Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
Pelotes
Personnages
WASSERKOPF
SZEGŐ
MAÎTRE FUCHS, avocat
MANCIKA
SOLTÉSZ
La scène se passe
dans un bureau de la CULP, Compagnie Universelle des Laines et Pelotes. Deux
tables, un téléphone, une machine à écrire, une
affiche sur le mur : « Entrepôt de pelotes autorisé
par l’État ». Au fond une porte vers un couloir,
à gauche la porte conduisant à la pièce du juriste de la
société, Maître Fuchs.
Lorsque le rideau
s’ouvre le travail enfiévré habituel bat son plein. Szegő est assis à son bureau, il comptabilise,
compte, révise, etc. Mancika tape avec
diligence sur le clavier de sa machine.
SZEGŐ (belle prestance, cadre, la trentaine. Quand
le téléphone sonne, il repose son dossier sur la table,
mécontent.) : Encore ce maudit téléphone.
Impossible de travailler… (Il
répond.) Allô !... Compagnie des Laines, bureau des
pelotes, ici Szegő. Bonjour. Je vous en prie.
Une commande ? Naturellement. Allez-y, je note. Vingt-cinq mille pelotes,
de première qualité, tous coloris, oui. Dix-sept mille de seconde
qualité, c’est entendu… Ou plutôt non !
Aujourd’hui ce n’est plus possible, C’est le week-end. Vous
pouvez envoyer le camion lundi. Merci beaucoup. (Il pose le téléphone.) Crève, salaud !
Quelle idée de passer sa commande un samedi matin. (En aparté.) Où est la facture de Frankfurter ?
(Il fouille dans le tas de documents sur
son bureau, il la trouve.) Enfin !
MANCIKA (jeune personne, jolie, derrière sa
machine à écrire) : Monsieur Szegő,
vous êtes encore nerveux.
SZEGŐ : Évidemment,
je suis nerveux. C’est samedi, il est presque midi, et j’ai encore
une montagne de travail. Ils ont de la chance, les Anglais, à
l’approche du week-end…
MANCIKA : Vous
l’attendez, votre week-end !
SZEGŐ : Imaginez
à quel point je l’attendrais si vous changiez d’avis et vous
le partagiez avec moi…
MANCIKA : Allez
au diable ! Quelle idée de passer un week-end avec vous !
Toute la semaine vous me bassinez avec vos sentiments… Demandez
plutôt ma main ? Vous voulez être mon mari ?
SZEGŐ : Oui,
je le veux.
MANCIKA : Je
veux bien le croire, mais moi je ne vous épouserai pas.
SZEGŐ : Vous
n’arrêtez pas de me taquiner.
MANCIKA : Écoutez,
Monsieur Szegő, ne le prenez pas mal. Vous
êtes un excellent ingénieur, mais je ne peux pas vous imaginer en
mari.
SZEGŐ : Mon
salaire est trop maigre ?
MANCIKA : Vous
pourriez me connaître mieux. L’argent ne compte pas pour moi, mais
l’amour je l’imagine autrement… (Rêveusement.) Un homme apparaît un jour, il est fort
comme Hercules, beau comme Apollon, intelligent comme les deux ensemble…
Le coup de foudre… (Comme se
réveillant.) C’est comme ça que je l’imagine.
SZEGŐ (s‘étire) : Je ne
suis pas un infirme non plus. Je suis très sportif. Et en ce qui
concerne mes capacités intellectuelles, même si je ne suis pas
champion olympique, j’ai déjà gagné plusieurs
tournois d’échecs.
MANCIKA : Laissons
ce sujet, Monsieur Szegő. Vous êtes ce
genre d’homme qui ne comprend pas.
SZEGŐ : Je
ne vous comprendrai jamais. Attendre un Apollon alors que je suis ici. Ces
films parlants pervertissent la jeunesse.
Me FUCHS (environ
quarante-cinq ans, portant des lunettes, entre par la gauche) : Mancika !
MANCIKA : Vous
désirez, Maître ?
Me FUCHS : Vous êtes libre ? J’ai quelque
chose à dicter.
MANCIKA : Tout
de suite, Maître !
Me FUCHS (à Szegő) : Alors, Monsieur Szegő, on les assigne en justice, les Usines chimiques
Hélium ?
SZEGŐ : Attendons
encore quelques jours. Ils ont longtemps été d’excellents
payeurs. Je ne sais pas ce qui les a pris. Ils ont peut-être un ennui
momentané de trésorerie. (Il
change de sujet.) À propos… ennui momentané.
Maître, je voudrais vous demander un service…
Me FUCHS (comprend
qu’on prépare un attentat financier contre lui) : Doucement !
Vous n’ignorez pas que je descends côté maternel d’une
famille écossaise. Qui plus est, je suis si méchant que
j’écorche même la peau de mon bol de café au lait.
SZEGŐ (gêné) : Euh…
Il y a du vrai là-dedans, vous n’êtes pas un idéal de
bonté. Toutefois, jusqu’au premier du mois, vous pourriez me
dépanner de quelques pengoes…
Me FUCHS (se
révolte) : De quelques pengoes ? Encore heureux que
vous ne vouliez pas me faire signer un Bon du trésor. Vous confondez,
vous me prenez pour la Banque Nationale ? Ici je suis un salarié
comme vous.
SZEGŐ : Il
y a tout de même une petite différence. Vous n’êtes
pas seulement l’avocat de notre compagnie, vous avez aussi une
étude privée.
Me FUCHS : En effet… C’est seulement les
clients qui manquent. Remarquez, je n’en aurais pas tellement besoin si
mon client à un million et demi de dollars se manifestait…
SZEGŐ : Vous
avez un client à un million et demi de dollars ?
Me FUCHS : Je l’ai et je ne l’ai pas…
SZEGŐ : Je
ne comprends pas.
Me FUCHS : Je vous en ai déjà parlé.
C’est cette histoire d’héritage. Ça s’est
passé au siècle dernier, du village nommé Dansleu un homme est parti en Amérique. Il
n’était pas tout à fait normal, il était issu
d’une famille passablement tarée, et à peine
débarqué, il a été enfermé dans une
institution. Mais il se plaignait de mauvais traitements, il a fini par
s’évader et s’est rendu indépendant.
SZEGŐ : En
tant que débile patenté ?
Me FUCHS : En quelque sorte, oui. Il a fondé un
asile d’aliénés pour lui-même et il s’y est
pris en traitement. Quand les journaux ont monté le cas en
épingle, le "débile indépendant" fut pendant des
semaines le sujet de prédilection de la presse américaine. Les
hebdomadaires satiriques et les chansonniers en ont écrit des tartines,
puisqu’il n’y avait jamais eu de précédent.
