Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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L’invention de Monsieur Lux

ou

Le huitiÈme ciel

 

Mystère technique en un tableau

 

 

Personnages :

 

                                                           Le Directeur gÉnÉral

                                                           Gabriel, directeur

                                                                              Michel, gÉrant

                                                           Raphaël, gÉrant

                                                           Monsieur lux

                                                           EmployÉs

LA FEMME

L’HOMME

 

Le bureau du directeur général dans le bâtiment central, la tour immense du site géant de Pantechnikon. En réalité ce n’est pas tellement une pièce, plutôt une halle : les murs de marbre sont tapissés d’un lourd lambris de bois précieux. L’ameublement est un véritable chef-d’œuvre, un mélange de bon goût et de richesse sans limites savamment ordonnée. Nulle exagération, nulle ostentation, tout est à sa place, toutes les matières sont nobles, une harmonie parfaite de l’utilitaire et de l’esthétique offre un effet d’unité que ni la simplicité maniérée de la "Nouvelle Objectivité" ni l’écœurant style archaïque conservateur surchargé ne peuvent atteindre. À droite un immense bureau d’une seule pièce, au milieu des fauteuils confortables autour d’une petite table, à gauche une sorte d’alcôve semblable à une scène, fermée d’un rideau, c’est la cabine de présentation, encastrée dans le mur, à la hauteur de quelques marches. D’étranges tableaux encadrés suspendus ici et là, quelques-uns frappent le spectateur au premier regard, ne comprenant pas ce qu’ils font ici : des esquisses schématiques d’animaux et de plantes, quelques cartes astronomiques ou géographiques pour écoliers. De larges fenêtres permettent d’apercevoir le ciel étoilé, avec quelques constellations inconnues, rien d’autre. L’intérieur est baigné d’une lumière agréable de source indéterminée. Tout nous fait sentir que nous nous trouvons à l’étage supérieur de la tour.

C’est dimanche soir, il est neuf heures, veille du démarrage solennel de l’usine géante de Pantechnikon. Demain matin à six heures, quand le directeur général pressera un bouton, le travail commencera, les machines se mettront à tourner et à cliqueter, sans plus jamais s’arrêter un seul instant.

Le Directeur gÉnÉral est un vieux monsieur d’une extrême beauté. Barbe blanche, front arrondi, des yeux gris méditatifs. Une tenue sombre, simple. Quelque chose émane de lui qui attire et aussi oblige à garder la distance : une dignité sans pose issue de l’harmonie des forces centrifuges et centripètes. Il est debout derrière le bureau, le dos droit, il écoute patiemment le chef de la délégation des employés sur le point de terminer son discours de salutations.

 

LE CHEF DE LA DÉLÉGATION (un pas devant le groupe d’environ vingt-cinq employés disposés en demi-cercle, parle avec animation, et néanmoins une réserve intelligente. De temps à autre il jette un regard involontaire vers le directeur Gabriel qui, en compagnie des gérants Michel et Raphaël, est placé à la gauche du bureau, face à la délégation. À ces moments le directeur hoche la tête pour l’encourager) : … et maintenant je peux terminer brièvement, comme il convient à un ouvrier, un travailleur, et comme il revient à celui qui nous a donné l’opportunité de travailler, qui a offert un contenu à la vie des travailleurs. Et (il se retourne un peu en arrière) je crie au nom de nous tous : vive le grand esprit qui d’un seul mot, avec la force flamboyante de son talent et de sa volonté, a bâti cette entreprise gigantesque à partir de presque rien, celui que nous ne considérons pas comme un simple employeur, mais comme notre maître et éternel modèle, celui à qui nous exprimons gratitude et admiration, pour sa grâce de nous avoir trouvés dignes de l’entourer dans notre rôle de collaborateurs modestes et de jouir de la lumière de sa gloire future – vive notre directeur général, longtemps et même au-delà du temps !

LE CHŒUR DES EMPLOYÉS : Vivat, vivat, vivat !

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL (attend une minute, puis fait un geste bienveillant de la main pour signaler qu’il va parler. Les vivats cessent. Sans se racler la gorge, sans préparatifs, il improvise un discours simple, assez fort, toutefois non militaire.) : Mes chers amis, je n’ai pas grand-chose à ajouter, n’attendez pas de moi de belles phrases. Merci pour votre confiance et votre affection. Le moment qui se présente à nous sera celui d’une fin et d’un commencement, celui de la coïncidence rare d’une arrivée et d’un départ. Nous avons achevé l’œuvre que nous comptons maintenant mettre en branle. Mes collaborateurs savent bien que nous n’avons nullement gaspillé ce temps infiniment long qu’ont nécessité l’invention, l’élaboration et l’amélioration continue des centaines de milliers, voire de millions de projets et de plans de détail et leur mise en forme définitive. Il y eut des périodes semblant être des centaines de millions d’années et dont l’unique programme consistait à trouver la position la plus pertinente des deux pattes postérieures d’une puce d’eau, car nous ne pouvions pas nous sentir tranquilles tant que l’automatisme n’était pas parfait. À d’autres moments une centième partie d’un instant s’est avérée suffisante pour inventer le cerveau d’un diplomate ou d’un critique théâtral, le dessiner et le mettre aussitôt à disposition. Il fallait penser à tant de choses pour les rendre concordantes, pour que rien ne manque, rien n’entrave l’exécution de l’idée fondamentale, pour qu’on n’ait jamais à se reprocher ultérieurement d’avoir oublié un détail. Ne l’oublions pas : un mécanisme aussi complexe que notre entreprise ne peut être considéré comme achevé qu’une fois sa perfection devenue plus grande que sa complexité. Un mécanisme d’horlogerie ne se met à tourner que lorsque toutes ses pièces ont trouvé leur place, du plus mince cheveu jusqu’au plus grand rouage. Ici tout était pareillement important en période de démarrage. Aujourd’hui nous sommes prêts, et je crois bien prêts : aucune question de détail n’a pu échapper à notre attention. Ces dernières vingt-quatre heures ont été consacrées au repos. Demain matin à six heures, quand je presserai ce bouton sur mon bureau, le mécanisme se mettra en branle dans un unique accord géant, et il résonnera jusqu’à son échéance tel une grande symphonie dans un piano mécanique. Quand viendra cette échéance ? – Nous ne l’avons pas encore décidé. Gagnez tous maintenant votre place et attendez le grand moment. Merci encore pour votre fidélité.

LE CHŒUR DES EMPLOYÉS : Vivat, vivat, vivat ! (Ils se dispersent lentement, se dirigent vers la porte non sans regarder souvent vers l’arrière.)

Gabriel (s’approche très respectueusement du directeur général. A voix basse.) : Monsieur le Directeur Général, ne faudrait-il pas honorer cette explosion spontanée d’affection de ces braves employés, car je vous assure que personne ne les a mobilisés,  en leur offrant une petite répétition pour les distraire ?

LE DIRECTEUR (sourit) : Vous songez à une sorte de répétition générale comme au théâtre, mon cher Directeur ?

Gabriel : Mais pas en grand, seulement à usage maison, non costumé – une ou deux scènes intéressantes, c’est tout, comme dégustation.

LE DIRECTEUR (sourit) : Bon, je veux bien. Appelez-les.

Gabriel (à haute voix) : Messieurs, pour un instant.

LES EMPLOYÉS (reviennent vivement, ravis).

Gabriel : Avec la bienveillante autorisation de notre Directeur Général nous vous présentons ce qui vous intéresse le plus : quelques exemples des principales installations techniques qui assurent le fonctionnement de l’usine entière.

LES EMPLOYÉS (en même temps) : Vivat ! Vivat ! Bravo ! Regardons ! Écoutons !

Gabriel : Veuillez prendre place près de la fenêtre.

 

(Les employés accourent à la large fenêtre qui ressemble à celle d’un Zeppelin.)

 

Gabriel (saisit un téléphone caché) : Allô !... C’est vous, Edison ? Je vous prie d’enclencher l’éclairage central !

 

(Les lampes de la salle s’éteignent, et simultanément le soleil se met à briller à l’extérieur, arrosant la salle d’une lumière éblouissante, pourtant amicale. Les employés poussent des oh et des ah.)

 

LES EMPLOYÉS : Que c’est beau ! C’est magnifique ! C’est merveilleux ! Quelle lumière !

Gabriel (au téléphone) : Allô ! Passez-moi le professeur Copernic, s’il vous plaît... Allô ! Cher Professeur, pour un instant toute la coupole, plus près de cent cinquante millions d’années-lumière ! Allons-y !

 

(La salle elle-même reste sans éclairage, mais dehors le soleil s’éteint et on ne voit plus que le ciel étoilé. L’instant suivant ce ciel change, il se met presque à étinceler : le disque de la lune grandit jusqu'à occuper la moitié de la voûte céleste, puis soudainement il plonge, comme si une gigantesque chaîne de montagnes lumineuse courait sous l’horizon. Des billes rouges, jaunes et violettes courent dans le ciel, autant de systèmes solaires, de gemmes  gigantesques, certaines ont la grosseur d’un ballon de football. Des petites planètes autour desquelles tournent des petites lunes, mais tout est proche, presque tangible. Une énorme comète traverse en étincelant cette cavalcade et ce fourmillement, elle perce presque la Voie Lactée, mais sur un signe de Gabriel elle retombe. On entend ne musique d’abord douce, puis de plus en plus forte.)

 

LES EMPLOYÉS (émus, incapables de dire un mot).

UN EMPLOYÉ (à voix basse, quasiment transfiguré) : Et cette musique !...

Gabriel : Nous la réalisons en réglant la longueur d’onde d’un champ magnétique à vibrations sphéroïdales.

L’EMPLOYÉ : Seigneur !

LE DIRECTEUR : Vous désirez ?

Gabriel (vite) : Ce n’est rien, Monsieur le Directeur Général, il a seulement poussé un soupir. (Il hoche la tête en signe de désapprobation en direction de l’employé inconvenant qui, pris de honte, serre sa main sur sa bouche. Puis il va au téléphone.) Merci, cela suffit, Monsieur le Professeur ! Je voudrais maintenant une unité plus petite, de tout près, disons… une lune d’un des centres périphériques de la béta-billion-six cent quatre-vingt-dix-neuvième coordonnée…

 

(Le ciel noircit momentanément, puis s’élève du bas un disque gigantesque, comme un ballon. Dans une douce lumière on distingue clairement dessus la moitié sud-est du globe terrestre, les contours de l’Eurasie et de l’Afrique. L’ensemble tourne lentement de droite à gauche.)

