Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
Le SUJET[1]
personnages :
Le Grand
auteur dramatique
Sa femme
Le jeune journaliste
la bonne
La scène se passe au
domicile du grand auteur dramatique, après déjeuner.
Le grand auteur dramatique et sa
femme sont assis à table.
La femme : Alors, quand est-ce que tu comptes t’y mettre ?
Le
mari (nerveusement) : Je m’y mettrai. Fiche-moi la
paix.
Sa
femme : Je te fiche la paix,
mon petit, pourvu que le directeur te fiche la paix lui aussi. Il a
envoyé le coursier dix fois déjà pour que tu livres au
moins le premier acte. Tu avais promis la pièce avant la fin du mois.
Quel était déjà le montant de la dernière
avance ?
Le
mari (en colère) : Six mille ! Fiche-moi la
paix !
Sa
femme : Moi, mon petit,
je te fiche la paix, mais c’est la banque qui ne nous fiche pas la
paix ! Alors tu t’y mettras quand ?
Le
mari (se lève) : Tu ne veux pas me ficher la
paix ? (Il fait les cent pas.)
Sa
femme : Je ne comprends
rien. Tu ne l’as même pas commencée. Pourtant tu n’as
rien d‘autre à faire que d’écrire cette malheureuse
pièce pour laquelle tu as déjà touché vingt-deux mille,
et tu pourrais toucher encore dix mille si tu livrais au moins le premier
acte... (Doucement) Qu’est-ce
qui t’empêche de commencer ?
Le
mari (amèrement, se plante devant elle) :
Qu’est-ce qui m’empêche ? Si à tout prix tu veux
le savoir, ce qui m’empêche de la commencer, c’est que je
n’ai pas le premier brin d’idée de quoi écrire
– tu comprends ? Sais-tu ce que c’est qu’un premier brin
d’idée ? Je te l’explique si tu veux. Le premier brin
d’idée qui me manque encore pour m’y mettre, et si tu veux savoir
pourquoi je ne l’ai pas encore commencée, eh bien pour la
commencer il me manque pour le moment un tout petit rien, un petit brin
d’idée pour savoir de quoi cette pièce devrait parler.
Voilà. Si tu veux le savoir. (Il
continue de faire les cent pas.)
Sa
femme (ahurie) : Tu
ne sais pas encore de quoi la pièce devra parler ?
Le
mari : Je ne sais pas, figure-toi.
Sa
femme (même jeu) :
Tu veux dire que tu n’as pas encore de sujet pour ta pièce ?
Le
mari : Qu’est-ce que ça veut dire que je veux
dire ? Je ne veux pas, mais je le dis, autrement il y a belle lurette que
la pièce serait prête, j’ai tout pour l’écrire,
sauf le sujet, figure-toi !
Sa
femme (même jeu) :
Mais tu n’as pas dit au directeur que... ?
Le
mari (nerveusement) : J’ai dit, j’ai dit,
bien sûr que je l’ai dit. Je ne pouvais pas aller voir le directeur
pour lui dire : mon cher directeur, veuillez me donner six mille couronnes
d’avance à l’occasion de ce que je n’ai pas
l’ombre d’un sujet et je ne sais plus écrire de
pièces.
Sa
femme : Mais tu lui as
même indiqué le titre. Tous les journaux l’ont
publié. La porte de la vie... c’est ce que tu as annoncé.
Le
mari : Annoncé, annoncé,
bien sûr que je l’ai annoncé. Qu’est-ce que tu leur
aurais dit toi ? Une fois que je l’ai rassuré en disant que
j’avais un sujet épatant, il a signé le chèque, mais
d’abord il a voulu encore savoir le titre de
Sa
femme (désespérée) :
Mais qu’est-ce qu’on va devenir ? Comment tu vas
l’écrire sans sujet ?
Le
mari : C’est ce que j’aimerais aussi savoir.
Sa
femme : Mais pour
l’amour du Ciel, réfléchis !
Le
mari (furieux) : Réfléchis ! Tu en as
de bonnes ! Je ne fais que ça depuis trois semaines. Et rien ne me
vient ! (En pleurnichant)
J’ignore ce qui m’arrive ces derniers temps, mais chaque fois que
je me mets à réfléchir, ici, derrière, au-dessus de
la nuque, j’ai aussitôt mal à la tête (il montre où). Toujours au
même endroit. (Souffrant) As-tu
de l’aspirine ?