Naturellement tout cela a fait une publicité immense à
l’asile de fous du "débile indépendant", il est
devenu la coqueluche de la bonne société. C’est devenu
carrément chic d’y passer un ou deux mois, même les gens
bien portants aimaient s’y retirer pour se reposer. – Il est
bientôt devenu nécessaire d’ouvrir cinquante ou soixante
filiales de cet asile de fous. Le type a fondé un ou deux asiles dans
toutes les villes d’une certaine importance. J’ajoute qu’une
de ses filiales européennes s’est depuis transformée en un
parti politique. Que voulez-vous que j’ajoute ? Cet
émigré, le débile patenté est rapidement devenu
millionnaire en dollars. – Il est mort il y a trois ans après
avoir légué toute sa fortune à son unique neveu qui,
paraît-il, lui ressemble beaucoup, c’est-à-dire qu’il
est cinglé lui aussi . Cela fait trois ans que
je suis à la recherche de l’héritier, sans résultat.
Pourtant j’ai déjà fouillé dans tous les coins
imaginables. Dans tous les asiles psychiatriques de la planète. Aucune
trace… Le plus tragique dans cette affaire est que tant que le neveu
débile ne prend pas possession de son héritage, personne ne
couvre mes frais d’avocat.
SZEGŐ (avec compassion) : Pauvre
avocat !
Me FUCHS : Vous voyez ? Et c’est à moi
que vous vouliez emprunter de l’argent !
SZEGŐ : Pardonnez-moi.
Me FUCHS : Bon, venez, Mancika.
Je vais vous dicter une lettre d’adieu…
MANCIKA (carnet et crayon à la main, se dirige
vers la porte de gauche) : Me voici.
Me FUCHS (se dirige aussi
vers son bureau, mais il dicte déjà) : « À
Monsieur Lehel Kálnoki,
Budapest… Dans la mesure où vous ne régleriez pas votre
dû dans les vingt-quatre heures, vous pourrez dire adieu à votre
mobilier… (Ils sortent à
gauche.)
SZEGŐ : Un
homme béni des dieux de la méchanceté… C’est
seulement à une mouche qu’il ne ferait pas de mal… Bon,
poursuivons ! (Il se rassoit, se
remet au travail.)
(La porte du fond s’ouvre. Wasserkopf entre.)
WASSERKOPF (un homme plus âgé, mal
rasé, d’aspect négligé, une tête
incroyablement stupide. Il laisse la porte ouverte.) : Je suis
votre serviable serviteur… (Il ne
reçoit pas de réponse.) Qu’est-ce qu’il y a, on
ne salue pas ici ? Pardon.
SZEGŐ (sans lever la tête) : Fermez
la porte.
WASSERKOPF (stupidement) : Laquelle ?
SZEGŐ (fâché) : Comment
ça, laquelle ?
WASSERKOPF : Il
y en a deux.
SZEGŐ : Celle
que vous avez laissée ouverte.
WASSERKOPF : Remarquez,
je l’ai pensé tout de suite. (Il
ferme la porte.) Je ne sais pas si je suis au bon endroit.
SZEGŐ : Pour
nous il est bon. Qui cherchez-vous ?
WASSERKOPF (bêtement) : Euh…
c’est-à-dire… comment ça s’appelait…
zut… je l’avais au bout de la langue… ça commence par
un Q et il y a un O au milieu… (Radieux.)
Ça y est ! Le bureau des Paletots !
SZEGŐ : Bureau
des pelotes, peut-être ?
WASSERKOPF : Une
sorte de rouleau.
SZEGŐ : Aucun
rouleau chez nous. C’est la CULP, la Compagnie Universelle des Laines et
Pelotes.
WASSERKOPF : Enchanté,
Wasserkopf.
SZEGŐ : D’où
sortez-vous?
WASSERKOPF : De
chez mon père, à ce qu’on dit. Mais on n’est jamais
sûr de rien.
SZEGŐ (sévère) : Je
veux dire, quelle maison ?
WASSERKOPF : Ah
bon, je comprends. (Après une
courte pause.) Je ne comprends pas.
SZEGŐ (fâché) : Qui vous
envoie ?
WASSERKOPF : Ça
s’appelle clairement parler. C’est Skurek
qui m’envoie.
SZEGŐ : Ce
nom m’est inconnu.
WASSERKOPF : Apparemment
vous ne fréquentez pas trop le turf. Mais vous n’êtes pas
non plus des parties de cartes au café Klauzál ?
Skurek se trouve là chaque après-midi,
c’est l’as des tricheurs. Si vous le voyiez battre les
cartes…!
SZEGŐ : Monsieur !
Avant que je ne commette quelque acte irréfléchi, veuillez passer
au sujet. Je n’ai pas le temps d’écouter vos exercices de
rhétorique et d’explication. J’ai du travail par-dessus la
tête. Chez nous on clôt les derniers jours.
WASSERKOPF : Chez
vous aussi ? Chez Skurek c’est la der
à la fin de chaque donne. Je vois que vous fréquentez quand
même le café Klauzál.
SZEGŐ : Pitié,
épargnez mes nerfs ! Vous voulez commander quelque chose ?
WASSERKOPF : On
peut commander ?
SZEGŐ (tape des mains) : Bien
sûr qu’on peut. Je suis ici pour ça.
WASSERKOPF : Pardonnez-moi,
je l’ignorais, mais ça change tout. Alors je commande.
SZEGŐ : Enfin !
(Carnet et crayon à la main, il
s’apprête à noter.) Alors ?
WASSERKOPF : Sûr
qu’on peut commander ?
SZEGŐ (pour lui-même) : Certain,
allez au diable.
WASSERKOPF : Alors
ce sera… un petit noir, sans sucre.
SZEGŐ (jette le crayon sur la table, furieux) : Vous
me prenez pour un loufoque ?
WASSERKOPF : Pas
de loup-phoque au zoo, pour sûr.
SZEGŐ (pour lui-même) : Y en a
marre !
WASSERKOPF : C’est
drôle. C’est vous qui m’avez dit de commander.
SZEGŐ : Mais
pas un noir. Vous pensiez ça sérieusement ?
WASSERKOPF : Pourquoi
pas ? Un bureau où on règle tout ! Vous pourriez
même offrir aussi un café à vos clients.
SZEGŐ : Allez-vous
enfin déclarer ce que vous voulez ?
WASSERKOPF : Je
ne comprends pas votre hâte, alors que vous êtes confortablement
assis.
SZEGŐ : Accouchez,
Monsieur, accouchez. Que me voulez-vous ?
WASSERKOPF : Entendu.