 

LES EMPLOYÉS (rient, libérés) : C’est charmant ! Comme c’est beau ! Vraiment amusant ! Regarde, il doit faire drôlement froid, là-bas ! C’est de l’eau là… et ça, c’est quelque chose de vert… Comme on voit bien.

Gabriel (tolère généreusement un temps que les employés profitent du spectacle, puis au téléphone) : Merci, Monsieur le Professeur ! (La sphère plonge, le ciel regagne sa forme permanente, la salle s’éclaire.) Les automatismes plus petits, disons miniatures, qui ne sont nullement de valeur inférieures pour autant, au contraire, sont souvent des mécanismes plus compliqués et plus précis que ceux-ci, nous ne les examinons pas par la fenêtre, mais dans cette cabine d’essayage… (Il désigne le rideau.) Mais c’est déjà… (Il lance un regard interrogateur au directeur général.) Dois-je montrer quelque chose ?

LE DIRECTEUR (acquiesce) : Oui, un avant-goût, pour la bonne bouche. Peut-être quelques détails de la surface du fleuve vu précédemment… (Il tape dans ses mains.) Allô ! Maître Essai ! Quelques illustrations de la bille précédente… Mais pas sous sa forme actuelle, accélérez le valorisateur temporel d’une vingtaine de millions, le spectacle sera plus amusant.

 

(La salle s’obscurcit, le rideau s’ouvre, on aperçoit derrière un paysage enchanteur crépusculaire, quelque part près du Gange. De douces gazelles évoluent sur la rive. Un mastodonte se fraie tranquillement un passage dans la broussaille, il descend vers le fleuve, il trempe sa trompe dans l’eau. Des fougères ondulent dans le vent.)

 

LES EMPLOYÉS (avec animation) : C’est charmant ! Mignon ! Que c’est beau ! Regarde cet insecte minuscule qui sirote avec sa trompe…

UN EMPLOYÉ : C’est pittoresque ! (Il sort un cahier d’esquisses, il dessine.)

Gabriel : Cachez tout ! Montrez autre chose !

 

(Le rideau se referme vite, puis se rouvre : un paysage polaire illuminé d’une aurore boréale et dans l’arrière-plan, de redoutables montagnes de glace. Sur le devant un ours polaire s’approche sournoisement d’un trou coupé dans la glace ; un morse sort sa tête de l’eau, l’ours se jette dessus, mais le morse le menace de ses défenses. Un combat à mort s’ensuit entre les deux fauves, du sang gicle, des dents volent, on entend des râles.)

 

LES EMPLOYÉS (rient à haute voix) : C’est magnifique ! Splendide ! Ils sont très intelligents, ils veulent se démonter l’un l’autre sans connaître leur propre mécanisme ! C’est génial ! Allez-y ! Hourra ! C’est vraiment comique !

UN EMPLOYÉ : Deux à zéro pour le petit gros !

Gabriel (sourit lui aussi, puis tape dans ses mains) : Assez !... Et maintenant pour finir quelque chose de plus sérieux.

 

(Le rideau se ferme, puis s’ouvre. L’arrière-plan est le même que dans la première scène. Les gazelles piétinent à la lisière des broussailles de fougère, le mastodonte n’est plus là. Au bord du fleuve, sur un monticule herbeux, l’Homme et la Femme sont assis le dos droit, avec une expression belle mais sérieuse, un peu figée, presque solennelle, l’un en face de l’autre.)

 

LES EMPLOYÉS (se taisent brusquement, le regard étonné, ils attendent que quelque chose se passe, mais l’homme et la femme ne bougent pas, ils jettent toujours le même regard méditatif devant eux. Une inquiétude monte parmi les employés, certains détournent la tête, un employé lance un curieux regard rapide en arrière, dans la direction du directeur général. Le silence est tendu, presque pénible).

UN AUTRE EMPLOYÉ (enfantin et naïf laisse échapper la cause de cette surprise latente) : Tiens ! Comme il ressemble au Directeur Gêné…

Gabriel (inquiet, se retourne).

LE DIRECTEUR (regardait pensivement devant lui, n’a pas prêté attention à la dernière scène. Maintenant il s’en avise, regarde la scène, puis très vite, sur un ton sans colère mais déplaisant, donne des instructions) : S’il vous plaît, laissons cela pour le moment, faites descendre le rideau…(Le rideau retombe vite, les employés restent figés immobiles, le directeur général s’adresse gentiment mais sans aménité aux trois directeurs, le visage détourné.) …En fait, j’ai oublié de vous prévenir, Messieurs… Ce n’est pas encore d’actualité. J’ai fait fabriquer le modèle de cette invention sans vous consulter… et je ne suis même pas encore certain que… Disons que c’était une idée un peu à part, même pas en relation avec l’ensemble de l’usine. Une idée insignifiante, mais j’ai constitué cette maquette personnellement, c’est pourquoi j’ai oublié de vous en parler, et au demeurant, comme je vous le disais, ce n’est pas encore d’actualité… Donc je vous remercie encore une fois  (Il s’adresse de la tête aux employés, ils sont gênés, ils s’empressent déjà de reculer vers la porte.)

Gabriel (entrevoit vite la situation et dit avec un tact diplomatique) : Nous vous remercions tous, Messieurs ! Monsieur le Directeur est un peu fatigué, laissons-le se reposer, au revoir demain, le matin du grand travail !

LES EMPLOYÉS (d’une voix faible) : Vive Monsieur le Directeur Général ! (Ils se retirent les uns après les autres.)

 

(Pause)

 

LE DIRECTEUR (est toujours debout, méditatif, comme s’il avait un peu oublié les trois autres).

Gabriel (dont l’attention n’a pas pu ne pas remarquer cette distraction momentanée, se racle discrètement la gorge, puis dit respectueusement, en guise d’avertissement) : Et maintenant, Monsieur le Directeur Général,…

LE DIRECTEUR (se ressaisit, s’étire).

Gabriel : Après que vous avez pu vous assurer de la foi, l’affection et l’admiration inconditionnelles du personnel administratif et technique, gage et caution d’une coopération parfaite, permettez-nous, à la veille du grand jour, en tant que représentants de la garde des officiers, de nous retirer, non sans donner expression, à l’instant de cette séparation respectueuse, à cet hommage pur par lequel nous, corps des officiers, nous rangeons derrière l’immense personnage de notre Chef, toujours avec la même confiance et la même conviction indéfectibles !... Je salue le héros de l’Idéal et de la Pensée, dont l’esprit et le cœur ont engendré le premier jet de cette entreprise titanesque, le Projet immortel, tel un grain de moutarde conçu pour qu’enfin il déploie ses racines et ses branches qui s’allongeront à l’infini !… Vive l’auteur de la Grande Pensée, vive notre Directeur Général !

LE DIRECTEUR (incline muettement et brièvement la tête).

Michel (d’une voix d’airain, militaire) : En tant que responsable du bureau technique, je ne peux pour ma part que donner libre cours à mon admiration… J’admire le miracle de la volonté inébranlable, de l’endurance victorieuse, de l’énergie maîtresse de tous les obstacles. Par cette volonté la réalisation du projet fondamental que nous n’aurions jamais rêvé et que notre directeur Gabriel a déjà célébré est devenue possible… Vive le champion de la Force, de la Volonté et du Courage, vive notre Directeur Général !

LE DIRECTEUR (comme précédemment).

Raphaël (après une courte pause d’émotion, d’une voix douce et retenue) : Mes chers amis, mes chers collègues… On m’a laissé peu de choses à ajouter… Après qu’a été dit ce que moi-même je savais et je ressentais… Moi… (S’adressant aux deux directeurs.) je voudrais seulement attirer votre attention, mes chers amis, au souvenir du travail conduit ensemble… au souvenir de ce travail qui n’était pas un travail mais la joie-même… que la création a transformé pour nous en une fièvre de bonheur fertile… attirer l’attention sur cette indulgence et cet encouragement d’authentique auto sacrifice avec lesquels notre Immense Guide nous précédait et nous montrait le chemin à travers tous les dangers… Au-delà des projets et des combats… je voudrais saluer d’un mot doux cette chaleur de la Compréhension qu’il a toujours répandue, le visage souriant, vers ses subordonnés, emplissant de bonheur et de confiance chacun des employés de cette grande entreprise, conscients qu’ils servent une cause vraie et juste !... Vive la source d’amour et de toutes les bontés, vive notre Directeur Général !

 

(Courte pause)

 

LE DIRECTEUR (ému) : Chers amis, je vous remercie. Pour vous répondre je cite les mots de Monsieur le gérant Raphaël : je crois, moi aussi, que nous nous sommes dépensés pour une cause juste. C’est la tête haute, en toute tranquillité que nous pouvons affronter l’avenir… La création était digne de son maître. Maintenant nous devons réunir nos forces pour que le matin du lendemain trouve chacun prêt, à la place où l’ordre désormais naturel des choses l’a placé… Je vous laisse aller prendre un repos bien mérité avec le sentiment serein que l’instant si ardemment désiré par nous tous, lorsque demain matin sur la pression d’un bouton… (Il se retourne, étonné, parce que le portier s’est insidieusement introduit par la porte secrète, il s’est faufilé derrière son dos, et maintenant, gêné et prudent, mais sans malentendu possible, lui a touché l’épaule.) Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

LE PORTIER (frissonne devant cette voix soudaine, très gêné) : S’il vous plaît, Monsieur le Directeur Général… Il ne veut pas partir…

LE DIRECTEUR : Qui ça ?

LE PORTIER : Il me dit que vous allez le savoir… Il s’est même permis de rigoler, pardonnez-moi, il a dit que le Directeur Général sait tout et voit tout…

LE DIRECTEUR (hausse les épaules).

LE PORTIER (affiche un rictus) : Il dit que si le Directeur Général ne voulait pas qu’il monte, alors il ne serait pas parvenu jusqu’à l’entrée non plus… il aurait alors aussitôt été transformé… hi, hi, hi… en un parallélépipède…. (Il porte la main devant sa bouche, secoué par le rire.)

LE DIRECTEUR (interroge ces Messieurs du regard).

Gabriel (sévèrement, au portier) : Comportez-vous convenablement ! Qui est celui dont vous parlez ?

LE PORTIER (bêtement) : Un certain Monsieur Lux… Je n’ai pas retenu son autre nom.

 

(Michel et Raphaël poussent un sifflement d’indignation.)

