Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
La tortue,
ou lequel est fou dans la baraque
Personnages :
LE MÉDECIN
L’INFIRMER
JÁNOS
LE FOU
La scène se passe
dans une pièce de l’asile d’aliénés
LE MÉDECIN (apparaît
par la gauche, regarde alentour, crie) : Vandrák !
L’INFIRMER (sort de la
pièce de gauche, il porte une camisole sur le bras) : Vous
désirez, Docteur ?
LE MÉDECIN : Alors, quoi de neuf ? Vous lui
avez retiré la camisole ?
L’INFIRMER : Oui. Il va très bien, il s’est
endormi.
LE MÉDECIN : Parfait. Était-il encore
agité après la douche ?
L’INFIRMER : Pas vraiment, sauf qu’il ne lâchait
pas les dents dans sa main.
LE MÉDECIN : Entendu, j’avais prévu
cela. Retournez près de lui, je vous rejoindrai plus tard, je monte
jeter un coup d’œil au secteur des grands agités. Et soyez
prudent.
L’INFIRMER : Oui, Docteur. (Il pose la camisole sur l’accoudoir d’un fauteuil et
retourne dans la pièce de
gauche.)
LE MÉDECIN (se
passe la main sur le front, se dirige vers la porte de droite, lorsqu’on
frappe à cette même porte) : Entrez ! (Il ouvre la porte.)
JÁNOS (entre, gêné, gauche) : Bonjour…
Excusez-moi… (Il porte alentour un
regard soucieux.) Je cherche Monsieur le Docteur Haduva…
LE MÉDECIN : C’est moi-même. Vous
désirez ?
JÁNOS : Le
portier m’a dit que vous avez quitté votre bureau et que vous
êtes venu ici. Pardonnez-moi de vous avoir suivi… Je
m’appelle János Le Sobre, externe de troisième
année…
LE MÉDECIN (tend
la main amicalement) : Très heureux, mon cher
confrère. Votre oncle, Monsieur le Conseiller, m’a annoncé
votre visite, j’en suis ravi. En quoi puis-je vous être
utile ?
JÁNOS (très naturel) : Mon
oncle a peut-être évoqué… Je suis
intéressé par… Et j’aimerais visiter chez vous.
LE MÉDECIN : Oui, oui, je me rappelle. Vous
aimeriez visiter l’établissement. Je me ferai un plaisir de vous
guider. Vous avez déjà vu le parc ?
JÁNOS : Non,
de votre bureau je suis venu directement ici.
LE MÉDECIN : Très bien, alors on peut
commencer in medias res.
L’endroit où nous nous trouvons est une des pièces
d’observation du service des paranoïaques, où nous
étudions actuellement un cas de démence intéressant, un
cas très spécial, depuis une semaine. Une douce dementia præcox.
JÁNOS (d’un ton supérieur) : Oh
oui, je sais. Dementia multiforma.
Je connais bien le tableau clinique. Tome IV, page 9. Idées
fixes, mégalomanie, manie de
persécution…
LE MÉDECIN : C’est très juste. Je vois
que vous étudiez sérieusement.
JÁNOS : Vous
savez, j’ai potassé à l’avance, de mon propre chef,
les cinq volumes des maladies mentales, alors que ce n’est au programme
qu’au prochain semestre. Mais je n’ai encore jamais vu un fou sur
pieds… (Naïvement.) Et je
brûle d’envie d’en rencontrer.
LE MÉDECIN (sourit) : Vous
pourrez en voir ici. Mais il ne faut pas perdre les pédales –
ça surprend la première fois.
JÁNOS (signe de dénégation) : Mais
non, faites-moi confiance. J’ai bien lu comment il convient de les
aborder, leur parler. Je vous ai dit que j’ai lu toute la
littérature sur cette question.
LE MÉDECIN : Bon, tant mieux. On va peut-être
commencer au premier étage, ça vous va ? Ou
préférez-vous rester ici ?
JÁNOS (désigne la porte de gauche, un peu
ému) : Là ? Le malade est là ?
LE MÉDECIN : Ici, oui. Alors, on y va ?