Il convient de savoir que déjà Adam, notre ancêtre avait
dit…
SZEGŐ (s’arrache les cheveux) : Au
secours ! Pauvre de moi. Il commence par Adam, alors que je suis
submergé de travail. Regardez ! (Il montre son bureau.) Vous voyez ? Tout ça ? (Il débite.) Tout ça ce
sont des factures, des commandes, du travail à faire. Nous sommes samedi
midi et je dois avoir tout digéré encore aujourd’hui.
Avez-vous un cœur ?
WASSERKOPF : Pourquoi
vous demandez ça ? Vous voulez m’ausculter ?
SZEGŐ : Résumez…
Je vous supplie de résumer ce que vous avez à dire, et ne
cancanez pas comme une commère…
WASSERKOPF (soudainement) : Je demande la perlote…
SZEGŐ : Pour
tissu ou pour tricot ? Les pelotes…
WASSERKOPF : Pelote
plutôt ta gourgandine !
SZEGŐ : Ce
n’est pas facile de comprendre les pelotes que vous voulez si vous
bafouillez.
WASSERKOPF : Je
refuse que vous disiez que je bafouille ! Je veux faire valoir ma
liberté d’expression ! Je veux la parlote !
SZEGŐ : Ça,
je ne peux pas vous en servir, ce n’est pas le parlement ici, c’est
la CULP.
WASSERKOPF : C’est
quoi la différence?
SZEGŐ : Vous
êtes venu seulement pour m‘empêcher de travailler, pour me
gâcher mon week-end, et pour me faire savoir que ce n’est pas la
peine de compter sur vous dans ma rubrique de commande des pelotes ?
WASSERKOPF : Non,
Monsieur. Je ne suis pas venu du tout pour ça.
SZEGŐ : Mais ?
WASSERKOPF (sort de sa poche des bouts de papier, des
lettres, des articles de presse) : Je suis venu pour
ça… et pour ça… et pour ça !
SZEGŐ : Je
ne comprends pas.
WASSERKOPF : Lisez,
vous comprendrez.
SZEGŐ (lit) : « …dans
la mesure où vous n’auriez pas réglé dans les
vingt-quatre heures vos arriérés de loyer, vous trouverez dans la
rue vos meubles inventoriés par huissier. » (Un autre papier.) « Sous
référence 5678 nous attestons que Monsieur Jakab
Wasserkopf avait déposé une demande
d’hungarisation de son nom aux ides de
mars 1903… » (Un
autre papier.) « Nous affirmons que Monsieur Jakab
Wasserkopf a passé vingt jours parmi nous sous
mandat de dépôt. Compte tenu de son comportement exemplaire, nous
lui rendons la liberté et l’invitons à se procurer dans les
huit jours un emploi régulier. » (Il lit un article de journal.) « Pendant que le mari est
coincé au dépôt, sa femme file en douce – ou le cas
tragicomique de Jakab Wasserkopf ».
(Un autre papier.)
« Convocation dans une affaire criminelle. Objet : fausse
traite. » (Il rend les
papiers.) Pauvre homme, recevez mes… C’est vraiment touchant.
Je ne dirai pas que vous avez tiré la carte chance. Qu’est-ce que
nous avons à voir avec tout ça ? Tenez…
WASSERKOPF (refuse de reprendre les papiers) : Ne
me les rendez pas.
SZEGŐ : Ils
sont à vous.
WASSERKOPF : Oui,
mais je n’ai plus rien à faire avec ça.
SZEGŐ : Moi
encore moins. Que voulez-vous que j’en fasse ?
WASSERKOPF : Allons,
ne faites pas semblant… Ne vous moquez pas d’un pauvre homme.
Ça manque d’humour, croyez-moi. C’est à vous de vous
en occuper. Ne perdez pas de temps, commencez, nous aurons terminé plus
tôt.
SZEGŐ : Qu’est-ce
que c’est cette salade ? Qu’ai-je à faire de votre
linge sale ?
WASSERKOPF : Bon,
ça suffit. Vous vous y mettez et vous réglez tout ça.
SZEGŐ : Vous
vous imaginez vraiment que… D’où tenez-vous cette
idée ?
WASSERKOPF : Je
vous réponds : c’est Skurek qui
m’a filé le tuyau. Je vois qu’il vous déplaît
que l’on vous recommande. Vous préférez ne rien faire,
hein ? Travailler le moins possible. Pourtant je vous garantis que vous
vous y mettrez… Et comment !... Vous allez régler tous mes
problèmes… Vous allez suer un peu pour votre salaire, mon
pote… (Il tapote
l’épaule de Szegő.)
SZEGŐ (tape la main de Wasserkopf) : Bas
les pattes ! Débarrassez-moi de votre paperasse ! (Il lui tend ses papiers.)
WASSERKOPF : Pas
question que je les emporte avant que vous les ayez réglés !
SZEGŐ : Pourquoi ?
WASSERKOPF : Parce
que vous êtes ici pour ça.
SZEGŐ : D’où
avez-vous sorti cette idée fixe ?
WASSERKOPF : Tout
d’abord, Skurek est un homme intelligent, et
s’il affirme quelque chose, c’est que c’est vrai.
SZEGŐ : Qu’est-ce
qu’il a dit, votre Skurek ?
WASSERKOPF : Plein
de choses. Je me suis plaint à lui, j’ai dit que
j’étais inexpérimenté dans ces histoires de fausse
traite, et je lui ai demandé, à lui vieux combattant, de me
donner un tuyau.
SZEGŐ : Qu’est-ce
qu’il vous a conseillé ?
WASSERKOPF : D’aller
me faire voir aux pelotes.
SZEGŐ : Et
vous avez pris ça au pied de la lettre ?
WASSERKOPF : Je
l’ai pris au pied de la lettre, pourquoi non ? C’était
dit par un homme sérieux qui a fait cinq ans de taule. – Remarquez,
tout d’abord j’ai cru, moi aussi, qu’il plaisantait. Mais
lorsque j’ai demandé un abattement fiscal et là aussi on
m’a envoyé aux pelotes, cela m’a convaincu que Skurek est un mec correct dont les conseils sont
précieux. Plus tard, quand j’ai voulu accélérer la
demande d’hungarisation de mon nom on m’a
aussi envoyé aux pelotes. D’une façon
générale, c’est le même conseil que tout le monde me
donne ces derniers temps. Vous devez apparemment être une firme
très solide pour être recommandée partout avec une telle
chaleur. Le seul problème est que vous ne faites pas assez de
publicité. Moi j’ignorais jusqu’à votre existence
avant que ma vie à moi soit ratée.
SZEGŐ : Mon
brave ! Reprenez vos esprits. Comprenez qu’on vous charrié.