 

Gabriel : Ah bon. C’est Monsieur Lux.

LE DIRECTEUR : C’est le moment qu’il a choisi pour parler avec moi ?

Gabriel (avec une vivacité inhabituelle) : Il n’en est pas question. Monsieur Lux n’aura qu’à suivre la voie hiérarchique et se présenter d’abord à moi. Mais ceci seulement après l’ouverture, quand les débuts seront derrière nous.

LE DIRECTEUR (lui pose une main apaisante sur l’épaule.) : Du calme, mon cher directeur. De quoi s’agit-il en fait ?

Gabriel (se refrène) : Je cherche à vous épargner, Monsieur le Directeur Général, la visite incommode et inopportune d’un casse-pieds…

LE DIRECTEUR (sourit doucement) : Ce Monsieur Lux ?

Gabriel : Je vous supplie ardemment, Monsieur le Directeur Général, dans l‘intérêt de votre sérénité, de ne pas recevoir ce Monsieur.

Michel : Nous vous en prions tous.

LE DIRECTEUR (balaie d’un regard furtif les présents) : Si je comprends bien, vous connaissez… cet individu ?

Michel (avec mépris) : Si nous le connaissons ?

Gabriel : Hélas ! Et nous n’y sommes pour rien.

Michel : Il a tout fait pour que nous le connaissions.

Gabriel : Il fait parler de lui.

Michel : Beaucoup trop par rapport à son mérite.

Gabriel : Sinon nous aurions déjà oublié son nom.

Michel : S’il ne scandalisait pas constamment les honnêtes travailleurs.

Gabriel : Et s’il ne mettait pas son grain de sel partout.

Michel : Dans son style insolent.

Gabriel : Toutes ses questions et ses critiques dédaigneuses !

Michel : Depuis le café où il traîne à longueur de journée. 

Gabriel : Et il distribue ses avis.

Michel : Sur notre travail… Pardonnez-moi.

Gabriel : Depuis le tout début.

Michel : Alors qu’il n’a pas remué le petit doigt.

LE DIRECTEUR : Hum, c’est étrange. Au demeurant, quel est le rang de ce Monsieur Lux ?

Gabriel (gêné) : Dans le temps, à l’époque de la conception du projet… si je me rappelle bien… il avait un diplôme d’ingénieur en chef… ce qui correspond à la catégorie de salaire d’un directeur d’usine… Mais précisément à la suite d’une mesure prise par Vous, Monsieur le Directeur Général… (Il se prosterne.)

LE DIRECTEUR : Ah oui, je me rappelle. C’était le Monsieur que nous nous avons été contraints de licencier dès le début… Oui, en effet. Il avait une opinion différente sur la question de l’attraction des masses… Peu importe, Messieurs, la situation est hélas que nous ne l’avons jamais privé de son rang. En cette qualité il a le droit de me demander une audience, à tout moment et à tout sujet… Selon nos règles directoriales fondamentales je ne peux pas lui refuser cette audience. (Au portier.) Faites entrer Monsieur Lux. (Le portier sort.)

Gabriel (fait une dernière tentative) : Monsieur le Directeur Général, ce sont précisément les règles fondamentales qui nous donnent à nous la possibilité de protester…

Raphaël (s’est tu jusque-là, élève soudain une voix douce mais ferme) : Messieurs, notre Directeur Général est certainement le mieux placé pour savoir à qui il souhaite parler et à qui il refuse. Je crois que nous pouvons nous mettre d’accord là-dessus. Souhaitons-nous bonne nuit et laissons-le agir.

Michel : Eh bien…

Gabriel (inquiet) : Mais je voulais seulement…

LE DIRECTEUR : Au revoir, mes chers amis. (Pendant que les trois messieurs reculent lentement vers la porte, il les arrête, gentil et prévenant.) Mais, Messieurs, vous n’allez tout de même pas descendre par l’ascenseur des employés ! Oh non… Vous êtes mes invités… Je vais immédiatement m’arranger pour qu’on enclenche la pression de rayonnement réservée au corps des officiers…

 

Il presse un bouton, à l’instant les trois messieurs de l’endroit où ils sont s’élèvent en l’air et montent jusqu’au toit. Le toit s’écarte en silence comme un nuage, ils disparaissent et le toit se referme silencieusement derrière eux.

 

LE DIRECTEUR (au téléphone) : Comment ? Monsieur Lux ? Oui, c’est moi qui lui ai demandé de monter. Vous l’avez dirigé vers l’escalier ? (Après une courte hésitation.) Je vous prie de le rattraper. Monsieur Lux, même dans une relation hors service, fait quand même partie du corps des officiers… Veuillez respecter le protocole… Mettez en service pour lui l’aile élévatrice due à son rang. (Il repose le téléphone.)

 

L’instant suivant une ouverture rectangulaire s’ouvre dans le plancher, et il en jaillit une discrète lumière rougeâtre. Monsieur Lux s’élève de ce faisceau lumineux. Lorsque la plante de ses pieds atteint le niveau du plancher, celui-ci se referme, et lui reste là, debout, droit, chapeau sur la tête, cigarette au bec, il enfonce une main dans la poche de son manteau et se dandine sans complexe.

 

MONSIEUR LUX (visage caractéristique, tête hirsute, tenue presque négligée, des gestes décontractés, prétentieux, une voix légèrement nasale, arrogante. Le désagrément de son style est souligné par un ton confidentiel à l’égard de tout le monde. On dirait qu’il met tout entre guillemets, il n’attend pas les réponses, ou d’un sourire ironique il signifie aux autres qu’il les connaissait d’avance. Ici il se prosterne profondément, avec une humilité fausse.) : Bonsoir. Excusez-moi pour ce dérangement tardif. (Il regarde tout autour.) Beau local. Je ne suis jamais venu, autant que je me rappelle.

LE DIRECTEUR : Prenez place, je vous prie. Quant à l’heure tardive, (Il regarde sa montre.) vous étiez sans doute plus pressé que nous. Apparemment vous n’avez pas pris le temps de vous changer.

MONSIEUR LUX (rit d’une voix désagréable, il s’approche du bureau, se jette dans un fauteuil confortable, les jambes croisées.) : Ah oui, le complet sombre imposé, la queue-de-pie rouge… En effet, j’ai cru que ça n’avait pas d’importance… Tiens, je remarque seulement… (Il ôte son chapeau et le pose sur le bord du bureau.)

LE DIRECTEUR (observe le chapeau) : Que désirez-vous ?

MONSIEUR LUX : Aussi, pour être franc, en ce qui concerne mon frac, tout au plus je pourrais produire un petit papier discret…

LE DIRECTEUR (regarde sa montre) : Excusez-moi mais… si vous pouviez être bref…

MONSIEUR LUX (l’interrompt) : Mais il n’en est pas question, ne craignez pas que je veuille vous présenter mon justificatif du mont-de-piété… Je ne suis qu’un pauvre diable, mais je préfère carotter mon garçon de café…

LE DIRECTEUR (vite) : Aucune allusion de ma part.

MONSIEUR LUX : Pardon.

LE DIRECTEUR : Vous devez savoir que…

MONSIEUR LUX (l’interrompt) : Que l’usine va être mise en marche demain matin. Sans quoi je ne serais pas ici. Je suis au courant de tout, depuis le début je suis avec intérêt… (ironique.) votre intéressant travail. (Sur un geste du Directeur Général.) Mais ne parlons pas des passés. Croyez-moi, cela n’a jamais été important pour moi. Et aujourd’hui, pour me rendre plus agréable (Il s’incline ironiquement.) je suis prêt à reconnaître qu’en ce qui concerne cette sacrée attraction des masses… c’est peut-être vous qui aviez raison. À mon sens on aurait pu faire aussi bien avec la répulsion… Mais c’est peut-être mieux comme ça, ou au moins indifférent… (Avec un regard sournois.) La répulsion s’est produite d’elle-même, n’est-ce pas ?

LE DIRECTEUR : Cette question n’est plus d’actualité.

MONSIEUR LUX : Je sais, et je ne l’ai pas dit pour cela. Les résultats, comme on a coutume de dire, sont attestés par le succès. Or ces résultats sont devenus, n’est-ce pas, une évidence. Tout au moins ça m’en a tout l’air pour le moment.

LE DIRECTEUR : Cela n’en a pas l’air, c’est comme ça.

MONSIEUR LUX : Ne chipotons pas. J’aime bien m’exprimer en images. Ça fait plus d’effet que les notions abstraites. Plus d’effet, parce que ça agit sur les sens. L’abstraction est importante en mathématique, je ne dis pas… Bon, bon, je n’ignore pas que la mathématique est la base de tout, sans elle on ne construit pas un seul atome, pas un seul système d’électrons. Mais lorsqu’une affaire arrive à un stade aussi avancé que celle-ci… on accède forcément à la partie formelle, à la grande question : comment introduire le nouvel article industriel ? C’est à ce moment que même le mathématicien le plus abstrait est contraint de se tourner vers des mots beaux, expressifs, car que vaut toute l’affaire sans cela, n’est-ce pas ? Le mot expressif est indispensable pour faire de la réclame à la notion originale.

LE DIRECTEUR (doucement) : Nous y avons veillé.

MONSIEUR LUX (ricane d’une voix éraillée) : Veillé à la publicité ? Oui, certainement, j’ai vu cela pendant que j’attendais en bas. Vous parlez de cette draperie chamarrée autour de nous, trouée avec des épingles ardentes. Comment dira déjà un certain Emmanuel Kant ? « L’impératif catégorique en nous et le ciel étoilé au-dessus de notre tête. » (Il rit.) Ce n’est pas une mauvaise idée. On la nommera un jour réclame lumineuse. La réclame lumineuse des usines "Polytechnikon".

LE DIRECTEUR (souhaite mettre fin à cette conversation) : Cher Monsieur Lux, tout cela est hors sujet.