Sa
femme : Oh assez !
Et si tu penses au titre, ça ne t’évoque rien ?
Le
mari (en méditant) : Rien... je ne sais pas
d’où certaines personnes trouvent constamment des
thèmes !
Sa
femme : C’est
là-dessus que tu te casses la tête ? Casse-toi la tête
plutôt sur la pièce !
Le
mari (en colère, il saute près de la table, il y
tend sa tête comme un objet) : Tiens, elle est là ma
tête, casse-la toi-même un peu, maintenant, je l’ai
déjà assez cassée, veux-tu un casse-noix ? Ou
plutôt une hache ? Tiens, casse-la, épluche-la, presse-la,
mouline-la, fais-en de la confiture, si tu trouves dedans quelque chose qui
ressemble à un sujet de pièce, je veux bien manger toute la
tête au court-bouillon (il pose sa
tête sur la table et pleurniche). Je-n’ai-pas-une-once-de-talent !
Sa
femme (lui caresse la tête,
d’une voix émue) : Mon pauvre, pauvre chéri sans
talent ! Qu’allons-nous devenir ?
Le
mari : Je ne sais pas. J’entame une carrière
politique.
Sa
femme (même jeu) :
Mon pauvre biquet, j’ai toujours pu t’aider... déjà
pour ta pièce précédente...
La
Bonne (entre, ils se redressent
tous les deux) : Monsieur...
Le
mari (sévèrement) : Qu’y
a-t-il ?
La
Bonne : Un monsieur vous demande.
La
femme : Ce doit être
le directeur qui envoie chercher le manuscrit de la pièce.
Le
mari (nerveusement) : Vous lui avez dit que
j’étais ici ?
La
Bonne : Oui. Un petit gringalet... Il a dit que...
La
femme : L’agent,
peut-être...
Le
mari (inquiet) : L’agent ? Attendez. (Il prend une position avantageuse, et
s’adresse à sa femme) Dites-lui, mon petit que
j’arrive... que je travaille... Aïe, aïe (brisé et pleurnichant, il passe dans la pièce voisine).
La
Bonne (sort).
Sa
femme (saisit un journal sur la
table).
Le jeune
journaliste (Un homme
extrêmement jeune et extrêmement timide, il est très
ému de se trouver au domicile du grand auteur dramatique et de pouvoir
s’entretenir avec le grand homme. Il ne sait pas où
s’asseoir, où se mettre, quoi dire. Il se prosterne dans tous les
sens.) : Votre serv... iteurbonjour...
La
femme : Bonjour.
Le
jeune journaliste : Je
suis Amadé Jeunot, correspondant envoyé
par Théâtre et Turf. (Il
n’ose pas lever la tête.) Ai-je l’honneur de parler au
grand Bienheureux Dubœuf ?
La
femme (sourit de la gêne du
jeune homme) : Non, je ne suis que sa femme.
Le
jeune journaliste (avec un rictus
de frayeur) : Ah bon ?... Excusez, je me le disais bien. (Il se racle la gorge.)
La
femme : Vous
désirez parler à mon mari ?
Le
jeune journaliste : Oh,
s’il m’était permis de rencontrer le maître...
La
femme : Mon mari
travaille. Vous savez bien...
Le
jeune journaliste (se
prosternant) : Bien entendu, je sais... La porte de
La
femme : De quoi il
s’agit ?
Le
jeune journaliste : Oh,
Madame...
La
femme : Asseyez-vous...
Le
jeune journaliste (s’assoit
gauchement sur le bord de sa chaise) : Oh, mon Dieu, si ça
pouvait réussir... Madame... je vous supplie... intervenez en ma faveur.
La
femme : De quoi il
s’agit ?
Le
jeune journaliste : Il
s’agit de... le rédacteur, le rédacteur de
Théâtre et Turf chez qui je me suis présenté...
à qui j’ai présenté ma candidature pour travailler
dans sa revue... le grand Sándor Caviste... m’a accueilli
amicalement... il m’a tapé sur l’épaule et m’a
dit que si je faisais un bon reportage théâtral, si, par exemple,
j’arrivais à interviewer le grand Bienheureux Dubœuf
... Le Maître... Alors on pourrait en parler... Et moi dans ma tête
j’ai déjà préparé ce reportage... Oh
Madame... (il
joint les mains) si cela vous était possible... Mon existence en
dépend... Sándor Caviste m’a promis trente couronnes
d’avance si je réussis.