JÁNOS (recule d’un pas, dédaigneux) : Naturellement,
pourquoi non ? Mais… on ne le dérangera pas ?
LE MÉDECIN : Pas du tout. C’est un de nos
malades les plus calmes. Il est vrai que cet après-midi il était
un peu remuant, mais il a eu le temps de se calmer.
JÁNOS (inquiet) : Remuant ?
LE MÉDECIN : Eh oui. Il a arraché trois
dents à l’infirmier, puis il a pris la baignoire sur son dos et il
a grimpé à quatre pattes sur le toit. Mais il va
déjà mieux.
JÁNOS : Pardon ?
LE MÉDECIN : C’est un cas simple, vous me
comprenez, cher confrère. Le tableau clinique a souvent
été décrit, il se prenait d’abord pour une tortue.
Sinon, il a pour idée fixe qu’il est Moïse, le
rédempteur du monde, qu’il extirpe les insectes de la tête
des gens – parfois il se prend pour un fourmilier, parfois pour une
tortue.
JÁNOS : Ah
oui. Et il a tantôt été un peu remuant…
LE MÉDECIN : Un cas simple. Il considère
tout le monde comme fou et il croit que les insectes qui nous ont envahi le
cerveau en sont la cause.
JÁNOS : Je
comprends… oui… je comprends. Par contre, ce qui n’est pas
clair pour moi, c’est ce qui l’a poussé à casser
trois dents de… euh…
LE MÉDECIN : Pour faire tortu, plus tortueux, plus
torturant.
JÁNOS : Ah
bon.
LE MÉDECIN : Le fait est que ce malade… (On frappe à la porte de droite.)
LE MÉDECIN : Qui est là ?
UNE VOIX (de
l’extérieur) : Docteur, venez vite, Sedlacsik a coupé l’index de Bleyweisz avec ses dents !
LE MÉDECIN (se tape
le front) : Oh, je l’ai oublié,
celui-là ! Au début il voulait lui couper la tête,
mais j’ai déjà obtenu qu’il se contente d’un
index… Je comptais poursuivre le traitement et l’en dissuader tout
à fait, mais j’arrive trop tard… (À János.) Pardonnez-moi, c’est urgent.
Attendez-moi, je reviens dans cinq minutes.
JÁNOS (regarde soucieusement la porte de gauche) : Euh…
Je pourrais peut-être vous accompagner.
LE MÉDECIN : Inutile. C’est de la chirurgie.
Je ne vais pas tarder. (Il sort en courant
par la droite, ferme par habitude la porte à clé derrière
lui.)
JÁNOS : Docteur !...
(Il va à la porte, il constate
qu’elle est fermée.) Oh, mais… Il l’a
fermée ! (Il secoue la porte.)
Oh putain !
L’INFIRMER (revient par
la gauche, aperçoit János devant l’autre porte) : Docteur !
(En aparté.) C’est qui,
celui-là ? Pourquoi la porte est-elle fermée ?
Aurait-on amené un nouveau dans le service ? Merci bien, le
Moïse me suffit largement. (À
haute voix.) Eh là, qu’est-ce qui se
passe ?
JÁNOS (se retourne, ses cheveux se dressent sur sa
tête. En aparté.) : La tortue ! Eh bien, me
voilà propre ! János Le Sobre, montre ce que tu sais
faire ! (À haute voix,
simulant un calme serein.) Bonjour… Ce n’est rien, je ne
faisais qu’examiner la porte. Comment ça va ? Comment
allez-vous ?
L’INFIRMER (soupçonneux) : Pas
trop mal. C’est le Docteur que vous attendez ?
JÁNOS (vivement, en suivant attentivement chaque
geste de l’infirmier) : Oui. Il va venir. Mon
confrère ne va pas tarder,. Moi aussi, je suis
médecin.
L’INFIRMER (soupçonneux) : C’est
cela ? Asseyez-vous ici en attendant.
JÁNOS (vivement) : Merci, je ne suis
pas fatigué.
L’INFIRMER : Pourtant vous ne pouvez pas partir avant le
retour du Docteur. Ici nous fermons bien toutes les portes quand
quelqu’un sort.