WASSERKOPF : on
ne m’a pas charrié, parce que le jour où j’ai
demandé un délai pour le paiement de mon loyer en retard, mon
logeur m’a répondu lui aussi d’aller aux pelotes. Mon
épicier ne m’a pas dit autre chose non plus quand j’ai
réclamé vingt pengoes de crédit, tout comme le directeur
de la radio quand je l’ai supplié d’utiliser le poste pour
faire rechercher ma femme en fuite… (Courte
pause.) Au demeurant, la nature est très sage… Elle
défend même le plus petit animal. J’ai toujours senti
qu’il doit exister un bureau où l’on arrange les petits et
grands problèmes des petites gens. Et je ne partirai pas d’ici
tant qu’on n’aura pas réglé toutes mes affaires. Je
resterai ici dix ans s’il le faut.
SZEGŐ : Sauf
si je vous mets à la porte.
WASSERKOPF : N’essayez
pas. Je suis prêt à tout. Je suis aussi
désespéré que l’était
Napoléon à Madagascar.
SZEGŐ : Pas
à Madagascar, à Sainte Hélène.
WASSERKOPF : Madagascar.
SZEGŐ : Sainte Hélène.
WASSERKOPF : Madagascar ! C’est ce qu’on m’a
appris à l’école.
SZEGŐ : Alors
réclamez le remboursement de vos frais de scolarité.
WASSERKOPF (s‘étire) : Figurez-vous,
j’ai déjà essayé.
SZEGŐ : Ah
oui! Je vous reconnais effectivement. Il y a quelques années, les
journaux étaient pleins de votre cas sans précédent.
Pendant des mois tout Budapest en a rigolé sur votre dos : Wasserkopf qui demande le remboursement de ses frais de
scolarité.
WASSERKOPF : Remarquez,
c’était aussi une idée de Skurek.
Hélas, ça n’a rien donné.
SZEGŐ : Parce
que vous, vous y croyiez vraiment à ce remboursement ?
WASSERKOPF : Pourquoi
pas ? Moi je crois même à la théorie des races.
J’interprète aussi littéralement les publicacisations.
Depuis que j’entends dans les cinémas : (Il récite.) « Utilisez le talc Hoffer » - j’en prends même à
la place de mon bicarbonate. Ou encore, (à
lui-même.) « Ne jetez pas vos cols
usagés ». Regardez ! (Il montre son col.) Je ne l’ai pas jeté depuis huit
semaines… C’est pour vous montrer que Wasserkopf
a déjà tout essayé.
SZEGŐ : Sauf
trouver un emploi.
WASSERKOPF : Vous
vous trompez. Il n’existe pas d’emploi pour lequel je
n’aurais pas postulé. Que faire, je suis poursuivi par la
malchance. J’arrive toujours trop tard.
SZEGŐ : Vous
devez être né trop tôt… On dirait que vous ne prenez
pas au sérieux la recherche d’un emploi.
WASSERKOPF : Bien
sûr que si, puisque même les autorités me l’ont
recommandé. (Il lit à haute
voix sa levée d’écrou.) « Jakab Wasserkopf qui a
passé vingt jours au dépôt, peut partir libre, et nous
l’invitons par la présente à se procurer dans les huit
jours logement et emploi régulier. »
SZEGŐ : Et
vous, là-dessus ?
WASSERKOPF : J’ai
postulé au poste de directeur général de la
Société du métropolitain.
SZEGŐ : Pourquoi ?
WASSERKOPF : Parce
que c’est un poste convenable…
SZEGŐ : Un
poste convenable est celui auquel vous êtes destiné par vos
capacités.
WASSERKOPF : En
hiver j’ai postulé aussi à un comme ça.
SZEGŐ : C’est-à-dire,
aux urgences de l’hôpital, comme cas pathologique grave.
WASSERKOPF : Pas
tout à fait.
SZEGŐ : Mais ?
WASSERKOPF : À
l‘Opéra.
SZEGŐ : Comme
ouvreur ?
WASSERKOPF : Non,
comme chanteur wagnérien.
SZEGŐ : Vous
avez une voix ?
WASSERKOPF : Et
comment ? Quand il y a une fuite d’eau dans l’immeuble, la
concierge m’appelle tout de suite pour que je crie : « De
l’eau ! De l’eau »
SZEGŐ : Mais
comment est votre voix quand vous chantez ?
WASSERKOPF : Comment
vous dire ? Quand on m’a auditionné, aucun œil
n’est resté sec. Les gens pleuraient si fort que les passants dans
la rue s’imaginaient que l’opéra s’était
transformé en perception des impôts.
SZEGŐ : Vous
avez mis tellement de sentiment dans votre chant ?
WASSERKOPF : Monsieur,
jamais personne n’a encore chanté la prière de Tosca comme
moi.
SZEGŐ : La
prière de Tosca ? Mais Tosca est une femme, comment avez-vous pu
chanter cela ?
WASSERKOPF : Pourquoi
pas ? Si des femmes ne se gênent pas pour s’approprier des
emplois masculins, si en Amérique des femmes peuvent devenir
sénateur, moi je peux très bien chanter la partition de Tosca.
Monsieur, écoutez-moi, jugez vous-même.
SZEGŐ : Vous
ne voulez tout de même pas chanter ici ? C’est la CULP.
WASSERKOPF : Justement.
De l’Opéra aussi on m’a envoyé aux pelotes. (Il s’apprête
à chanter.) Mu mu mu mu
mu… Mu mu mu mu
mu… D’abord une grande
respiration, puis… écoutez ! (Il chante incroyablement faux, sur la musique de Paillasse.)
« De
l’infâme dans les Bras duquel
Tu
t’es jetée, ô femme de rien ! »
SZEGŐ : Arrêtez !
C’est la prière de Tosca pour vous ?
WASSERKOPF : Pardon,
chacun prie comme il l’entend. Ça ne regarde personne.
(Maître Fuchs et Mancika entrent par la
gauche.)
Me FUCHS : Qu’est-ce qui se passe ici, Monsieur Szegő ? Qu’est-ce que c’est, ce
branle-bas de combat ? Sommes-nous dans une taverne ?
SZEGŐ : Pardon,
Maître, je n’y suis pour rien. Cet individu s’est permis de
brailler des tubes pornographiques dans un bureau respectable.
WASSERKOPF : Pas
un tube pornographique, mais la supplication de Tosca.
Deuxièmement…
SZEGŐ : Deuxièmement,
débarrassez le plancher. On vous a assez vu !
WASSERKOPF : Je
ne bats pas en retraite aussi longtemps que vous n’aurez pas
réglé mes affaires. C’est hors de question ! (Il s’installe confortablement dans le
fauteuil, après avoir posé son chapeau et ses gants sur le
bureau.)
SZEGŐ : Il
se permet de poser ses sales gants sur mes dossiers.
WASSERKOPF : Comment
osez-vous ? Ils ne sont pas sales. Je les ai fait nettoyer, il y a trois
ans.