La
femme (en souriant) :
D’accord, d’accord, j’essayerai, mais vous savez, le
problème est que mon mari est très réservé, et
d’ailleurs il est en train de travailler.
Le
jeune journaliste :
À la Porte de la Vie ?
La
femme : Oui. (Elle se lève.) Mais
j’essayerai ! (Appelle vers la
pièce voisine.) Bienheureux !
Le
mari (sa voix, nerveusement) : Qu’est-ce
qu’il y a ? Je travaille.
sa
femme : Venez, juste pour
une minute !
Le
mari (apparaît par
Le jeune
journaliste (saute de sa chaise,
se prosterne) : Amadé Jeunot
Tristounet...
La
femme : Un jeune
journaliste débutant qui pense que toute son existence dépend
d’un entretien avec vous. Je lui ai promis.
Le
mari (acquiesce gracieusement) : Il demande un
autographe ? Je pourrais aller jusque-là.
Le
jeune journaliste (en
bégayant) : Oh, Maître... Il s’agit d’une
chose plus importante...
Le
mari (gracieusement) : Bon, dites ce que vous avez
à dire.
La
femme : Bon, je vous
laisse (elle sort).
Le
mari : Prenez place, jeune homme.
Le
jeune journaliste (s’assoit,
avec des trémolos dans la voix, bouleversé par
l’émotion) : Pour toute ma vie... si
c’était... possible... une grande, très grande demande...
Le
mari (avec condescendance) : Courage, courage, parlez...
Je ne suis moi aussi qu’un homme, après tout, de quoi il
s’agit ?
Le
jeune journaliste : Oh,
Maître... j’ai du mal à regagner mes esprits, me trouvant en
face du grand Bienheureux Dubœuf ...
L’auteur de "Femme d’un autre".
Le
mari : Vous vous destinez au journalisme ?
Le
jeune journaliste (humblement) :
En effet. Cette fois, c’est Théâtre et Turf qui m’a
confié, ça fait deux jours, de vous interviewer, Maître, je
me suis enfin résolu à prendre mon courage à deux mains
pour venir sonner à votre porte. Mon rédacteur m’a promis
de me payer si j’arrive à décrocher une interview avec
Vous, Maître.
Le
mari (gracieusement) : Une interview ? Et sur quoi
vous voulez m’interroger ?
Le
jeune journaliste :
Monsieur le rédacteur m’a promis de me payer des honoraires doubles
si j’arrive à vous arracher, Maître, le sujet de votre
prochaine pièce, "La porte de la vie".
Le
mari (sursaute) : Le quoi ?
Le
jeune journaliste (se met
debout) : Ce que jusqu’ici vous n’avez jamais voulu
révéler.
Le
mari (vivement) : Mais non... je ne le
révélerai pas...
Le
jeune journaliste (abasourdi) :
Oh, Seigneur !
Le
mari (fait nerveusement les cent pas) : Renoncez-y, jeune
homme, vous connaissez mes principes, pas un mot avant
Le
jeune journaliste (abattu, presque
en pleurant) : Oh, mon Dieu ! Pourtant cela fait des semaines que
je passe mon temps à essayer de le deviner, et j’espérais
tant y être parvenu.
Le
mari (en colère, fait les cent pas) : Laissons cela,
voulez-vous ? Pas un mot sur le sujet de ma pièce.
Le
jeune journaliste (triste) :
Rien donc... fichu... pour mon reportage sensationnel à la rubrique des
théâtres ! Pourtant j’ai déjà tant
rêvé de la pièce en préparation... Cela fait des
années que j’étudie votre style, Maître... vos
idées, votre génie, et j’ai eu tout un tas
d’idées de ce qui pouvait être le sujet d’une
pièce qui s’intitule La porte de la vie.
Le
mari (s’arrête brusquement et le fixe) :
Allons ! Vous avez essayé de le deviner d’après le
titre ? (Avec une secrète
auto ironie) Alors là, c’est intéressant, je n’en
serais pas capable.