MONSIEUR LUX (rire sarcastique) : Ah bon, le mot réclame est prohibé dans cette maison. Vous l’avez remplacé par un autre terme artificiel. Bon, ça revient au même. Disons, propagande. Ou c’est aussi trop fort pour vous ? Alors appelons cela : incarnation. C’est plus fin. Mais que change le mot à l’essentiel, à ce qui est arrivé réellement ? (Avec un clin d’œil.) Nous sommes bien placés tous les deux pour nous en souvenir. Au commencement était le Verbe, l’Âme pure, n’est-ce pas ? L’âme des étoiles, des forces et des automatismes mouvants – l’âme de l’Existence et de la Vie, le grand Idéal – mais que vaut tout cela, cette grandeur, cette possibilité et ce talent mis sous le boisseau ! Il fallait donc de la matière – il fallait le corps – ces formes médiocres, afin que toutes ces âmes se lient entre elles – il fallait la chair, l’os, la peau, oui, il le fallait pour faire de la réclame à l’Esprit pudique !... (Il rit à haute voix.) Et quand je pense qu’un jour des spiritistes béats, simplistes, chercheront désespérément dans une chambre obscure, la trace de cette existence plus raffinée, plus compliquée, plus parfaite et plus immortelle que l’existence du corps ! Et ils ne soupçonneront pas quel progrès, quelle découverte, quelle libération a été jadis de trouver cet état de la matière, cet étui, ce récipient, cette Forme pour le Substantiel vide et amorphe – placer l’âme mortelle dans le corps immortel ! (Il rit.) Et qui voudra savoir alors, de qui venait cette idée ? (Il toise le Directeur Général de bas en haut.)

LE DIRECTEUR (froidement) : Je refuse cette allusion impudente. Dès le début j’ai toujours compté avec les possibilités de l’existence physique.

MONSIEUR LUX (vite, se tortille humblement) : Oui, bien sûr, sûrement… Vous n’imaginez quand même pas que j’en revendique la paternité ! Mon rôle modeste a consisté tout au plus à faire germer la réalisation avec mes doutes… Au demeurant, on ne peut plus prouver ces choses… Et sans aucun doute c’est l’Entreprise qui tient les rênes des forces dans sa main… à un tel point que (tout à fait sournoisement) si cela chante à la Direction… Elle peut simplement taire toute revendication imaginaire… tout droit imaginaire…

LE DIRECTEUR (froid et calme) : C’est exact. Vous n’avez pas besoin de faire des allusions  brumeuses. La situation est que je suis simplement en mesure de vous bannir si vite que vous ne pourrez même pas revoir votre café préféré. Mais je ne le fais pas parce que je n’en ressens pas la nécessité.

MONSIEUR LUX (rouge de colère) : Merci !

LE DIRECTEUR : À une condition.

MONSIEUR LUX (d’une voix éraillée) : Vous êtes le Maître.

LE DIRECTEUR : Si vous me dites ici, sur le champ, sans tourner autour du pot, ce que vous voulez.

MONSIEUR LUX (prend une profonde respiration, en un instant il est redevenu maître de lui, il a regagné son calme, sa supériorité. Il décroise et recroise négligemment les jambes. Il allume une cigarette, souffle la fumée. Puis d’une voix nasale, altière) : Oh, pourquoi ne l’avez-vous pas dit ? Je peux finir vite. Je suis venu vous faire une proposition d’affaire, mon cher collègue.

LE DIRECTEUR (se mord les lèvres devant cette apostrophe, mais se retient. Froidement) : Allez-y, je vous écoute.

MONSIEUR LUX (légèrement) : J’ai une petite invention. Je l’ai brevetée. J’aimerais la vendre à votre maison.

LE DIRECTEUR (hausse les épaules, esquisse un sourire) : Et c’est maintenant que vous y pensez, quelques heures avant la mise en service ? Nous avons travaillé pendant des lustres, nous avons écouté toutes les idées acceptables qui pouvaient servir l’intérêt d’une bonne harmonie, même si elles paraissaient insignifiantes. Nous avons définitivement clos l’examen des brevets.

MONSIEUR LUX : Comme vous voudrez, ça m’est égal. Si c’est non, c’est non.

LE DIRECTEUR : Pourquoi ne l’avez-vous pas présenté plus tôt ?

MONSIEUR LUX : Je ne voulais pas déranger votre travail. J’observais et je réfléchissais. Je suis au courant de toutes vos licences, les cafés sont abonnés aux revues techniques. Mon invention n’est pas une découverte de nature à chambouler et à transformer tout. C’est une simple amélioration de ce qui existe. Elle ne demande pas de toucher aux méthodes de fabrication. Dans ce sens elle ne vient pas trop tard.

LE DIRECTEUR (réfléchit. Après une pause) : Avez-vous besoin d’argent ?

MONSIEUR LUX (rit) : Comment ? Vous connaissez déjà l’existence de ce moyen de mesurer la valeur ? C’est magnifique !

LE DIRECTEUR : Parce que si oui, dites-moi le prix auquel vous comptez vendre votre invention.

MONSIEUR LUX (faussement surpris) : Le vendre ? Il n’en est pas question. J’ai parlé d’une proposition d’affaire. (Il se tourne négligemment sur le côté comme pour examiner un tableau au mur.) Dans la mesure où mon invention vous conviendrait, je demanderai en contrepartie la moitié des actions. Je veux cinquante pour cent dans votre affaire, la moitié des risques, la moitié des gains.

LE DIRECTEUR (commençait à faire les cent pas, s’arrête, le fixe) : Êtes-vous devenu fou ?

MONSIEUR LUX (se balance sur sa chaise) : C’est après examen qu’on constate la pathologie du cerveau.

LE DIRECTEUR (reprend sa marche) : D’accord, soit. Alors dites-moi comment vous imaginez la chose. À des milliers de billions de licences étudiées et élaborées pendant des milliers de lustres vous, vous ajoutez à la dernière seconde une mille millions-unième, dont vous affirmez qu’elle n’est même pas tout à fait originale, mais plutôt une amélioration d’une parmi les innombrables. Et vous me demandez en contrepartie la moitié de toute l’entreprise, de tous mes revenus qui font vivre des milliers d’ouvriers : cinquante pour cent.

MONSIEUR LUX : Je ne suis pas fautif. C’est vous, cher collègue, qui avez mis la charrue avant les bœufs : vous vous êtes d’abord enquis de mes exigences, avant de vous intéresser à mon invention.

LE DIRECTEUR (regarde sa montre) : Cher Monsieur Lux, j’aimerais aller me coucher. Avez-vous apporté des plans, modèles, échantillons ?

MONSIEUR LUX : Des échantillons ? Où est-ce que j’aurais pu en préparer, je n’ai pas d’atelier convenable, moi, et le vôtre j’avais toutes les raisons de l’éviter… Au demeurant, je le répète, vous détenez le modèle original.

LE DIRECTEUR (s’impatiente) : Alors passez-moi les plans.

MONSIEUR LUX (jovial) : J’aurais pu tout au plus apporter la plaque de marbre de ma table au café, c’est là-dessus que j’ai tout griffonné.

LE DIRECTEUR (acquiesce) : Bref, ni plan, ni échantillon. Tout est dans la tête. Je comprends.

MONSIEUR LUX (jovial) : J’ai quand même des pièces détachées sur moi, ne craignez rien. (Il tape sur sa poche.) Tous les accessoires se trouvent ici, je peux les monter en un instant sur votre machine et ça marchera comme sur des roulettes.

LE DIRECTEUR (avec une ironie retenue) : Comme sur des roulettes. Naturellement, c’est clair. Vous ne l’avez jamais essayé, mais notre main à couper que ça fonctionnera. C’est clair. Il m’est peut-être tout de même permis de vous demander, avant d’accepter votre offre… De laquelle de nos nombreuses machines il s’agit ?

MONSIEUR LUX (se redresse un peu, incline la tête sur le côté pour chercher le regard du Directeur Général, négligemment) : Il s’agit de celle parmi les nombreuses que vous, mon cher collègue, avez préparée de vos propres mains, sur votre idée très personnelle, sans même l’avoir publiée dans les revues techniques, sans la faire figurer dans les inventaires officiels – mais que, par la maladresse de Maître Essai, les employés ont tout de même entrevue tantôt un court instant.

LE DIRECTEUR (dès les premiers mots il s’arrête, détourne lentement la tête, se mord les lèvres. Après un long silence, il parle en faisant des efforts) : Comment êtes-vous au courant de cela ?

MONSIEUR LUX (crânement) : Je vous ai dit que je suis au courant de tout. C’est la différence entre nous. Vous savez tout, moi je suis au courant de tout.

LE DIRECTEUR (après une pause) : Vous connaissez son mécanisme ?

MONSIEUR LUX (fait la moue) : En voilà une affaire ! Bien sûr je le connais.

LE DIRECTEUR : Même ce qui dans ce mécanisme est… hum… comment dire… différent des autres mécanismes semblables ?

MONSIEUR LUX (fait un geste de mépris) : Ce n’est pas dans le mécanisme… C’est dans le mode d’exécution, c’est à moi que vous dites ça ! À la dernière seconde. Vous lui avez insufflé quelque chose. (Avec un clin d’œil.) Je sais même quoi… Ne vous faites pas de souci. Je ne le dévoilerai pas. Ce n’est pas mon intérêt.

LE DIRECTEUR (après une pause) : C’est à propos de ce… mécanisme… que vous avez… une idée à ajouter ?

MONSIEUR LUX (simplement, presque avec un respect vrai) : Non, cher collègue, ne vous sentez pas offensé dans votre amour-propre. Il ne s’agit pas de ce que je trouverais ce… Bon, d’accord, appelons-le pour le moment un mécanisme… je le trouverais imparfait. C’est peut-être même le contraire… Je le trouve peut-être trop parfait… Je vous comprends, mon cher collègue… et je sais ce qui s’est déroulé dans votre pensée… Même si vous me prenez pour un propre à rien, un débauché… Je suis le seul qui vous comprenne… Vos admirateurs ici (il désigne ironiquement vers le haut par où Gabriel, Raphaël et Michel ont disparu.)… ne vous comprendront jamais comme je vous comprends… Vous le sentez bien… C’est la raison pour laquelle vous ne leur avez pas fait signe, vous ne les avez pas initiés, quand seul, retiré dans la nuit… la main tremblante… vous avez manipulé la chétive matière… pour, à la dernière minute (il se penche tout près)… touché par un souffle inattendu, (tout près) y insuffler quelque chose de vous-même… (Il s’éloigne). Et puisque vous ne leur avez rien dit… moi, je sais pourquoi… comment auraient-ils pu comprendre que vous, le parfait, cette fois pour la première fois n’étiez pas sûr de vous, vous ignoriez si vous aviez réussi à réaliser ce dont vous rêviez, ce que vous vouliez ?

LE DIRECTEUR (brièvement) : Montrez !

MONSIEUR LUX : Quoi ?

LE DIRECTEUR : Ce brevet.

MONSIEUR LUX : Quel brevet ?

LE DIRECTEUR : Votre invention.