Me FUCHS : Qui est cet homme ?
SZEGŐ : Je
l’ignore, mais c’est les dix plaies d’Égypte. Cela
fait une heure qu’il m’empêche de travailler, c’est un
fou.
WASSERKOPF : Ce
n’est pas vrai. Je ne suis pas fou. J’ai une attestation.
Même Olivecrona[1]
n’a rien trouvé dans mon
crâne.
Me FUCHS : Que voulez-vous ici ?
WASSERKOPF : Peu
de chose. Payez mes arriérés de loyer, mes impôts, mon
ardoise à l’épicerie. Régler l’hungarisation de mon nom, régulariser mon affaire de
fausse traite, et trouvez-moi une nouvelle femme à la place de celle qui
s’est enfuie. Je ne suis pas exigeant, je me contenterai de celle-ci. (Il désigne Mancika.)
Ha, ha, ha, ma petite chatte, vous me plaisez bien !
MANCIKA (est prise de frissons dans le dos) : brrr…
Plutôt la mort !
WASSERKOPF (poursuit) : En outre,
procurez-moi une opportunité pour mettre en valeur ma voix à la
Caruso, avec un contrat à l’appui. Je suis modeste, je ne suis pas
attaché à la Scala…
SZEGŐ : Mais
vous pourriez vous attacher à un arbre, et vous pendre ! (À Maître Fuchs.) Il est
complètement fou !
WASSERKOPF : Je
suis modeste, moi, seul la fragrance me distingue d’une violette.
Me FUCHS : Je vois… (Il a compris qu’il a affaire à un fou.) Est-ce
qu’on peut négocier avec vous ?
WASSERKOPF (fermement) : Non, certainement
pas ! Je ne négocie jamais, je suis un homme totalitaire…
SZEGŐ : Je
vois, totalement timbré !
WASSERKOPF (vigoureusement) : Je contreproteste !
SZEGŐ : Pourquoi ?
On ne vous l’a jamais dit encore ?
WASSERKOPF : On
me l’a dit, par-ci par-là, mais pas souvent. Ce matin vous
êtes les premiers. Honte à vous de traiter comme ça un
handicapé.
Me FUCHS : Handicapé ? Ne s’agirait-il
pas plutôt d’un petit refroidissement du cerveau ?
WASSERKOPF : Non,
pas du tout, j’ai en fait une légère paresse de la
plèvre du diaphragme dans le lobe de mon oreille gauche. Mon cerveau,
grâce à Dieu, (il touche du
bois.) il est solide comme un melon.
SZEGŐ : Une
courge plutôt… Vous ne craignez pas Dieu?
WASSERKOPF (prend une pose à la Napoléon) : Non !
Un Jakab Wasserkopf ne
connaît pas la peur !
Me FUCHS (lève la
tête) : Comment vous dites !
WASSERKOPF (pour lui-même) : Je ne
connais pas la peur.
Me FUCHS : Mais comment avez-vous dit que vous vous
appeliez?
WASSERKOPF : Jakab Wasserkopf.
Me FUCHS (répète
ce nom avec une joie grandissante) : Wasserkopf…
Wasserkopf… ! (Tout excité.) Comment écrivez-vous votre nom ?
WASSERKOPF : Avec
té-ach-i-grec.
Me FUCHS : Avec un double vé ?
WASSERKOPF : Non,
avec Yaïweh !
Me FUCHS : Votre père était-il
épicier ?
WASSERKOPF : Et
quel épicier !
Me FUCHS : Et aussi marchand de vins.
WASSERKOPF : Marchand
de vins aussi.
Me FUCHS : Scolarité : quatre classes
élémentaires, mais vous avez aussi achevé…
WASSERKOPF : L’école
maternelle.
Me FUCHS : Vous êtes né à Dansleu ?
WASSERKOPF : …dans
le tien, plutôt !
Me FUCHS : Votre unique oncle Emil Wasserkopf
est parti en Amérique en 1897.
WASSERKOPF : Comment
le savez-vous ? Vous le connaissiez ?
Me FUCHS : Le vieux était un peu fêlé.
WASSERKOPF : Un
peu ? Je ne vous le fais pas dire. À l’âge de quatre
ans il a incendié la grange, pour en chasser les moustiques. À
l’âge de sept ans il disait encore papa à sa nourrice. Quand il a eu onze ans, il voulait
déjà être dictateur. Quand il en a eu trente, il
s’est mis dans la tête que sa femme le trompait.
Me FUCHS : C’est la manie de tous les hommes,
à Pest aussi.
WASSERKOPF : Oui,
mais lui, il était célibataire.
Me FUCHS : Toutes les données concordent. Monsieur Wasserkopf, cher Monsieur Jakab,
c’est Dieu qui vous envoie.
WASSERKOPF : Non,
non. Restons snobjectifs. Premièrement,
c’est Skurek qui m’envoie. C’est
lui qui m’a promis qu’aux Pelotes on réglerait tous mes
problèmes.
Me FUCHS : Je le ferai. Soyez rassuré. D’ici
vingt-quatre heures vous n’aurez plus d’arriéré de
loyer, plus d’arriéré d’impôts, vous ne devrez
plus rien à votre épicier. J’aurai réglé
l’hungarisation de votre nom, votre affaire de
fausse traite, et on vous aura même signé un contrat à
l’Opéra. (Il attend
l’effet.) Vous n’êtes pas étonné ?
WASSERKOPF : Étonné ?
Pourquoi ? C’est pour ça que je suis venu. Je sais ce que je
veux, je vais directement au but.
SZEGŐ (chuchote) : Maître,
votre méthode est infaillible. À moi aussi, un infirmier
m’a expliqué un jour que l’unique moyen de se
débarrasser d’un fou est d’abonder
dans son sens.
MANCIKA : Moi
je le ficherais dehors sans tergiverser, cet horrible épouvantail.
Me FUCHS (sort de sa
poche une boîte de cigares et en offre à Wasserkopf) : Un
havane ? Vous fumez ?
WASSERKOPF (en prend une poignée) : Rarement.
Seulement quand on m’en offre.
Me FUCHS : Vous verrez, Monsieur Wasserkopf,
une toute nouvelle vie vous attend. Vous avez déjà
déjeuné ?
WASSERKOPF : Oui,
hier.
Me FUCHS : Je vous invite, et pour que vous n’alliez
pas à pied, voici quatre cents pengoes pour le taxi.
SZEGŐ (chuchote) : Maître, pour
l’amour du ciel, méfiez-vous, il ne faut pas exciter un fou…
(Il voit que l’avocat donne
vraiment la somme.) Saint Cléophas, il les
lui a donnés ! Je savais qu’un fou en fait cent, mais quatre
cents !
Me FUCHS : Vous trouvez que quatre cent ne suffiront pas?