Le
jeune journaliste :
Comment ?
Le
mari (vite) : Je
veux dire que je serais incapable de deviner le sujet d’un autre
écrivain, rien que d’après le titre. Vous devez avoir une
grande imagination.
Le
jeune journaliste (encouragé) :
Oui, toute la nuit dernière je me suis cassé la tête, que
peut signifier cette mystérieuse Porte de la vie ?
Le
mari (très
intéressé, s’approche lentement de lui) : Et
alors ?
Le jeune
journaliste : Et
j’ai eu toutes sortes d’idées... je me suis dit que cette
porte pouvait symboliser des choses incroyablement intéressantes...
telles que nous connaissons vos grands idéaux, Maître...
Le
mari (avec une
légèreté forcée il s’allume une cigarette.
Derrière la cigarette, il observe avidement le journaliste, et dit sur
un ton détaché) : Et alors ? Qu’avez-vous
pensé, jeune homme ?
Le
jeune journaliste (tristement) :
Oh, Maître, cela ne peut pas vous intéresser...
Le
mari (gracieusement) :
Mais si ! Tel que je vous vois, jeune homme brave et enthousiaste... vous
seriez capable de tomber dans le mille... et de deviner le sujet
d’après le titre. (Il le
regarde avec angoisse.)
Le
jeune journaliste (avec
espoir) : Même si je le devinais...
Le
mari (gracieusement) :
Si vous le devinez... souhaitez-vous une cigarette ? (Il lui offre une cigarette)
Le
jeune journaliste (avec
gratitude) : Merci. (Il
l’allume maladroitement)
Le
mari (regardant constamment
sur le côté) : Si vous réussissez à tomber
juste, je promets de vous le dire.
Le
jeune journaliste (heureux) :
Vraiment ?
Le
mari (acquiesce
gracieusement) : Pourquoi pas ? Si vous l’avez
trouvé, de toute façon vous réaliserez à la
première que vous l’avez bien trouvé.
Le jeune
journaliste (rayonnant de
bonheur) : Et alors, je pourrai aussi l’écrire ?
Le
mari (faisant semblant
d’hésiter) : Vous pourrez.
Le
jeune journaliste (excité) :
Oh, Maître... Alors j’y vais ?
Le
mari (sourit
gracieusement) : Bon, allez-y. (Il
regarde autour de lui, fixe le journaliste avec angoisse.)
Le
jeune journaliste (en
tâtonnant) : Alors, j’ai pensé que le héros
ne peut être autre que... qu’un célèbre...
Le
mari (s’approche, tend
l’oreille) : Un célèbre... quoi... quoi
donc ?
Le
jeune journaliste : Un
célèbre... hum... ingénieur...
Le
mari (fait une grimace).
Le
jeune journaliste (prend
peur) : Médecin...
Le
mari (de plus en plus
excité, mais tente de se contenir) : Un médecin, ah
bon... c’est tiède...
Le
jeune journaliste (heureux) :
Je le savais ! Je le savais ! Et ce médecin a un... un... (il cherche le
regard de l’auteur).
Le
mari : Alors ? Alors ? Attendez... Voulez-vous une goutte
d’eau-de-vie ? (Il va vite
chercher une bouteille, il verse, il fait boire le jeune homme.) Allez,
courage ! Encore un verre. Mais vous êtes un très brave et
honnête jeune homme.
Le
jeune journaliste (boit, plus
vite) : Alors, j’ai pensé que ce médecin a une
femme...
Le
mari (pressant) :
Alors ? Alors ?
Le
jeune journaliste : Elle
n’aime pas le médecin.
Le
mari : Ah oui, ah oui. Vous seriez un détective talentueux,
jeune homme... (Il lui verse à
boire.) Prenez encore un verre. (Il
lui verse encore à boire.)
Le
jeune journaliste (heureux) :
Je suis tombé juste, n’est-ce pas ? Elle n’aime pas le
médecin et elle compte le tromper.
Le
mari (se retenant) :
Le tromper, peut-être pas...
Le
jeune journaliste (soucieux) :
Le tromper, peut-être pas... Mais la tentation est grande...
Le
mari : Là, c’est déjà presque juste...
Le
jeune journaliste (en
tâtonnant) : Sur quoi le médecin a une idée
grotesque... une idée que seul vous pouviez avoir, Maître !