JÁNOS (en aparté) : Comme tout
ce qu’il dit est logique… Si on ne le savait pas… Je vais
épier son idée fixe, si ça le reprend… Dementia præcox,
page 4, alinéa 5…
L’INFIRMER (en
aparté) : Il parle tout seul ? Ce doit être un
nouveau malade. Bon, on veille au grain jusqu’à ce qu’on
vienne le chercher.
JÁNOS (se racle la gorge, puis tente de prendre un
ton familier) : Alors, comment vous sentez-vous ici ?
J’espère que vous êtes content de l’institution.
L’INFIRMER (hausse les
épaules) : Ça peut aller. La cuisine est correcte,
le salaire pourrait être un peu plus élevé.
JÁNOS (en aparté) : Le
salaire ? Ah oui, il ne doit pas se rendre compte qu’il se trouve
dans un asile de fous. Il faut le laisser dire. L’idée fixe ne va
pas tarder… Dementia præcox,
page 4. (À haute voix.)
Vous mériteriez sans doute plus.
L’INFIRMER : Un bon paquet de couronnes en plus. Le
travail est dur, on se donne du mal.
JÁNOS (en aparté) : Couronnes…
couronnement… la mégalomanie. Page 50… Il faut le
laisser dire… Voyons cette histoire de tortue… (À haute voix, sur un ton familier.)
Mon Dieu, c’est comme ça dans un aquarium, n’est-ce
pas ?
L’INFIRMER : Dans un quoi ?
JÁNOS : Un
aquarium. Euh… un aquarium antique… un aquarium de
l’époque de Moïse… Comme le nôtre…
L’INFIRMER (en
aparté) : Ah oui. Il ignore où il se trouve,
où on l’a amené. Il faut le laisser dire. (À haute voix.) Qu’est-ce
qui vous fait dire que c’est un aquarium ?
JÁNOS (gentiment) : Eh bien, les
tortues vivent dans un aquarium, non ?
L’INFIRMER (en aparté) : Il
se prend pour une tortue. C’est bon à savoir. (À haute voix.) C’est vrai,
un aquarium convient parfaitement aux tortues.
JÁNOS : Et
dites-moi, c’est bien, d’être une tortue ?
L’INFIRMER (en
aparté) : Me prendrait-il aussi pour une tortue ? Laissons-le
penser ça. (À haute voix.)
Bien sûr. Comme ça, nous sommes entre nous.
JÁNOS : Sauf
que c’est un peu fatigant de grimper toujours à quatre pattes avec
cette lourde carapace sur le dos…
L’INFIRMER : Oh, ça ne me gêne pas. Je vous
en prie, continuer, si ça vous convient.
JÁNOS (ne comprend pas) : Que
quoi ?
L’INFIRMER : Circulez tranquillement à quatre
pattes, comme d’habitude.
JÁNOS (effrayé) : Moi ?
L’INFIRMER : Mai oui. Qui est tortue, circule à
quatre pattes. Vous êtes tortue, que je sache ?
JÁNOS (en aparté) : Ciel,
voilà que ça le prend… Il veut décider que je suis
son semblable… Il vaut mieux le laisser dire, sinon il pourrait me casser
trois dents… (À haute voix.)
C’est juste. À vrai dire pour moi c’est plus confortable.
L’INFIRMER (vigoureusement) : Alors
ne vous gênez pas.
JÁNOS (effrayé) : Bon,
entendu. (Il se met à quatre
pattes.)
L’INFIRMER (en
aparté) : La crise n’est pas loin. Il va falloir
faire attention. (Il s’approche de
la chaise où est posée la camisole de force.)
JÁNOS (à quatre pattes, méfiant,
guette chaque geste de l’infirmier) : Bon, ben alors…
L’INFIRMER (ne comprend
pas) : Vous disiez ?
JÁNOS : Je
vous en prie, à quatre pattes, n’hésitez pas… (En aparté, s’épongeant
le front.) Sacré nom, pourvu qu’on vienne vite, j’ai horriblement
peur.
