Mais oui, je pense que
dans ce cas tu aurais été obligé d'en acheter un neuf.
LE MONSIEUR (en colère) :
Comment ? Je l'ai acheté hier et il faudrait que j'en achète
un neuf ? Pourquoi devrais-je en acheter un neuf ?
L’AMI : Mais tu n'aurais pas pu
sauter du haut d'un autobus en marche pour l'attraper.
LE MONSIEUR (énervé) :
Que je ne puisse pas sauter, je veux bien. C'est sûr, je n'aurais pas
sauté.
L’AMI : C'est pour cela que j'ai
dit : il aurait été perdu.
LE MONSIEUR : Mon chapeau ?
Je voudrais bien voir cela !
L’AMI : Mais qu'est-ce que tu
aurais pu faire ? Tu aurais fait arrêter l'autobus ?
LE MONSIEUR (en colère) :
Mais bien sûr, que je l'aurais fait arrêter.
L’AMI (il rit) : Ha, ha, ha. La bonne blague.
Seulement, il ne se serait pas arrêté.
LE MONSIEUR : Quoi ?! Il ne
s'arrêterait pas ? Je voudrais voir ça !
L’AMI : Tu n'imagines quand
même pas qu'on arrête un autobus uniquement pour que tu puisses
ramasser ton chapeau.
LE MONSIEUR (il crie) :
Quel discours imbécile ? C'est mon droit de ramasser mon chapeau,
et puisque je ne peux pas sauter d'un autobus en marche, l'autobus est
naturellement obligé de s'arrêter ou de me rembourser le prix de
mon chapeau, emporté par le vent.
UN MONSIEUR MAIGRE : L'honorable Monsieur a
raison, son devoir le plus élémentaire était de
s'arrêter.
UN MONSIEUR GROS : Son devoir, tu parles !
Je voudrais bien voir qu'on arrête cet, autobus quand je suis
pressé pour mes affaires.
LE MONSIEUR (s'adressant au gros) :
Comme ça ! Monsieur est pressé ? Et moi alors, je n'ai
pas le droit de porter mon propre chapeau ?
LE GROS : En ce qui me concerne,
vous pouvez le faire cuire, votre chapeau, mais je voudrais bien voir
qu'à cause du chapeau de quelqu'un je doive m'arrêter et attendre,
quand précisément j'ai pris l'autobus pour arriver rapidement rue Ducœur.
LE MONSIEUR (il est rouge de
colère) : Que je fasse cuire mon chapeau ? Faites cuire le
vôtre, Monsieur ! Le mien, je l'ai acheté hier pour vingt
mille couronnes. Vous allez m'acheter un autre chapeau si le vent
l'emporte ?
LE GROS : C'est ça,
comptez là-dessus !
LE MONSIEUR : Alors l'autobus
s'arrêtera.
LE GROS : Vous pouvez
rêver. J'ai payé mon billet en bonne et due forme, pour qu'on me
transporte. Le bus ne s'arrêtera pas.
LE MONSIEUR : Mais moi, j'ai
payé pour mon chapeau. Il s'arrêtera.
LE GROS (hors de lui) :
Non, il ne s'arrêtera pas, sachez-le ! Il faut que je sois chez le
médecin – ma femme d'une minute à l'autre...
LE MONSIEUR : Et moi, je dois
aller au ministère... Je ne peux pas me présenter sans chapeau.
Alors remboursez mon chapeau !
LE GROS : Non !
LE MONSIEUR (bouillonnant) :
Quoi ? Vous ne voulez pas le rembourser ? Le conducteur ! Le
conducteur !
LE MAIGRE : Saloperie !
PLUSIEURS : C'est
inouï : Il a raison.
D’AUTRES : Non, il n'a pas
raison !
LE MONSIEUR (beugle) :
Conducteur ! Conducteur ! Arrêtez l'engin !
LE GROS (hurle) : Je vous
interdis de l'arrêter ! En avant, plein gaz !
PLUSIEURS :
Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! Jésus Marie ! Au
secours ! Il est arrivé une catastrophe ! Appelez
l'ambulance ! Au secours !
LES AUTRES : Monsieur le
conducteur... En avant, plus vite ! Appuyez sur le champignon !
Vite !!! Peut-être que nous allons en réchapper... C'est
maintenant ou jamais ! Fouette cocher ! Vogue la galère !
Au secours ! (Le conducteur conduit d'une façon
démentielle, De partout arrivent des voitures, des charrettes : ils se
télescopent. La foule se déchaîne, brise les vitrines, la
garde républicaine
intervient. On rappelle les réservistes. Mobilisation
générale. La Turquie déclare la guerre.)
R I D E A U