Une idée à la hauteur de Bienheureux Dubœuf
...
Le
mari (très
excité) : Alors ? Alors ? Continuez ! (Il lui verse à boire.) Prenez
encore un verre !
Le
jeune journaliste (boit,
réfléchit) : L’idée de mettre sa femme
à l’épreuve...
Le
mari (le poussant) :
Alors ? Alors ? (Le jeune
journaliste veut se mettre debout, il le rassoit.)
Le
jeune journaliste (heureux) :
C’est déjà presque juste ?... C’est
génial ! Je le savais. Je l’ai deviné. Il la met
à l’épreuve en... en...
Le
mari (a du mal à se
retenir) : En faisant quoi ?
Le
jeune journaliste (en
tâtonnant) : En prétendant par exemple être devenu
aveugle, mais ce n’est pas vrai...
Le
mari (le fixe un moment,
figé, puis il se met lentement debout).
Le
jeune journaliste (se lève
lui aussi et lève sur l’autre un regard inquiet).
Le
mari (froidement) :
Jeune homme ! Vous êtes très habile... Il est certain que
vous avez tout deviné tout seul parce que je n’ai
révélé mon sujet encore à personne.
Le
jeune journaliste (explose) :
Je l’ai deviné ? Je l’ai deviné ?
Le
mari (solennellement) :
Vous l’avez deviné, je vous félicite.
Le
jeune journaliste (rayonnant) :
C’est magnifique ! Un sujet merveilleux ! Un sujet merveilleusement
magnifique ! Maître, vous seul avez pu avoir une pareille
idée – nul autre ! C’est le sujet qui prouve votre
génie, Maître. Le médecin feint la cécité...
mais il sait tout, et la femme ne peut pas tromper son mari... car...
c’est génial ! Seul votre cerveau peut faire naître un
pareil sujet, Maître !
Le
mari (gracieusement) :
Vous croyez ? Je vous l’accorde.
Le
jeune journaliste (timidement) :
Et... je peux écrire mon reportage ?
Le
mari (après une
hésitation) : Vous pouvez.
Le
jeune journaliste (explose) :
Maître ! Comment vous remercier ? C’est grandiose !
Ça fera sensation ! Je cours à la rédaction,
ça me permettra de toucher vingt couronnes d’avance.
Le
mari (lui tend la
main) : Au revoir.
Le
jeune journaliste (fixe ses pieds
devant lui, ses lèvres bougent mais il ne dit rien).
Sa
femme (revient) : Alors,
il est parti ?
Le
mari (se secoue, regarde sa
montre, puis dit avec légèreté) : Il est parti.
Je pars aussi, mon petit.
Sa
femme (soucieuse) :
Où ça ?
Le
mari (avec
supériorité) : Où ? Où tu veux que
j’aille ? Je vais voir le directeur pour toucher six mille couronnes
d’avance.
Sa
femme : Sur quoi ?
Le
mari : Sur quoi ? Sur ma pièce.
Sa
femme (désespérée) :
Sur la pièce ? Alors que tu ne connais même pas le
sujet ?!
Le
mari (amusé) :
Quelle enfant tu fais, tu l’as vraiment cru ? Tu t’es
imaginée que moi, je n’ai pas de sujet ?
Sa
femme (se blottit contre
lui) : Alors tu en as un ?
Le
mari (avec
supériorité) : Tu es une
drôle de femme, toi... Tu as douté de mon talent. Sais-tu que je
n’ai jamais eu un aussi bon sujet que cette fois ? J’en ai
même parlé à ce journaliste, l’interview va
paraître dans le courant de la semaine.
Sa
femme (heureuse) : Oh,
méchant homme ! Tu m’as fait si peur ; (Elle le caresse.) Toi, mon
génie, toi, grand talent ! Et quel est donc ce sujet ? Tu ne
voudrais pas le révéler à ta petite femme ?
Le
mari (s’assoit, sa
femme s’assoit sur ses genoux) : Je veux bien te
révéler les grandes lignes seulement... Écoute bien. Il
s’agit d’un médecin qui feint la cécité... mais
qui sait tout, et sa femme n’ose pas le tromper car...
(Rideau)
[1] Cette scène apparaît également dans le recueil "Panorama" sous le titre "Le grand auteur dramatique".