MONSIEUR LUX (avec un rire rapide) : Que voulez-vous que je vous montre ? Je vous ai dit que je n’ai pas fait de plan.

LE DIRECTEUR (pianote de ses doigts sur la table) : Alors dites.

MONSIEUR LUX (se gratte la tête) : Ce n’est pas si simple. Il s’agit de certains petits changements… sur le modèle d’origine… qui en réalité n’aurait pas nécessité l’ajout de nouvelles pièces détachées.

LE DIRECTEUR (se met debout, s’approche du mur, ouvre une case, sort un grand cahier posé sur une étagère encastrée, referme la case, revient au bureau d’un pas ferme, y pose le cahier et l’ouvre) : Tenez. Voici les plans originaux. Je ne les cache plus. Vous prétendez les connaître. Dites ce que vous voulez y changer ! (Il étale les plans sur le bureau.) Tout est là, du début à la fin, de la première esquisse, à travers les solutions de détail, jusqu’à la synthèse ultime. C’est quoi, votre invention ?

MONSIEUR LUX (saisit les plans, les étudie les uns après les autres avec décontraction. Il acquiesce en expert.) : Un beau travail.

LE DIRECTEUR (froidement) : Laissons les politesses.

MONSIEUR LUX : Oh, les politesses… loin de moi. C’est la reconnaissance d’un expert. C’est l’œuvre d’une patience et d’un talent infinis, l’œuvre d’un maître qui doit tout à lui-même… La solution du moteur du mouvement, là-haut dans la boule d’os sur roulement à billes est une trouvaille, je dois le dire… Si je peux faire une remarque, j’aurais dimensionné les conduits qui captent et enregistrent les impressions physiques du monde extérieur en un peu plus sensibles.

LE DIRECTEUR (désapprobateur) : Ce n’était pas possible. Ils mettent trop à l’épreuve les… (Il baisse la tête.)

MONSIEUR LUX (rire éraillé, méchant) : Le cerveau et le cœur, vous voulez dire ? Douleur et souffrance, hein ? Qu’ils aient mal, tant pis ! On ne peut pas ressembler gratuitement au créateur…

LE DIRECTEUR (frémit) : Ce n’est pas la raison.

MONSIEUR LUX : Surtout si… (Sournoisement, le regard fourbe, guettant l’effet par en dessous.) Surtout si l’on s’adonne à des plans secrets, et on en choisit un, le mieux réussi, qu’on voudra adopter, plus tard, un jour… Bien sûr, je peux comprendre cela. Nous sommes moins sévères avec nos domestiques, si nous savons que notre futur enfant servira aussi parmi nous…

LE DIRECTEUR (désapprobateur) : C’est hors sujet. Limitez-vous aux plans.

MONSIEUR LUX (se replonge dans les feuilles) : D’accord, d’accord, j’ai dit ça comme ça. Tiens, nous y sommes. (Il soulève un plan.) Ici, (il montre) ce petit ressort spirale dans le moteur cerveau… C’est à cela que je faisais allusion. Voyez-vous, c’est une chose très délicate. Afin de pouvoir le placer dans chaque cas, vous devez prendre chaque spécimen personnellement en mains, cher collègue. Personne d’autre ne peut le faire à votre place…

LE DIRECTEUR : C’est exact. Mais pourquoi faudrait-il…

MONSIEUR LUX : Attendez. Mon idée serait (solennellement)… que diriez-vous d’un mécanisme multiplicateur automatique à l’aide duquel le montage se ferait tout seul, une machine rotative qui exécuterait les exemplaires ?

LE DIRECTEUR : Mais…

MONSIEUR LUX (vite, électrisé) : Regardez. J’ôterais ici l’opercule… Je courberais la manivelle par en dessous… Vous permettez que j’emprunte un crayon ? (Il saisit un crayon et griffonne sur le plan.) Comme ça.

LE DIRECTEUR : Je vous prie de ne pas dessiner là, ce sont des originaux.

MONSIEUR LUX : Pardon. Alors dans la marge. Tenez. C’est simple. Presque rien. Et c’est pourtant la solution. Je la vois comme ça. (Il tend le plan.)

LE DIRECTEUR (l’étudie attentivement) : Hum.

MONSIEUR LUX (victorieux) : Alors ? Qu’en dites-vous ?

LE DIRECTEUR (calmement) : Je dis que ce que vous présentez comme solution originale est parfaitement superflu et n’est qu’une complication inutile de l’existant. Puisque sur mon modèle la possibilité de la multiplication est donnée, en plus simple et plus logique.

MONSIEUR LUX : Justement. Si cela est aussi simple, rien ne vous incitera à recourir effectivement à ce mécanisme… Or tout dépend de cela. On a besoin d’un catalyseur, Monsieur, de forces de déclenchement. La vis courbée sur le ressort spirale que je préconise enclenche justement cette force.

LE DIRECTEUR : Comment ?

MONSIEUR LUX : Regardez. (Il se met vite à gribouiller sur une feuille, avec son ongle, le crayon et un pinceau dont il s’est emparé. De sa poche il extrait une cerise, il mord dedans, en recrache le jus, l’étale avec la paume de sa main, ses doigts. Puis soulève victorieusement la feuille.) Voilà !

LE DIRECTEUR (prend la feuille du bout des doigts, manifestement dégoûté. Il l’étudie, l’antipathie va croissant sur son visage) : Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Qu’avez-vous peinturluré là ? Ça veut représenter mon modèle double, dans une pose ridicule, insensée, qui plus est primitive et rudimentaire… C’est cela qui serait votre invention révolutionnaire ? Il y aura des temps où des ébauches de ce genre seront tout simplement confisquées. C’est révoltant ! (Il jette le papier qui prend feu en l’air et la flammèche tombe par terre.)

MONSIEUR LUX (vexé) : Mais non, il m’est impossible de l’expliquer comme ça, sur papier. (Il se renfrogne.)

LE DIRECTEUR (avec une vigueur croissante) : Ne comprenez-vous pas que cela est sans objet et sans intérêt ? Que cherchez-vous en réalité ?

MONSIEUR LUX (insolent) : Alors pourquoi m’avez-vous écouté ? Manifestement c’est parce que vous sentez bien qu’il manque quelque chose dans votre modèle !

LE DIRECTEUR : Mais ce n’est pas ça…. Ou plutôt… parce que cela existe, seulement pas sous cette forme aussi abjecte… (Soudain.) Mais… C’est ridicule que je débatte avec vous… Je vais vous montrer…

MONSIEUR LUX (avec un râle) : D’accord ! C’est mieux ! Avec des mots on n’arrivera jamais à nous convaincre… Que le loup sorte du bois !

LE DIRECTEUR (au téléphone, avec fermeté) : Je demande le Maître Essai !... Allô… Oui, c’est moi… Mon cher Linné… Je demande le modèle cent-bis-soixante-cinq-alpha-quatre dans la cabine d’essais… Oui, vous avez bien compris. Celui qui ne figurait pas à l’inventaire… et que l’on a par hasard installé tout à l’heure… Merci. (Il raccroche.) Donc, veuillez observer attentivement, Monsieur Lux… Vous constaterez que je n’ai pas hésité à introduire cet article parce que j’aurais quelque chose à cacher… Veuillez tourner votre siège vers la cabine d’essais (il désigne la direction), et gardez le silence pendant quelques minutes…

MONSIEUR LUX : Si vous voulez. (Il fait tourner son fauteuil, il prend une position confortable et négligée, comme s’il se sentait au théâtre ou à une projection privée.)

LE DIRECTEUR (tape des mains) : On y va !

 

(La scène s’obscurcit, pendant un temps on ne voit rien, puis le rideau de la cabine d’essais s’ouvre . Dès lors on ne voit que cette petite scène et les silhouettes des deux spectateurs devant : Monsieur Lux qui, adossé, regarde négligemment, et le Directeur Général qui est resté debout derrière le bureau. Un doux vrombissement signale qu’une machine se met en route.)

 

Scène

 

Le même paysage des rives du Gange que nous avons déjà aperçu un instant. Sur la rive l’Homme et la Femme sont assis dans la même pose, l’un en face de l’autre. Derrière eux le jour se lève, de doux horizons de montagnes. Des animaux passent sur l’autre rive, des lions et des chameaux, paissant paisiblement.

 

Courte pause

 

LA FEMME (regarde autour d’elle) : Il y a quelque chose. (Elle se tâte.) Ici aussi, mais seulement quand ça bouge.

L’HOMME : Oui. Il y a quelque chose. Quelque chose d’autre qui n’existait pas. Ou qui n’a existé qu’autrement. Je le nomme : moi. (Il se tâte.)

LA FEMME : Je le nomme de la même façon. (Elle se tâte.) Comment est-ce possible ? Nous leur avons donné le même nom, or ils  sont deux. Il faudrait donner deux noms différents.

L’HOMME : Désignons l’un désormais ainsi : toi.

LA FEMME : Il y a quelque chose. C’est toi.

L’HOMME : Oui. Moi et Toi, c’est mon nom double, depuis que j’ai emménagé dans cette maison étrange. (Il regarde son corps.) Mais peu importe le nom. Il y a quelque chose, quelque chose de nouveau, il en découle que quelque chose doit arriver qui n’est jamais arrivé avant.

LA FEMME : Quoi ?

L’HOMME : Je ne vais pas tarder à le savoir, parce qu’il ne peut rien arriver d’autre que ce qui découle de ce qui existe.

LA FEMME : Et nous savons que ce quelque chose c’est toi.

L’HOMME : Pour moi oui, parce que tu es issue de moi, en tant que la quantité restante après avoir retranché la somme de base. Cette quantité ne peut pas être supérieure à la différence des deux existences fondamentales, mais elle ne peut pas être moindre non plus que ce qu’on a retranché, sans quoi aucune des deux ne pourrait exister. D’un autre côté, quant à moi, je suis apparemment (et il ne peut pas en être autrement) un détail délimité de toute existence réelle. Par cette délimitation, la nécessité d’un nouveau composant vient d’entrer dans l’équation : la qualité. Ce sont ces limites que je dois connaître afin que, en les franchissant, en d’autres termes en supprimant la qualité, je redevienne un avec la quantité infinie dont je suis issu, dont je suis un détail, donc moi-même infini, car la division ou le quotient de l’infini est infini lui aussi.

LA FEMME : Et comment tu vas découvrir cela ?