WASSERKOPF : À
vrai dire, les taxis coûtent de plus en plus cher… Vous
n’avez pas lu ça ?
Me FUCHS : Voici encore cinq cent. (Il les donne.) Êtes-vous satisfait ?
WASSERKOPF : Ben…
Pour un début, ça ira.
Me FUCHS : Je vais m’occuper de vos affaires. (Il ramasse les papiers, commence à
téléphoner.) Allô ! Oszkár Steiger,
logeur ? C’est Maître Fuchs. C’est vous qui vous
êtes permis d’adresser à notre cher et bon Monsieur Wasserkopf cette mise en demeure d’un ton insolent
selon laquelle, en cas de non-paiement, vous le foutrez à la
rue ?... Je vous préviens qu’il en a assez de vous et
qu’il ne mettra plus jamais ses pieds de pointure cinquante-six dans
votre gourbi délabré, il a mieux à faire. Il
déménage sur la Colline des Roses. Chez moi…
Bouclez-la ! Vous aurez votre argent, c’est moi qui l’enverrai,
vieil usurier… (Il raccroche.
Jusque-là Mancika et Szegő
regardaient l’avocat avec effarement, mais là ils sont franchement
inquiets.)
SZEGŐ : Manci, qu’est-ce qui a pu arriver à Monsieur
l’avocat ? J’ai peur… (À Fuchs.) Maître, vous êtes sûr que vous
allez bien ? Vous êtes tout pâle.
Me FUCHS : Pâle de bonheur !
SZEGŐ : Dois-je
appeler un médecin ?
Me FUCHS : Non. En revanche, courez avec ce papier
à la perception et réglez les arriérés
d’impôts de Monsieur Wasserkopf. (Il lui donne de l’argent.)
SZEGŐ : Plutôt
un médecin. Cela reviendrait moins cher.
Me FUCHS (fermement) : Faites
ce que je vous dis !
SZEGŐ (troublé) : Maître…
Cher Maître… Je ne sais vraiment pas quoi vous dire…
MANCIKA : Qu’est-ce
qui vous est arrivé ? C’est les nerfs ?
Me FUCHS (à Szegő et Mancika, presque en
chuchotant) : Vous ne comprenez donc pas ? Vous avez la
caboche dure ! Devant nous, c’est cet homme dont je poursuis la
trace depuis trois ans, l’héritier d’un million et demi de
dollars.
SZEGŐ : Celui
que vous cherchiez partout, sauf là où il était !
Me FUCHS : Qui aurait pu imaginer qu’un
fêlé comme ça coure en liberté ? Allez,
Monsieur Szegő, ne traînez pas,
allez-y !
MANCIKA (pour elle-même) : Un
million et demi de dollars ! (Elle
s’approche petit à petit de Wasserkopf.)
Me FUCHS (crie encore
à Szegő) : Un instant, Szegő… Réglez aussi à
l’avance les impôts de l’année prochaine de Monsieur Wasserkopf !
MANCIKA (pour elle-même) : Un
million et demi de dollars !
Me FUCHS (tapote
familièrement l’épaule de Wasserkopf) : Alors,
vieux, êtes-vous satisfait ? On a pris le bon rythme ?
WASSERKOPF : Ça
peut aller. Après tout, dans les agences de l’État on ne
travaille pas plus vite non plus.
Me FUCHS : Vous n’avez encore rien vu. Occupons-nous
maintenant de l’hungarisation du nom. (Il prend la feuille de la liste des
demandes.) « Service de András Kepes… » (Il téléphone.) Allô ! Ministère de
l’intérieur ? Passez-moi Monsieur András
Kepes… Comment ? Il est mort ? Depuis
plus de vingt ans ? Mes condoléances !... Son
petit-fils ? Bon, ça ira aussi. (Cours silence.) Ici c’est Maître Fuchs. Je te soupire
le bonjour, mon jeune ami. Je voudrais te demander un grand service. Un de mes
charmants clients, Monsieur Jakab Wasserkopf,
avait adressé une requête à feu ton
grand-père… Loin de moi vouloir te presser, mais le vieux a
déjà un pied dans la tombe, et il serait reconnaissant
qu’on autorise l’inscription de son nouveau nom sur sa pierre
tombale… Comment ? Ce n’est pas possible du jour au
lendemain ? Le piston, ça ne marche pas ? Mais mon jeune ami,
ce pauvre vieux a déjà dépensé un immeuble de trois
étages dans cette affaire… Il a usé ses semelles… Tu
ne comprends pas ? (Plus fort.)
Je répète que toutes ses démarches lui ont mis les pieds
en capilotade… (Il hurle.) Tu
ne comprends toujours pas ? Kranke Füsse ! Pieds malades !... (Moins fort.) Enfin ! Tu dis
qu’il ne faut rien presser ? Prends en considération
qu’il vient d’hériter d’un million et demi de dollars,
et… Ce n’est pas la peine que je continue ? Merci beaucoup…
Merci, vraiment… Sois gentil, passe-moi un coup de fil quand tout sera
réglé. Je te souhaite une bonne journée. (Il repose le téléphone, se
frotte les mains.) J’ai réglé ça aussi. Comment
je suis, hein ?
WASSERKOPF : Je
me déclarerai une fois que vous aurez réglé aussi mon
affaire de traite.
Me FUCHS : Ne vous inquiétez pas,
j’arrangerai ça en deux coups de cuiller à pot. C’est
mon jour aujourd’hui. Qui est le plaignant ?
WASSERKOPF : C’est
Mózes Lédermann.
Me FUCHS : Lédermann ?
Celui qui a le cœur si poilu qu’il hésite à porter sa
fourrure en hiver ? C’est précisément la signature de
ce parvenu que vous avez falsifiée ?
WASSERKOPF : Vous
auriez peut-être préféré falsifier la signature du
portier de l’Armée du Salut ? Cœur poilu…
L’argent n’a pas de poils.
Me FUCHS (tourne les
pages de l’annuaire des téléphones) : La…
Le…Lédermann…
MANCIKA (ne faisait jusqu’ici que la coquette
près de Wasserkopf, se frotte quasiment contre
lui) : …et vous n’avez pas d’argent, et
pourtant vous me plaisez bien.
WASSERKOPF : Sérieusement ?
Je ne vous crois pas.
MANCIKA : Pourtant
vous devez me croire. Vous me plaisez parce que vous êtes courageux.
WASSERKOPF : Ça
change tout. Alors je commence à vous croire, parce que le courage,
c’est moins point fort.
MANCIKA : Vous
êtes plus courageux que Lindbergh.
WASSERKOPF (modeste) : Quand même,
lui aussi était un bon pelote. Tout comme moi.
MANCIKA : Qu’est-ce
que vous voulez dire par-là?