L’INFIRMER (aimablement) : Bien
sûr, naturellement… (En
aparté.) Un cas des plus difficiles. J’aurai du mal à
m’en sortir seul. Haduva ferait mieux de ne pas
trop tarder… (Il se met à
quatre pattes, mais n’oublie pas de prendre la camisole avec lui.)
JÁNOS (soupçonneux) : C’est
quoi, dites-moi ?
L’INFIRMER : Oh, rien… Un chiffon resté dans
la carapace. C’est dedans que je fais ma lessive...
JÁNOS : Ah
oui, je comprends… Hé, hé, hé. (À l’approche de l’infirmier, il prend peur, recule
à quatre pattes, mielleusement.) Hé, hé, c’est
très agréable, j’aime bien me promener comme ça. (Il déambule.)
L’INFIRMER (prend peur,
recule, tient prête la camisole) : Moi aussi. Les crapauds
ont beaucoup de chance…
JÁNOS (en aparté, enroué de peur) : Je
n’en peux plus. Je dois appeler à l’aide. (Soulagé.) Tiens, il y a une
sonnette près de la porte. Pourvu que j’arrive jusque-là. (Il change de direction en sautillant, il
rampe vers la porte.)
L’INFIRMER (le suit
prudemment, en se protégeant avec la camisole, dans l’intention de
la jeter sur l’autre quand il l’aura rattrapé.)
JÁNOS (parvient près de la porte, fait
soudainement demi-tour, grince des dents dans sa frayeur, il aboie) : Ouah,
ouah !!!... (Il fait un bond.)
L’INFIRMER (recule) : Crrr… Qu’est-ce qui se passe ?
JÁNOS :
Je suis un crapaud. Couac, couac.
L’INFIRMER : Moi aussi. Brékéké…
Mais je suis un crapaud plus fort.
JÁNOS : Couac,
couac. C’est faux, c’est moi le plus fort. Si vous me touchez, je
vous mange. (Il grince des dents.)
L’INFIRMER (en aparté) : Ça
y est, la crise ! Il faut agir… (À
haute voix.) C’est ce que nous allons voir ! Brékéké !...
(Il tente de lui sauter dessus, de lui
jeter la camisole sur la tête.)
JÁNOS (s’esquive, saute debout, hurle
à tue-tête, court en tous sens) : Au secours !
Docteur, au secours ! Ouvrez la porte ! Infirmier !
Infirmier ! Il veut m’étrangler !
L’INFIRMER (saute
également sur pieds, lève haut la camisole, poursuit János
en courant.)
LE FOU (ouvre prudemment la
porte de gauche, entre sans se montrer, arrache la camisole des mains de
l’infirmier, la lui jette sur la tête, la serre dans son dos,
l’immobilise.)
L’INFIRMER : Au secours !
JÁNOS (aperçoit le fou, se rassure,
s’arrête) : À la bonne heure, Dieu merci.
L’infirmier est arrivé. (Il
s’essuie le front.) J’ai eu chaud. (Vers le fou.) Tenez-le bien, Monsieur l’infirmier ! Il
est en pleine crise ! Il s’est jeté sur moi ! Pourquoi
on laisse les comme ça circuler librement ?!
L’INFIRMER (tente de se
libérer) : Au secours !
JÁNOS : C’est
horrible, il crie ! (Il
aperçoit les mains de l’infirmier attachées dans le dos, il
reprend courage.) Je peux vous aider ?
LE FOU : Bâillonnez-le pour qu’il cesse de
crier. (Il tient fortement la camisole
par-derrière, tire l’infirmier vers la chaise.)
JÁNOS (sort son mouchoir, le fourre dans la bouche
de l’infirmier, ils le traînent à deux jusqu’à
la chaise, le font asseoir et l’attachent au dossier avec la ceinture de
la camisole.)
JÁNOS (se redresse, s’essuie le front) : Fichtre,
quelle aventure !
LE FOU (le toise, les
bras croisés, ironiquement) : On a eu un peu chaud,
hein ? Si je n’étais pas arrivé à temps, vous
auriez eu des pépins, hein ?