L’HOMME : Très simplement. Car dans notre cas la qualité n’est autre que la possibilité d’obtenir sa propre mesure en la comparant à d’autres qualités existantes. Cette possibilité, nous pouvons, si nous voulons, la désigner par des signes algébriques tels que : volonté.

LA FEMME : Et tu veux quoi ?

L’HOMME : Je verrai dès que j’aurai évalué l’existence de qualités appartenant au royaume de ma volonté, avec un signe algébrique : celle d’objets. (Vers une abeille qui passe sous son nez.) De quoi tu t’occupes ?

L’ABEILLE : J’ai une bonne idée, je ferai une cellule hexagonale en cire et je la remplirai de miel. J’ai calculé que l’hexagone est l’exploitation la plus parfaite de l’espace. (Elle s’envole.)

L’HOMME : C’est juste. J’utiliserai cette méthode et je l’appellerai géométrie. Avec son aide, sur le modèle d’objets existants, je construirai des objets qui n’existent pas d’eux-mêmes. J’engloberai ainsi la dimension de l’espace dans le monde de ma volonté. (À une fourmi.) Que portes-tu là ?

LA FOURMI : Une chrysalide. De cette chrysalide proviendra un mécanisme tel que je suis. J’ai en effet calculé que le mécanisme que je représente s’arrête au bout d’un certain temps, et il n’y a pas de clé pour le remonter. Mais je peux fabriquer de petites billes qui après une division deviennent un mécanisme tel que je suis. J’assure de cette façon une sorte de permanence à ce mouvement qui est le mien. (Elle va grimper plus loin.)

L’HOMME : Elle a raison. Je n’ai pas pensé à cela, au royaume du temps. Il se pourrait bien que mon mécanisme s’arrête également, bien que je n’aie aucune raison positive d’émettre cette hypothèse, et dans ce cas je ne pourrais plus faire valoir ma volonté. Je devrais employer moi aussi un procédé semblable. (À la femme.) M’aiderais-tu, le cas échéant ?

LA FEMME : Cela va de soi. Étant donné que pour toi je ne suis qu’un phénomène du monde extérieur, et d’après ta déduction précédente faire valoir ta volonté concerne ces phénomènes, il te suffira d’exercer ta volonté envers moi.

L’HOMME : C’est correct et c’est vrai. Mais allons plus loin. (Il se lève et s’approche du large pommier sur sa droite.) Tu fais quoi ici ?

LE POMMIER (hausse les épaules, un peu vexé) : Je me dresse ici. Mais ce n’est qu’une apparence qui prouve que tu n’es pas un bon observateur. Je bouge moi aussi comme tout être vivant mais un peu plus lentement. J’ai mon temps. J’allonge mes branches, je hausse mon tronc, je déploie mes feuilles, j’enfonce mes racines, je densifie mes fleurs, j’en pétris des fruits. Il en pendouille un juste sous ton nez, tu ne le vois pas ?

L’HOMME (regarde la pomme) : Si. C’est très intéressant. Elle est ronde. Sur sa surface elle n’a aucune limite, ni angle, ni transition, on pourrait marcher dessus jusqu’à la fin des temps comme dans l’infini, et pourtant elle est délimitée, avec une surface définie.

LE POMMIER (fait dédaigneusement frémir une branche) : Tu en as de bonnes. On n’en est pas encore à Einstein, apprends d’abord Newton.

L’HOMME : Tu as raison. Je vois que ton fruit pend dans l’air. Pourtant c’est un objet lourd et comme les autres il devrait tomber. Il doit être retenu par une force contraire à la gravitation. Mais si une telle force est possible, rien ne devrait m’empêcher d’y avoir recours. Je construirai moi aussi des boules qui bougeront les unes vers les autres ou s’éloigneront les unes des autres, qui s’attireront et se repousseront. Je grimperai moi-même sur une de ces boules et sur son dos je monterai là-haut (il désigne le ciel où les étoiles ne sont pas encore éteintes), où je vois valser de nombreuses petites boules. Je les dirigerai, et j’en créerai de nouvelles. Et puisqu’en le faisant je me soustrairai à la loi qui régit cette boule sur laquelle nous nous trouvons, en réalité je n’aurai pas besoin du procédé de multiplication que nous avons convenu tantôt avec ma compagne. En effet, si je parviens dans l’infini, je n’aurai plus besoin de préserver ma qualité physique, je pourrai me retransformer en une quantité, en une existence éternelle et de dimension infinie, présente partout, que je désigne par les lettres  M E : à partir de ce moment-là c’est moi qui créerai les lois ultérieures de l’existence. (À la femme.) Du coup, je comprends que je n’ai pas besoin de vous.

LA FEMME : Dans ce cas je suis devenue inutile, et je ferais mieux de me disloquer en mes éléments. Car…

 

(Tous les deux se figent brusquement, parce que) :

 

LE DIRECTEUR (presse un bouton, puis vite dit au téléphone) : Merci, c’est tout pour le moment… Ne baissez pas encore le rideau. (À Monsieur Lux.) Alors ?

MONSIEUR LUX (dissimule un bâillement ; puis, avec une courtoisie forcée) : C’est très intéressant. Et ça fonctionne bien. Conformément aux plans. Sauf que…

LE DIRECTEUR : Sauf que ?

MONSIEUR LUX (prend un air méchant) : Vous ne craignez pas, Monsieur le Directeur Général, que ce procédé engendre une concurrence désagréable s’il se rend autonome, comme cela s’est avéré de la discussion dont nous avons été témoins ?

LE DIRECTEUR : Concurrence – voilà un mot stupide. Rien ne peut devenir sa propre concurrence.

MONSIEUR LUX : Admettons. Néanmoins il serait peut-être préférable de travailler avec des exigences plus modestes et plus tangibles : anticiper le goût du public consommateur. Cette découverte est géniale, révolutionnaire, fait époque, comme vous voudrez, elle est propre à transformer toute le système. Mais quel est le but de cette transformation ? Puisque si j’ai bien compris, même comme cela l’investissement a été tellement gigantesque qu’il faudra au moins mille sextillions de milliards d’années pour rentrer dans les fonds. La moitié de cette découverte suffirait pour le moment… même en moins individuel, moins particulier. L’autre solution, que vous avez bien voulu appliquer dans les autres mécanismes d’aspect similaire me paraît meilleure. Celle de la reproduction, d’une multiplication, celle du retour chaque fois sous la même forme, celle du recommencement en oubliant que cela est déjà arrivé de multiples fois, de la même façon.

LE DIRECTEUR (vivement) : Mais c’est ça, justement. Ils ne peuvent pas refaire de la même façon… Cette chose étrange… placée dans une boule d’os… hum… l’ajout de moi-même, comme vous l’avez dit… appelons-le : la conscience, ou comme il l’a appelé : la volonté… cette petite étincelle qui, comme vous avez pu le voir, était suffisante pour qu’ils s’éveillent à la solution plus élevée …

MONSIEUR LUX (avec un petit sourire ironique) : Si nous laissons relier librement la cognition correcte et la conclusion correcte…

LE DIRECTEUR (le fixe) : Est-ce possible autrement ?

MONSIEUR LUX (hausse les épaules avant d’éclater de rire) : Évidemment, selon la loi du correct et du juste… Mais c’est justement l’objet de ma petite invention modeste… Me permettez-vous de la mettre en route ?

LE DIRECTEUR (après un court silence) : Allez-y.

MONSIEUR LUX : Mais… je dois toucher au modèle !

LE DIRECTEUR (détourne un instant la tête. Doucement) : Allez-y.

MONSIEUR LUX (fonce, monte vite sur la petite estrade où depuis le dernier mot de la scène précédente les deux personnages restent figés dans la pose du dernier geste, tel des statues de cire. Il se place entre les deux. Il crie fort vers les cintres) : Faites démarrer !

L’HOMME (se met en mouvement) : Je crois aussi que…

MONSIEUR LUX (hurle) : Stop !

 

(Ils se figent de nouveau.)

 

MONSIEUR LUX (s’approche de la femme. Tel un étalagiste sur un mannequin, il se met à bouger ses bras figés. Il la couche dans une pose aguichante sur le lit de gazon, il arrange le drap qui la couvrait, il le plisse en bas, le replie en haut. Il lui épingle les cheveux. Il tourne sa tête vers le miroir de l’eau de façon que la femme puisse se regarder. Il sort de sa poche à lui une fiole, il verse quelques gouttes sur son doigt et en oint le front de la femme. Il s’approche de l’oreille de la femme et y murmure quelque chose. Il fait quelques pas en arrière et l’examine en expert. Il acquiesce avec satisfaction et tape des mains.) : On peut y aller !

 

(La petite scène s’anime.)

 

L’HOMME (toujours sous le pommier) : La déduction la plus juste est effectivement que tu t’anéantisses.

LA FEMME (arrange ses cheveux dans le miroir) : Je ne suis même plus ici.

L’HOMME (étonné) : Tu n’es pas ici ? Mais j’entends ta voix.

LA FEMME (distraitement) : Ah bon ? C’est possible. (Elle se regarde dans le miroir.) La voix n’est pas tout.

L’HOMME : Qu’est-ce qui se passe ? Tu parles avec moi ou… Où regardes-tu pendant que tu me parles ?

LA FEMME : Je regarde la pomme que tu m’as si bien expliquée.

L’HOMME (s’étonne) : Le pommier ? Mais il est ici. (Il désigne l’arbre.)

LA FEMME (calmement) : Mais non. Il est ici. (Elle désigne la rivière.)

L’HOMME (y va, regarde dans la rivière) : Tiens… Il y en a un autre ici… Mais alors… (Inquiet, il regarde de nouveau le pommier.) Je ne comprends pas. Lequel est le vrai ?

LA FEMME : Lequel devrait l’être ? Celui-ci. (Elle montre la rivière.)

L’HOMME : C’est bizarre. (Il s’accroupit à côté de la femme, met sa main dans l’eau pour attraper la pomme, puis ressort sa main.) Elle a disparu. Et ma main est mouillée. (Il regarde sa main.)

LA FEMME (boudeuse) : Que fais-tu ? Tu m’as décoiffée !

L’HOMME (bouche bée) : Mais, je ne t’ai même pas touchée !

LA FEMME (montre la rivière) : Mais si… Regarde… Tu as dérangé ma coiffure.

L’HOMME (regarde) : C’est vrai. (Il ramène son regard, il est déconcerté.) Mais il ne s’est rien passé ici. (Il touche les cheveux de la femme.)

LA FEMME (le tape sur la main) : Bas les pattes !

