Frigyes Karinthy : Théâtre Hököm
UNE PETITE AFFAIRE
Personnages :
L'actrice
Le
comte
Le
journaliste
Scène
I
LE JOURNALISTE À SCANDALE (il
est caché derrière les buissons, dans le jardin d'une auberge de
banlieue où, la vieillissante, mais toujours célèbre
actrice rencontre en cachette le jeune comte qui est encore sous
tutelle. Il se frotte les mains avec satisfaction) : Ils sont
là. Attendons de voir. (Il
prépare son magnétophone pour enregistrer la conversation).
L’ACTRICE : Ah, mon ami,
peut-être, il ne fallait pas... Si ton père, le margrave chenu
apprend...
LE COMTE (avec passion) : Que
j'abandonne pour toi ma famille... Qu'elle se déchaîne, ma tante,
la comtesse Protubérance... qu'ils me renient, je te prends pour femme.
L’ACTRICE : Non, non...
Edmond... je ne pourrais pas supporter, vraiment... Mon univers ce sont les carpettes
multicolores... le tien ce sont les rudes Carpates... Ces quelques lettres qui
nous séparent... Je t'aime, mais notre union n'a pas d'avenir. Il vaut
mieux ne plus nous rencontrer...
LE COMTE (avec ardeur) Que
je ne puisse plus te voir, sauf depuis la profondeur d'une loge ? C'est
impossible !
L’ACTRICE : Et pourtant c'est
ainsi. Je le dis sincèrement, cela me sera préjudiciable aussi,
si on me voit avec toi. Ma réputation sans tâche que j'ai obtenue
grâce à l'exercice honnête de mon art, et qui n'a jamais
été souillée par des commérages vulgaires, risque
d'être écornée par des rumeurs : on parlerait de nous
et tu sais combien j'ai peur de devenir l'objet de racontars ou que la presse à
scandales s'ingère dans ma vie privée.
LE COMTE (avec résolution) : Je
ne vais pas renoncer à toi... J'engage le combat contre le monde
entier... (Sa parole se perd dans un chuchotement passionné).
L’ACTRICE (faiblissant) : Oh
Edmond... je ne supporte pas ces assauts, Tu verras, je ne pourrai plus
résister...
LE JOURNALISTE (il jubile
derrière les buissons) : Ça me suffit. On peut
partir. L'article sera formidable. (Il range le magnétophone et
sort.)
Scène
II
LE COMTE (il regarde vers les
buissons) : Il est parti.
L’ACTRICE : Que pensez-vous, il a
tout entendu ?
LE COMTE : Bien sûr, nous avons bien articulé. (Il
sort un carnet de factures). Veuillez signer, s'il vous
plaît
L’ACTRICE : Qu'est-ce qu'il y a
encore ?
LE COMTE : La facture de la
semaine dernière.
L’ACTRICE : Quelles saloperies,
pourquoi ces dépenses supplémentaires, je ne les paie pas.
LE COMTE : Excusez-moi,
Madame l'artiste... selon notre accord, il était convenu de ne pas
inclure des à-côtés dans l'addition totale... Mais ce n'est
que peu de chose, des frais de porte, ou la lettre anonyme, par exemple, avec
laquelle nous avons attiré ce journaliste.
L’ACTRICE : Et le jeu en vaut la
chandelle ?
LE COMTE (enthousiaste) : Et
comment, vous allez voir ce qu'il va écrire... Toute la ville parlera de
nous dans une semaine... Sans parler de la grande scène de rupture la
semaine suivante... N'oubliez pas, Madame, le mois prochain vous l'aurez votre
première.
L’ACTRICE (elle paie) : Vous
êtes un remarquable tapeur, Monsieur Fuchs. Mais vos idées sont
valables.
LE COMTE (signe le reçu) :
Il faut bien vivre, Madame.
R
I D E A U
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