JÁNOS (a honte de sa frayeur de tantôt) : Eh
bien, mon Dieu, je n’ai pas eu vraiment peur… Je ne suis pas un
profane en la matière, je sais quand même traiter les fous…
Seulement j’étais tout seul.
LE FOU (ironique) : C’est
tout de même rassurant de me savoir à vos côtés,
hein ?
JÁNOS (rit) : Eh bien, à vrai
dire… je suis effectivement rassuré. Vous savez, c’est la
première fois que je rencontre un vrai fou. C’est tout de
même autre chose que d’apprendre dans les livres… Même
si c’est bien expliqué… J’ai tout de suite
établi le bon diagnostic… Dementia Præcox. Parce que je suis… Je m’appelle János
Le Sobre, en troisième année de médecine.
LE FOU (acquiesce avec
dignité, sans répondre.)
JÁNOS (cligne de l’œil et désigne
l’infirmier) : Un cas difficile, hein ?
LE FOU (d’un geste
de la main) : Un cas désespéré.
JÁNOS (avec compassion) : Vraiment ?
Je l’ai senti tout de suite. Vous savez, il y a quelque chose dans les
fous, ils suscitent en nous une sorte d’angoisse, avant même de
savoir la nature de leur mal. Une sorte d’émanation. C’est
possible d’après la science moderne.
LE FOU (ironique) : Bien
sûr. La science.
JÁNOS :
Je suis d’accord, bien sûr, la pratique est plus importante. Pour
comprendre les folies à fond, il faut les côtoyer, vivre parmi les
malades, comme vous. (Il cligne
respectueusement de l’œil dans la direction de l’infirmier.)
Cela fait longtemps que vous soignez ce malheureux ?
LE FOU : Pas très. Avant je m’occupais
d’un autre. Mais il est parti. Celui-ci n’est ici que depuis deux
jours.
JÁNOS (avec respect) : Et
déjà vous avez si bien appris à le traiter ? Bien
sûr, l’expérience. Vous avez tout de suite su quelle
était la manie de ce malheureux, hein ?
LE FOU (d’un air
supérieur) : Dès le premier instant.
JÁNOS : Il
est dangereux, hein ?
LE FOU : Un des plus dangereux que j’aie
rencontrés. Pourtant ils sont nombreux.
JÁNOS (frémit) : Brrr…
Quand il est entré et m’a regardé… Il y a quelque
chose d’horrible dans le regard de ces pauvres fous. J’avoue que
j’avais froid dans le dos sous son regard. Tenez, vous voyez comme il
roule horriblement les yeux, maintenant aussi…
LE FOU : J’ai l’habitude. Quand on vit parmi
les fous, on s’y habitue.
JÁNOS (avec compassion et respect) : Ça
doit être fatigant de vivre parmi eux.
LE FOU : C’est sûr. Cela fait des mois que je
ne vois aucun homme normal avec qui on puisse parler. Qui me comprenne. Parce
que je vois que vous me comprenez…
JÁNOS (flatté) : Oh oui, je
vous comprends. Ce doit être pénible de lutter constamment contre
les idées fixes. Cela demande beaucoup de ruses.
LE FOU (encouragé) : Vous
pouvez le dire. Je vois que vous me comprenez. Enfin quelqu’un qui me
comprend et qui saisit à quel point je souffre de vivre parmi ces fous
à lier. (Il tend la main.)
Vous êtes le premier homme qui me comprend vraiment !
JÁNOS (ému, lui serre la main) : Après
tout, vous m’avez sauvé la vie. C’est sûr, je vous
trouve sympathique. Il est indispensable que dans cette maison les gens normaux
s’entraident et sympathisent !
LE FOU : Merci. (Ils
se caressent mutuellement la main.)
JÁNOS : Dites-moi…
(En désignant l’infirmier de
la tête.) Quelles sont les manies de ce malheureux ? Comment
arrivez-vous à le tenir ? Le Docteur Haduva
m’en a dit deux mots, mais il a été appelé…
LE FOU (ironique) : Le
Docteur Haduva ? Quel Docteur Haduva ?
JÁNOS : Celui
qui était ici… Qui m’a reçu… Avec un
monocle…
LE FOU (rit de bon
cœur.)