WASSERKOPF : Lindbergh
était pelote, non ?
MANCIKA : À
vous regarder de plus près, je vois que vous n‘êtes pas mal
du tout.
WASSERKOPF : Vous
n’avez pas à vous plaindre, vous êtes bien roulée,
vous !
MANCIKA (amoureusement) : Mon petit
loup…
WASSERKOPF (garde ses distances) : Non…
Vous risqueriez de me faire perdre mes moyens.
Me FUCHS (a trouvé
le numéro, il l‘appelle) : Allô ! Je
demande Monsieur Mózes Lédermann.
C’est vous-même, Monsieur ? Ici Maître Fuchs, je
représente mon client Monsieur Wasserkopf.
Oui, il s’agit de fausse traite. Vous refusez de négocier ?
Monsieur, je suis prêt à vous dédommager si vous retirez
votre plainte. Non, non, ne soyez pas cruel. Prouvez que tout Budapest se
trompe sur votre compte… Allons, Monsieur, ce n’est pas si grave
que ça… Après tout nous avons tous fait une erreur de
jeunesse… Je vous assure que cela ne se reproduira plus. Merci. Mon éternelle
gratitude… (Il repose le
téléphone.) J’en ai fini avec le vieil usurier aussi. (Il voit avec surprise que Mancika et Wasserkopf se font des
caresses, se disent des mots doux, ils en sont presque à
s’embrasser.) Et vous, qu’est-ce que vous faires
là ?
WASSERKOPF : Vous
ne voyez pas ? On s’envoie en l’air.
MANCIKA : Mon
petit parachute…
WASSERKOPF : Ma
petite caravelle…
MANCIKA : Mon
petit ver doré… Mon unique amour… Mon
écervelé !
WASSERKOPF : Mon
chamois ailé… Alors, tu pourrais m’aimer ?
MANCIKA : Seulement
sans intérêt.
WASSERKOPF : Je
n’ai pas autant d’argent.
MANCIKA : On
n’en a pas besoin, je t’aime, c’est de l’art pour l’art.
WASSERKOPF : Je
te crois sur parole. Ma première épouse est aussi tombée
amoureuse de moi pour mon l’art
pour l’art.
Me FUCHS : Félicitations. Je vois que vous vous
êtes trouvés. Si vous permettez, je me proposerai comme
témoin, à l’occasion.
WASSERKOPF : Ces
choses, je les préfère sans témoin… Je suis fou amoureux ! À quoi bon un
témoin ?
Me FUCHS : Pour que vous ne puissiez nier que c’est
la Compagnie Universelle des Laines et Pelotes qui vous a procuré une
épouse. (Le
téléphone sonne.) Allô ! Oui, Monsieur le
Directeur général… J’arrive à l’instant
même. (Il pose le
téléphone. Il part, de la porte il se retourne vers Wasserkopf.) Mon petit Wassi,
le patron m’appelle. Attends-moi ici. Szegő,
venez avec moi, apportez le compte "Hélium". (Ils sortent tous les deux.)
MANCIKA : Enfin
seuls !
WASSERKOPF : On
est plutôt deux.
MANCIKA : Dans
mon cœur je vous appartiens tellement que vous et moi
ne sommes qu’un seul.
WASSERKOPF : Super !
On va passer le oui kande ensemble !
MANCIKA : Oui,
c’est ça !
WASSERKOPF (brusquement) : Tu
m’aimes ? Dis, Manci, tu
m’aimes ?
MANCIKA (fermement) : Je t’aime, Wassi.
WASSERKOPF (transfiguré) : Oh, Manssi, Manssi !
MANCIKA : Il
est midi moins cinq. Je vais me changer. Attends-moi, mon Wassi,
je reviens tout de suite. Nous passerons le week-end ensemble.
WASSERKOPF : On
passera le oui kande ensemble, quel bonheur !...
Enfin seul. (Il s’essuie le front.)
SOLTÉSZ (passe sa tête par la porte. Il vend
des crayons et des carnets. Il entre) : Vous êtes seul,
Monsieur ?... (Il le regarde
soupçonneusement, puis dit soudainement.) Qu’on me
métamorphose en toutou si vous n’êtes pas Wasserkopf !
WASSERKOPF : Alors
vous pouvez aboyer. Mon nom a changé. En quoi, je l’ignore pour
l’instant. Mon avocat vient de régler ça avec le
Ministère de l’intérieur.
SOLTÉSZ : C’est
juste, vous avez changé ; même votre nom ?
J’espère que Jakab est resté.
WASSERKOPF (approuve) : Il est resté.
SOLTÉSZ : Vous
me remettez ?
WASSERKOPF : Vous
êtes Soltész…
SOLTÉSZ : Oui,
du café Klauzál. Celui que vous
charriez avec vos blagues idiotes.
WASSERKOPF (joyeux) : Soltész…
Mon Soltész, vous avez mauvaise mine.
SOLTÉSZ : Vous
par contre, vous êtes resplendissant. Cette cravate ! Et cette
élégance ! Et la voiture qui attend au coin ?
WASSERKOPF : Elle
sera à moi.
SOLTÉSZ : Et
la femme qui vient de sortir ?
WASSERKOPF : La
femme aussi.
SOLTÉSZ : Je
vous félicite.
WASSERKOPF : Vous
n’avez rien vu… Regardez ce palais en face. (Il le montre par la fenêtre.)
SOLTÉSZ : Avec
les toits verts ?
WASSERKOPF : Non,
c’est le Château. Ou la Basilique. Mais à côté.
SOLTÉSZ : Oui.
WASSERKOPF (fier) : Il sera aussi à
moi.
SOLTÉSZ : Je
ne comprends pas. Il y a peu…
WASSERKOPF : Il
y a peu ! Mais depuis… Rien à faire, un vrai génie
fait toujours surface. Regardez ici. (Il
montre son portefeuille.) Racontez ça au Klauzál.
SOLTÉSZ (ébahi) : Que de billets
de mille… Mais d’où ? Que faites-vous toute la
journée ?
WASSERKOPF : Rien,
mais à la perfection. Et vous ?
SOLTÉSZ : Mieux
vaut ne pas me poser de questions. J’allais justement vers le
Danube…
WASSERKOPF : C’est
là que vous habitez ?
SOLTÉSZ : Non.
WASSERKOPF : Vous
faites de l’aviron ?
SOLTÉSZ : Non.
WASSERKOPF : Mais
alors ?
SOLTÉSZ (au bord des larmes) : Pour me
suicider…
WASSERKOPF : Soltész… mon petit Soltész…
Ne faites pas ça !
SOLTÉSZ : Mais
si… Ma décision est irrévocable.
WASSERKOPF : Que
vous est-il arrivé ?