L’HOMME (regarde bouche bée sa propre main) : Mais je voulais seulement vérifier où était le vrai.

LA FEMME (boudeuse) : C’est ça… Et abîmer cette coiffure aussi !

L’HOMME (tend le bras vers elle) : Montre !

LA FEMME (sursaute, s’éloigne, court sous le pommier) : Je ne montre rien ! Pas question ! De toute façon, j’ai faim.

L’HOMME : Faim ? Qu’est-ce que c’est ?

LA FEMME : Tu verras. (Elle tend la main pour la pomme.)

L’HOMME (nerveux) : N’y touche pas ! J’en ai besoin. C’est mon ballon. C’est là-dessus que je veux monter vers les étoiles. Tu l’as bien entendu tout à l’heure.

LA FEMME (montre la rivière) : Tiens, il y en a deux, prends-en une. Tu ne vas pas me prendre les deux ? L’une est à toi, l’autre à moi, c’est la justice.

L’HOMME (méditatif) : Mais laquelle des deux ?

LA FEMME (coquette) : La mienne est celle que l’on peut manger. Devine. Ferme les yeux, ouvre la bouche… Attrapes-en une !

L’HOMME (tâtonne les yeux fermés, elle sautille devant lui, danse, se faufile. Quand il s’approche de l’arbre, elle se lance devant lui, il l’attrape une seconde, il veut l’enlacer, elle se libère, ils courent vers la rivière, là elle se retourne, il ouvre les yeux, il la voit dans la rivière, pousse un cri) : Je te tiens ! (Il se jette dans la rivière, il disparaît derrière le miroir. Pause.)

LA FEMME (qui attendait en regardant l’arbre, se retourne prudemment, ne voit plus l’homme) : Eh, maintenant c’est toi qui te caches ? (Elle crie.) Ne fais pas le fou ! (Elle tape du pied.) Arrête ! Je me fâche ! (Elle tend l’oreille, ses lèvres se crispent.) Quelle insolence ! Il m’a plaquée !... (Elle s’assoit sous le pommier, cache son visage dans ses mains et pleure bruyamment.)

MONSIEUR LUX (s’approche d’elle prudemment et lui caresse les cheveux).

LA FEMME (lève la tête, étonnée) : Qui êtes-vous ?

MONSIEUR LUX (mielleux) : Majesté la reine, ne reconnaissez-vous pas le plus humble de vos serviteurs ? Les larmes abîment la beauté de vos yeux… Mais j’ai sur moi un remède… (Il sort une boîte dorée égyptienne, il l’ouvre, il en extrait des produits de maquillage, il farde les paupières, les cheveux, le visage de la femme, il lui tend le miroir.)

LA FEMME (se laisse faire en reniflant) : Il reviendra, dis ?

MONSIEUR LUX : Mais oui, mais oui, ne t’inquiète pas. En plus mûr et plus viril. Il était trop gamin quand il t’a fuie.

LA FEMME : Il n’est pas monté dans les étoiles ?

MONSIEUR LUX : Avec quoi ?

LA FEMME : La pomme…

MONSIEUR LUX (désigne l’arbre) : La pomme est ici.

LA FEMME (lève la tête) : Tiens, c’est vrai. Elle est à moi ?

MONSIEUR LUX : Pas tout à fait… Seulement si tu veux. Si ça ne te fait rien que son propriétaire se fâche.

LA FEMME (boudeuse) : Quelqu’un qui se fâche n’a pas raison. (Elle tend la main pour la pomme, le ciel tonne.) Aïe ! (Elle retire sa main.)

MONSIEUR LUX : Attends, je te soulève un peu. (Il se penche, la colline s’élève, se transforme en un trône royal, la femme y est assise portant le manteau de Cléopâtre. Lux se tient près du trône en tenue de militaire romain.)

CLÉOPÂTRE : Il me semble avoir entendu le ciel tonner.

MONSIEUR LUX : C’était des cris de joie, Cléopâtre. César est arrivé. (La main tendue, il regarde l’arrière-plan : les pyramides apparaissent sur l’horizon.) Le voici qui s’approche de l’autre rive du fleuve.

CLÉOPÂTRE (se porte la main au cœur et dit doucement) : Il est revenu…

MONSIEUR LUX (s’étonne) : Revenu ? Mais c’est la première fois que ses pieds foulent la terre d’Égypte.

CLÉOPÂTRE (doucement) : Il est déjà venu dans mon rêve. (Une barque d’apparat s’approche sur le fleuve, puis accoste.)

CÉSAR (saute de la barque, se rend à grands pas vers le trône en tenant une pomme d’or à la main) : Reine, je vous salue !

CLÉOPÂTRE (se lève, serre sa main sur son cœur) : Ave César ! (Elle fait un geste comme pour descendre de son trône, pour céder sa place.)

CÉSAR (lui enjoint doucement de rester) : Reste, Cléopâtre. Tu ne peux rien me donner qui ne serait déjà à moi. Je t’ai apporté en cadeau le monde (il s’amuse à désigner le fleuve) depuis les écumes là-bas… Je l’ai remarqué, je l’ai repêché, je l’ai fourré dans ma poche et maintenant le voici… (Il tend la pomme sous le nez retroussé de Cléopâtre.) Regarde, vois-tu ces fines rayures ? C’est le plan de Rome… Et là, celui de la Gaule… Et là BritanniaDe la belle ouvrage, hein ? C’est un de mes orfèvres favoris qui l’a sculptée… Une bien belle pomme. Mors dedans avec tes brillantes petites dents de souris…

CLÉOPÂTRE (dignement) : Tu te moques de moi, César. Je ne suis pas un jouet, une petite fille faite pour t’amuser. La reine d’Égypte ne peut pas rendre cette visite ailleurs qu’à Rome.

CÉSAR (aigrement) : Hum. Dans la bibliothèque d’Alexandrie les classiques grecs sont devenus à la mode, semble-t-il.

MONSIEUR LUX : César, Cléopâtre a raison.

CÉSAR (cligne de ses yeux myopes) : À qui ai-je l’honneur ?

MONSIEUR LUX : Tu ne me reconnais pas ?

CÉSAR (se moque de lui-même) : Pardon – j’ai tellement changé que je ne reconnaîtrais plus ma propre mère.

MONSIEUR LUX : Je suis Antoine.

CÉSAR : Ah bon, pardon. Mais alors tout va bien. En réalité je suis un peu en retard, mais au moins je ne dois pas me fatiguer davantage. D’ailleurs je ne voulais pas déranger, je pars.

MONSIEUR LUX (martial) : Tu n’as rien à me dire ?

CÉSAR : À vous ? (Distraitement.) Eh bien… Nous nous reverrons aux Philippes, d’accord ? J’y ai déjà dépêché Pompée. (Il part.)

CLÉOPÂTRE (douloureusement) : César !

CÉSAR (sans se retourner) : Oui… Au revoir à Rome, si j’ai le temps… J’ai maintenant fort à faire. En Judée quelqu’un a eu une idée intéressante : construire l’État mondial, comme une société anonyme, basée sur l’attirance honnête des gens, bref, en excluant les phénomènes troublants et imprévisibles de l’amour, à titre expérimental. S’il me reste du temps à Rome après tout ce que j’ai à faire, j’aimerais vivement m’essayer à cette théorie politique… Moralité sévère, sélection des races, Gleichschaltung[1].

CLÉOPÂTRE : Et la pomme d’or ?

CÉSAR (déjà depuis la barque) : J’ai changé d’avis. En ce moment j’ai besoin de tout l’argent. Je vous enverrai à sa place quelques bocaux de compote au miel, consommez-la en doux tête à tête. (La barque s’éloigne et disparaît.)

CLÉOPÂTRE (sanglote) : Il est parti ! Il m’a abandonnée ! C’est toi qui l’as chassé !

MONSIEUR LUX : Il reviendra. Tu n’en seras que plus contente…

CLÉOPÂTRE : C’est ce que tu as dit avant aussi… Qu’il était trop jeune, ne savait pas quoi faire avec moi… Cette fois je l’ai revu à l’âge d’homme mûr, et pourtant il est reparti…

MONSIEUR LUX : Il reviendra.

CLÉOPÂTRE : Mais puisqu’il a dit qu’il ne voulait plus de moi, qu’il voulait recréer l’humanité, sans moi…

MONSIEUR LUX (négligemment) : Il aimerait seulement. Il n’y arrivera pas. La voie qui y mène commence par la couronne impériale. Il ne l’obtiendra pas. On fera tomber sa tête sous la couronne. Quarante coups de couteau aux ides de mars. Il reviendra. Désillusionné, brisé, déçu de tout ce qui n’est pas toi. Il ne te quittera plus jamais.

CLÉOPÂTRE (transfigurée) : Alors je me change et je l’attends. Aide-moi !

 

(Elle descend lentement du trône. Le temps qu’elle atteigne le sol, la scène se transforme en une petite maison de campagne au bord d’une rivière, la terrasse d’une maison de vacances petite bourgeoise.

Sur la terrasse une table verte, deux bancs. La femme entre, un sac à provisions à la main, elle s’assoit, pose son sac sur la table.)

 

LA VOIX (de l’intérieur de la maison) : Ma-ma-an…

LA FEMME (vers la maison) : Cesse de crier, je n’ai pas le temps… Va sur la rive. Je dirai à ton père que tu ne me laisses pas tranquille, il te flanquera une fessée comme tu n’en as jamais eu. (Elle sort de son sac un petit miroir.) Mon Dieu, de quoi j’ai l’air… (Elle s’arrange à l’aide du miroir.)

L’HOMME (approche lentement depuis la rivière, en chapeau de paille, costume d’été, une petite valise à la main) : Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il a, ce gosse ? Pourquoi criez-vous ?

LA FEMME : C’est vous ?… Je ne m’en sors pas avec votre fils, il me tue… Bon, bonjour. Comment ça se fait que vous rentrez déjà, et non le samedi ? Le week-end commencerait-il plus tôt cette semaine ?

L’HOMME (pose la petite valise, s’assoit) : J’en ai ras le bol de ce train d’ouvriers hebdomadaire. (Il désigne la rivière de la tête.) J’ai plutôt pris le bateau.

LA FEMME : Et la rédaction ?