JÁNOS (prend peur) : Qu’est-ce
qu’il y a ?
LE FOU (tape
l’épaule de János) : Le type au monocle qui
se prend pour un médecin ?
JÁNOS (atterré) : Ciel !
Il n’est pas médecin ?
LE FOU (lui tape paternellement
l’épaule) : Mon cher ami, c’est un des fous
les plus dangereux. Sa manie c’est de se prendre pour un psychiatre.
JÁNOS (se frappe la tête) : Jésus
Marie… Et moi j’ai causé tranquillement avec lui !
LE FOU : Ça ne fait rien. On ne remarque rien au premier
instant. Cela demande du temps. Moi je le connais depuis longtemps, le pauvre.
Plus longtemps que celui-ci. Parce que celui-ci, ça ne fait que deux
jours qu’on me l’a attribué.
JÁNOS (anéanti) : Mais alors,
comment peut-on reconnaître de façon sûre que
quelqu’un est fou ? Car apparemment les manuels ne suffisent pas.
LE FOU (d’un air
supérieur) : Cher Monsieur, il faut lui parler,
l’observer, il faut comprendre sa manie fondamentale, comme je le fais,
moi.
JÁNOS (désigne l’infirmier) : Quelle
est la manie fondamentale de celui-ci, par exemple, en plus de…
LE FOU : Celui-ci ? C’est l’eau,
Monsieur, c’est l’eau. L’eau, la douche. C’est sa
manie.
JÁNOS : L’eau ?
LE FOU (acquiesce) : L’eau.
Sa manie est qu’il fait jaillir de l’eau.
JÁNOS (se rappelle) : Ah oui. Il est
Moïse qui fait jaillir l’eau. Je vois. Le Docteur Haduva me l’a bien… Pardon… Ce pauvre fou
m’en a dit un mot. Et vous, infirmier, je veux dire, vous, Docteur…
Comment vous avez compris que c’était sa manie ?
LE FOU : Très simplement, écoutez. Vous
êtes un homme intelligent, je vais vous expliquer. J’ai
observé que ce malheureux fou ne se sentait à l’aise que
parmi d’autres fous. Dès qu’il se trouve en face d’un
homme sain d’esprit, normal, il court au mur et ouvre la douche.
JÁNOS : C’est
affreux. Pourquoi fait-il cela ?
LE FOU : Justement, sa manie est de mettre les gens
normaux sous la douche, pour qu’ils deviennent fous et le comprennent.
JÁNOS (tape des mains) : Vous avez
raison, je l’ai aussi remarqué. Moi aussi il m’a
d’abord invité sous le robinet.
LE FOU (d’un air
supérieur) : Vous voyez.
JÁNOS : Et
dites-moi, comment vous reconnaissez les fous, comment vous distinguez les fous
des gens normaux ? Cela demande un jugement sûr.
LE FOU : Très simplement. Instinctivement. De ce
que dit et fait quelqu’un qui est sain d’esprit.
JÁNOS : Par
exemple ?
LE FOU : Par exemple, n’est-ce pas, si je lui dis ou
je veux faire avec lui quelque chose de sensé, alors il court au robinet
et essaye, tant qu’il peut, de me mettre sous la douche. C’est sa manie.
JÁNOS : Comment
ça le prend, cette manie ?
LE FOU : Si je ne me soumets pas à ce qu’il
veut. À la première phrase sensée que je lui dis par
hasard, sa folie éclate, son idée fixe de vouloir me noyer le
reprend. Car, n’est-ce pas, si je dis à une personne normale,
à vous par exemple, que maintenant je vous arrache les yeux, que
j’enfonce ma main par cet orifice dans votre cerveau, que j’en
extirpe l’insecte, alors vous ne vous y opposez pas, vous me laissez
faire. Alors que ce malheureux aliéné, lui, entre
immédiatement en crise et veut me pousser, comme vous, sous la douche,
parce que c’est son idée fixe.
JÁNOS : Pardon ?
Je ne comprends pas. Vous dites que… Il voulait vous arracher les
yeux ?