SOLTÉSZ : Rien
de spécial. Une de mes filles a fui avec mon caissier, qui au
préalable m’a dénoncé pour tricherie fiscale. Mon
autre fille a mis au monde des sextuplés, si on peut appeler monde là où ils vivent.
Ensuite elle a incendié le logement, dans son déshonneur.
WASSERKOPF : Elles
sont bizarres les filles d’aujourd’hui, elles n’ont honte
qu’après.
SOLTÉSZ : Là-dessus
c’est ma belle-mère qui est arrivée de Újvidék.
Elle a remonté ma femme contre moi jusqu’à ce qu’elle
me jette le pilon du mortier à la tête, et les médecins
disent qu’il faudra m’amputer des deux jambes. Mon fils qui a
été recalé en huit matières, a eu tellement peur
qu’il s’est engagé dans la Légion
Étrangère. Naturellement je n’ai pas pu assister à ça
sans un mot, mon cœur paternel a saigné, j’ai pris le train
pour ramener mon fils de la Légion. Pour mon malheur j’avais
oublié cent mille dollars dans ma poche, la douane financière
m’a attrapé à la frontière et m’a
accusé de trafic de devises. L’audience principale aura lieu
demain.
WASSERKOPF : C’est
pour ça que vous voulez mourir ?
SOLTÉSZ : Pourquoi,
ça ne vous suffit pas ?
WASSERKOPF : Vous
seriez capable de jeter votre fichue vie pour de telles broutilles ?
SOLTÉSZ : Que
voulez-vous que je fasse ?
WASSERKOPF : Je
peux vous donner un conseil ?
SOLTÉSZ (sombrement) : Il n’y a
pas d’autre issue que la mort !
WASSERKOPF : Je
vais vous aider.
SOLTÉSZ : Avec
de l’argent frais ?
WASSERKOPF : Non.
Avec un conseil.
SOLTÉSZ (pessimiste) : Je connais vos
conseils. Vous me faites toujours marcher.
WASSERKOPF : Comprenez
bien, je veux éviter que vous salissiez le Danube.
SOLTÉSZ : Vous
ne pourrez pas me dissuader.
WASSERKOPF : Regardez-moi.
Ma situation était bien pire que la vôtre et regardez-moi
maintenant.
SOLTÉSZ : Qu’est-ce
que je devrais faire ?
WASSERKOPF : Rien.
Je vais vous donner une adresse, vous vous y rendrez, et là vous
trouverez remède à tous vos malheurs.
SOLTÉSZ : Arrêtez
de me…
WASSERKOPF : Si,
si, vous verrez. Là où je vous envoie ils vont s’occuper de
tout.
SOLTÉSZ : Tout ?
WASSERKOPF : Tout.
C’est comme la "table magique". Vous n’aurez
qu’à énumérer tous vos problèmes, et ils sont
là pour vous en débarrasser.
SOLTÉSZ : Ils
me feront boire de la soude caustique, peut-être ?
WASSERKOPF : Vous
ne voulez pas me croire ? Vous vivez ici à Budapest, et vous ne connaissez
pas cette institution ?
SOLTÉSZ : Une
institution ?
WASSERKOPF : Pas
une simple institution, un bureau miracle. Vous verrez, en cinq minutes ils
renvoient votre belle-mère à Újvidék,
ils remplacent votre appartement incendié par un palais. Ils rapatrient
votre fils de la Légion Étrangère, ils annulent la
procédure de votre affaire de devises. Par-dessus le marché, le
procureur vous demandera pardon… !
SOLTÉSZ (alléché) : Si
c’était vrai ! Un rêve ! (Méditatif.) Je suis curieux de savoir ce qu’ils feront
avec les sextuplés, car ils sont là de facto !
WASSERKOPF : J’ignore
comment, mais ils arrangeront cela aussi.
SOLTÉSZ (avec gratitude) : Mon Dieu, si
c’était vrai… J’aurai de nouveau un magasin, un
logement, j’aurai de nouveau une femme, mon fils reprendra la classe et
ma fille redeviendra innocente… Ça ressemblera au film sur
Karinthy, projeté à l’envers ! Monsieur Wasserkopf, comment ferai-je pour vous remercier pour tout
cela ?
WASSERKOPF : Inutile.
Je ne fais que mon devoir envers mon prochain.
SOLTÉSZ : Merci…
Merci beaucoup… (Il serre
chaudement la main de Wasserkopf.) Alors
dites-moi à qui je dois m’adresser dans cette affaire !
WASSERKOPF : J’ignore
l’adresse précise, mais vous n’aurez pas de mal à
trouver.
SOLTÉSZ : Où
je devrai aller pour qu’on me rende ma fille, mon fils, mon
commerce… ?
MANCIKA (rentre tout habillée pour sortir) : Bon,
mon Wassi, nous pouvons y aller.
WASSERKOPF : On
part en oui kande ?
MANCIKA : C’est
ça, en week-end.
WASSERKOPF : Tout
de suite, mon ange, je donne encore quelques instructions à Soltész. (À
Soltész.) Écoutez-moi, nous sommes
samedi. Le samedi tous les gentlemans normalement constitués partent en
oui kande. Écoutez-moi. Vous reviendrez ici
lundi matin à la première heure. Ou
plutôt, attendez… pas ici, ici ils doivent être
épuisés. Il doit y avoir d’autres établissements
semblables à Budapest où vous envoyer.
SOLTÉSZ : M’envoyer
où ?
WASSERKOPF : Aux
pelotes.
SOLTÉSZ (croit qu’il entend mal) : Quoi ?
Comment ? Où ça ?
WASSERKOPF (légèrement) : Aux
pelotes.
SOLTÉSZ (se tape la tête) : Quel
imbécile je suis ! J’aurais dû deviner. Vous voulez
encore me charrier ! Tiens ! Sale canaille ! (Il lui administre une énorme gifle.
Le téléphone sonne.)
MANCIKA (répond au téléphone) : Le
Maître est absent… Je peux prendre le message. (Elle cache le microphone de sa main.)
C’est le Ministère de l’intérieur… (Son visage s’illumine.) Oui, je
note… Vous avez réglé en urgence la demande de Monsieur Wasserkopf pour hungariser son
nom… Oui… Je ne comprends pas bien, répétez, quel va
être son nouveau nom ? Krankenfuss ?...
(Elle pose le téléphone.)
WASSERKOPF (se tâte la figure d’une main,
pendant qu’il dit à Soltész en
rigolant) : Vous êtes l’homme le plus malchanceux du
monde, Soltész ! Vous vouliez gifler Wasserkopf, et vous avez giflé Krankenfuss !
Rideau
[1] Herbert Olivecrona (1891-1980). Chirurgien suédois qui a opéré Karinthy de sa tumeur au cerveau en 1936.