L’HOMME : J’ai bien le droit de m’offrir un week-end de trois jours de temps en temps. Pour une fois je laisse les chiens écrasés, les conférences universelles, les technocraties, les sommets des chefs d’États et les compétitions de fanfares municipales de la morte-saison à Erdélyi, il se débrouillera très bien. Il n’y a pas eu de meurtre cette semaine. Mais rassurez-vous, je ne viens pas pour me reposer, j’en profiterai pour me lancer dans l’écriture de ce sujet que je me réserve depuis trois ans.

LA FEMME (ironique) : Je sais. Le "Huitième Paradis". Votre grande symphonie. Votre Faust et votre Dante. Au sujet duquel vous refusez toute déclaration. Non seulement à moi, j’en ai déjà l’habitude. Mais aux journalistes. Pas même à la revue théâtrale.

L’HOMME (nerveux) : Laissons cela, voulez-vous ? Ça me regarde. (Il fouille dans le sac à provisions, il en sort distraitement une pomme.)

LA FEMME : Ça vous regarde ? Cela dépend. Mais l’avance que vous avez touchée pour cette pièce ne m’a même pas suffi pour régler votre tapissier. Le loyer aussi, ça vous regarde. Nous avons des dettes partout, même ici. Vous ne pouvez pas dire que ça vous regarde. S’il vous plaît, laissez cette pomme, j’en ai besoin pour la tarte.

L’HOMME : Ça vaut mieux. Rien que la regarder ça me fait grincer les dents. Elle doit être affreusement acide… (Il fait le geste de mordre dedans.)

LA FEMME (vers la rive) : Quelqu’un vous demande.

L’HOMME (pose la pomme, nerveusement) : Qui me demande ?

LA FEMME (se donne de l’importance) : L’agence du théâtre.

L’HOMME : Lux ? (À reculons, contraint.) Il tombe bien, celui-là !... S’il vous plaît, voudriez-vous…

LA FEMME (vexée) : Bien, bien, je m’en vais, je ne vous dérangerai pas, Messieurs. Je sais que ce que vous dites n’est pas pour mes oreilles. Pourtant je ferais mieux d’être là quand vous essaierez de vous tromper l’un l’autre. (Elle se dirige vers la maison.)

MONSIEUR LUX (en casquette et veste d’automobiliste) : J’ai fini par trouver cette maison… Salut, cher Maître ! Alors, qu’en dites-vous, je suis là, je vous ai retrouvé dans votre petit tusculanum.

L’HOMME : Bienvenu, cher Monsieur Lux. En voiture ?

MONSIEUR LUX : Oui, et même sans chauffeur, j’ai pris moi-même le volant de ce tacot six cylindres, ce n’est pas rien. Quelle route, dites donc ! Savez-vous que nous passons des vacances à vingt kilomètres d’ici dans ma petite cabane ? (Il s’assoit.)

L’HOMME (ironique) : Je vous plains.

MONSIEUR LUX : Moquez-vous de moi si ça vous chante. Que savez-vous de mes problèmes ? Mais laissons cela, je ne suis pas venu pour me plaindre. Revenons à nos moutons. C’est vous que je viens voir.

L’HOMME : Merci.

MONSIEUR LUX : Cela fait quinze jours que je ne cesse de penser à vous. J’ai des projets vous concernant. Cela fait dix ans que nous nous faisons marcher. Vous dites du mal de moi et moi de vous. Le moment est venu où nous pouvons faire la paix dans notre intérêt commun. Si vous avez un peu de jugeote, cela peut être votre jour de chance.

L’HOMME : Vous voulez me vendre des billets de loterie ?

MONSIEUR LUX : C’est vous qui devez m’en vendre. Vous avez les billets dans votre poche. Et moi j’ai le numéro gagnant. Il suffit de les réunir.

L’HOMME (devient sérieux) : Ça ne marchera pas, je le crains.

MONSIEUR LUX : Ça marchera si vous le voulez. Tout n’est que question d’un petit compromis.

L’HOMME : Vous savez que j’en suis incapable. J’ai essayé, ça ne marche pas. Que voulez-vous de moi ? Je vous ai dit mon sujet l’automne dernier. Vous n’en vouliez pas.

MONSIEUR LUX : Bien sûr que si. Mais pas sous cette forme.

L’HOMME (explose, avec passion) : Comment pourrait-on le faire sous une autre forme que celle qui est née en moi lors de cette nuit terrible, dans l’ivresse surhumaine épouvantable et enthousiasmante de l’inspiration, dans une souffrance sous-divine ? Je ne peux pas la formuler autrement. Si on ne peut pas le présenter autrement, ne le présentez pas. Le Notre Père et le Discours de la Montagne ne peuvent pas être adaptés sur scène non plus. Ce que je veux écrire parle à Dieu et non aux hommes. C’est sa gloire que je veux chanter, et rien d’autre. On le montera un jour, après ma mort, dans un grand temple qui n’a pas encore été construit, au sommet du Mont Everest… Un Beethoven non encore né le mettra en musique, il y aura là-haut des orgues, avec des tempêtes cosmiques dans ses tuyaux, pour la hurler… Son titre : le huitième paradis !

MONSIEUR LUX : Stop ! Ça colle ! Aucune objection. Mais il y aura bien un joli rôle pour une femme dedans, hein ?

L’HOMME : Pour quoi faire, pour l’amour de Dieu ? À quoi sert une femme au sommet du Mont Everest ?

MONSIEUR LUX : On pourra descendre un peu. Pas de beaucoup. À mi-hauteur. Et pas en vers, sinon quelques insertions. Pour elle. Pour une adorable et douce petite femme amoureuse, pas vrai ? Pour la satisfaction de ce pauvre public… Et aussi un peu d’humour, pour le ciel, pour qu’on puisse rire… Pleurer et rire, que demander de plus ? Je ne prie de baisser que d’un degré… À quoi sert ce huitième étage ? Que cela s’intitule plutôt : "Le septième ciel", son genre : burlesque. Et n’oublions pas non plus le pauvre Monsieur Lux.

L’HOMME (avec un humour noir) : Vous voulez aussi y figurer ?

MONSIEUR LUX (insolemment) : Pourquoi pas ? Vous ne croyez pas qu’un personnage amusant comme moi ferait bon effet dans un rôle secondaire ? Succès garanti ! Monsieur Lux et le septième ciel !

L’HOMME (après un silence) : Que me recommandez-vous ?

MONSIEUR LUX (sort de sa poche un carnet de contrats en blanc) : Tenez, j’ai tout prévu. Si vous consentez à signer que vous ferez la pièce sous la forme convenue, vous touchez sur le champ une nouvelle avance, et la garantie d’être monté avant la fin de l’année.

L’HOMME : Quelle serait votre part là-dedans ?

MONSIEUR LUX (modeste) : Oh, comme d’habitude. Cinquante pour cent du bénéfice. Ici et à l’étranger. Nous serons dans le même bateau.

L’HOMME (après une longue lutte intérieure, en voyant qu’il n’y a pas d’autre issue, tend brusquement la main. D’une voix rauque) : Donnez-le-moi.

MONSIEUR LUX (lui tend vite le contrat, sans le lâcher complètement).

L’HOMME (signe vite, mais sans regarder).

MONSIEUR LUX (reprend aussitôt le papier, saute et quitte précipitamment la scène sans dire au revoir).

 

(Le rideau de la petite scène se referme. On voit la silhouette du Directeur Général quand il lève la main devant sa bouche. L’instant suivant Monsieur Lux entre en courant, en brandissant un contrat.)

 

MONSIEUR LUX (victorieusement) : Tenez ! Le voilà ! Je l’ai obtenu ! Cinquante pour cent ! Il vient de signer, lui – il ne manque plus que votre paraphe, Monsieur le Directeur Général !

LE DIRECTEUR (n’arrive pas à dissimuler un sourire) : Êtes-vous si sûr ?

MONSIEUR LUX (vexé) : Me tromperais-je ?

LE DIRECTEUR : Donc vous êtes sûr que cela m’a plu.

MONSIEUR LUX : Vous avez souri, Monsieur le Directeur Général, je l’ai bien vu depuis la scène.

LE DIRECTEUR (calme, ferme, de plus en plus vif) : Alors, écoutez, mon cher Lux. Je vais résumer mon opinion. Votre invention, votre brevet, ou appelons cela comme vous voudrez, avec lequel vous avez cru résoudre la question ouverte, le grand problème de savoir si le mécanisme dont vous avez deviné que nous voulions le mettre au centre des choses, fonctionnera…

MONSIEUR LUX (acquiesce, sûr de lui).

LE DIRECTEUR (poursuit tranquillement) : … cette petite modification qui veut maintenir la vie dans une vibration uniforme constante… rendant impossible pour l’homme de se perdre dans l’infini et de s’y répandre, en l’attachant au sourire de la femme, au volant de sa robe, au parfum de ses cheveux… Cette merveilleuse idée neuve, l’introduction du mensonge

MONSIEUR LUX (se redresse, fier, attend le compliment).

LE DIRECTEUR (poursuit tranquillement) : Tout cela, ensemble et séparément, est la plus grande des âneries, c’est le pire non-sens inutile et superflu, qui ait jamais pu germer dans une logique de combinaisons.

MONSIEUR LUX (anéanti, laisse tomber son menton).

LE DIRECTEUR (imperturbable et encore plus vif) : Toute l’usine fonctionne parfaitement sans cela. Il n’y a aucune raison pour introduire, appliquer, monter cette modification. Je vais vous le prouver avec vos propres mots. (Il retire le contrat de la main paralysée de Lux.) Ces notions sont inutilisables. Regardez comment il faut faire. (Il biffe vite et remplace certains mots avec un crayon bleu.) Mensonge – ce n’est rien ! Cela s’appelle illusion. Souffrance – c’est mauvais aussi. Nous l’appellerons : la vie. Désir – c’est insignifiant et creux. Que cela soit appelé plutôt : amour. (Soudainement il signe de son nom sur le contrat.) Jusqu’à des mesures ultérieures je vous prends dans l’affaire, avec cinquante pour cent, comme vous le souhaitiez. (Il lui rend la feuille.)

MONSIEUR LUX (bégaye) : Monsieur le Directeur Général… (Il se jette à ses pieds, veut lui baiser la main.)

LE DIRECTEUR (retire sa main) : Cela n’en fait pas partie. Notre accord est un contrat commercial et non un traité de paix. Je ne souhaite plus jamais vous revoir. Je vous prie de m’envoyer Monsieur Maximus, chef de département, je veux présenter le nouveau mécanisme au corps des officiers.

 

Rideau

 

 Suite du recueil

 



[1] Mise au pas (slogan de Hitler pour prendre le pouvoir).