LE FOU : Pas du tout. Naturellement c’est moi qui
voulais lui arracher ses yeux à lui, comme j’ai cassé les
dents à son prédécesseur, bref, comme j’ai agi
à la façon de tout homme normal. Mais lui s’y est
opposé…
JÁNOS (le monde se met à tourner autour de
lui) : Pardon… Cher, euh… infirmier…
Docteur… Directeur Général… Je ne comprends plus
très bien… De qui parlez-vous exactement ?...
LE FOU : De qui ? Mais de ce fou, là.
JÁNOS : De
la tortue ?
LE FOU (avec
vivacité) : Quelle tortue ?
JÁNOS (désigne l’infirmier) : Celui-ci,
qui se prend pour une tortue.
LE FOU (mystérieux,
saisissant par-devant la veste de János) : Il vous a dit
qu’il était une tortue ?
JÁNOS : Oui,
oui.
LE FOU (avec un rire
effrayant) : Ha, ha, ha ! Je vous disais bien qu’i est
complètement fou. Ha, ha, ha !
JÁNOS (inquiet) : Quoi ?
LE FOU (fait le
mystérieux) : Ce n’est pas lui la tortue !
Ça ne se peut pas !
JÁNOS : Pourquoi ?
LE FOU (le saisit par sa
veste) : Parce que c’est moi, la tortue. Mais ne le dites
à personne. Je suis seulement contraint de prendre une forme humaine, afin
de lui mettre la main dans le cerveau et de retirer l’insecte de sa
tête.
JÁNOS (claque des dents) : De la
tête de qui ?
LE FOU : La vôtre. (Naturel.) Vous permettez ? Ça ne prendra qu’un
instant. (Il tend la main vers les yeux
de János.)
JÁNOS (recule, pris de panique, se met à
quatre pattes, court vers la porte.) : Au secours ! Au
secours ! Infirmier ! Directeur ! Au secours (Le médecin entre
précipitamment par la droite.)
LE MÉDECIN : Qu’y a-t-il, qu’est-ce qui
se passe ici ? (À
János.) Qu’est-ce que vous faites ? Que s’est-il
passé ?
JÁNOS (recule dans sa panique) : Le
troisième fou ! Celui qui se prend pour un psychiatre !
LE MÉDECIN (aperçoit
l’infirmier) : Qu’est-ce qu’on vous a
fait ? (Il y court, il le
libère, il ôte le mouchoir de sa bouche.) Que se passe-t-il
ici ?
L’INFIRMER (tout en se
jetant sur János) : Attrapez vite l’autre ;
pendant ce temps je tiens celui-ci. (Il
saisit János par-derrière.)
JÁNOS : Au
secours ! Lâchez-moi ! Je suis une tortue ! Je suis
médecin !... Aux fous !
LE FOU (attrape le
médecin) : Attrapez-le ! Au secours ! Au
fou ! Il se prend pour un psychiatre !
LE MÉDECIN : Fichtre, sacré nom ! Et
moi je l’ai pris pour un confrère ! Pourtant son oncle
m’a bien averti que quelque chose ne tournait pas rond avec lui, il
m’a demandé de l’examiner. Il se prend pour un observateur
des fous.
JÁNOS : Ce
n’est pas moi qu’il faut tenir ! Attrapez plutôt cet
autre ! Il a l’idée fixe qu’il est psychiatre !
Qu’il sait guérir les fous ! Qu’il peut extirper les idées
fixes de leur cerveau…
LE FOU (avec un rire
redoutable) : Ha, ha, ha ! C’est ridicule ! Moi seul en
suis capable ! C’est seulement moi qui peux enlever les
insectes ! Parce que je suis le Bon Dieu !
JÁNOS : Ce
n’est pas vrai. Le Bon Dieu, c’est moi !
LE MÉDECIN : Ce n’est pas vrai. C’est
moi !
L’INFIRMER : Imbéciles, c’est moi qui suis
le Bon Dieu, qui d’autre ?
LE MÉDECIN (écoute,
puis s’écrie) : Les gars, vite, retournons dans nos
cellules… le directeur arrive ! (Tous
sortent vite par la gauche.)
Rideau