Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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la porte de la salle de bains[1] [2]

 

« …le plaignant a congédié la bonne parce que celle-ci a refusé d’ouvrir sur son ordre la porte de la salle de bains, sous prétexte que la conjointe du plaignant lui avait donné un ordre contraire. Le comité administratif déboute le plaignant et n’accorde pas le congédiement… »

Le mari (Général commandant de corps d’armée de réserve) : Maria, ouvrez un peu la porte de la salle de bains.

Maria (se dirige vers la porte)

La femme : Laissez cela. Maria, n’ouvrez pas.

Maria (s’arrête)

Le mari (doucement) : Maria, je souhaiterais que vous ouvriez la porte de la salle de bains.

Maria : Mais, la patronne, elle a dit…

Le mari : Et moi, le patron qui te donne des ordres, je te dis d’ouvrir la porte de la salle de bains.

Maria (se dirige vers la porte)

La femme : Maria, je vous flanque dehors en moins de temps qu’il faut pour le dire si vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit.

Maria (s’arrête)

Le mari : La loi qui, depuis des millénaires régit la société, a institué certaines formes pour clarifier les situations juridiques. Prends, ma chère, en considération que ces formes me sont dans les faits favorables. Est-ce que par hasard, d’un point de vue juridique, tu ne ressortirais pas de ma compétence ?

Maria (se dirige vers la porte)

La femme : Maria, je vous flanque dehors.

Maria (ça, elle le comprend ; elle s’arrête)

Le mari : Tu me tiens tête, Instinct, tu me tiens tête, Esprit de la Terre ? Voyons : l’Esprit et la Loi sont de mon côté ! Je t’invoque, Droit, je t’invoque, Ordre, je t’invoque, Société, aidez-moi ! Voyons qui est le plus fort.

Le ComitÉ administratif (descend d’un grand nuage de fumée) : Que désires-tu, frère spirituel ?

Le mari : 

Que j’ai servi ma patrie, cela est reconnu,[3]

Les canons qui tonnaient et le danger couru

Ne firent pas trembler mon âme de lion,

Je me souciais du Droit, de l’Ordre, et la Nation

Je ne pus tolérer qu’ils fussent piétinés

Par le brutal Instinct – mourir je préférais

De mille morts – si vit le Peuple souverain

Dans un Pays libre où Loi, Justice d’airain

Tiennent avec fierté et protègent le droit

Que la très sage Règle sème à leur endroit

De la même façon aux faibles et aux forts,

Que sa main négligente ne brise le retors.

Je t’ai invoqué, moi, reviens à mon côté

Avec eux j’ai moi-même affronté le danger.

Le ComitÉ administratif : De quoi parles-tu ?

Le mari : 

Cette plèbe misérable

Refuse mon existence,

Ô, toi, Règle vénérable !

Impose-lui pénitence.

Le ComitÉ administratif (à Maria)

C’est pour toi que dans tant de batailles, jeune fille,

Écoute sa parole, il prit tant de bastilles.

Le bien voulut toujours de son cœur fier et tendre ;

Il ne te craint du tout, ne va pas te méprendre,

Ouvre la porte !

Maria Ces messieurs causent, ils nous disent comme ci et comme ça, moi, la seule chose que je sais c’est que c’est Madame qui garde mon livret et si Madame me congédie, je n’ai qu’à courir à la police jusqu’à plus soif !

Le ComitÉ administratif : Dans ce cas c’est moi qui ouvre ! Il se dirige vers la porte. Un grand claquement. (L’Esprit de la Stupidité apparaît devant la porte, le visage épouvantable.)

L’esprit de la stupiditÉ :

Doux semis, âpre fruit,

Mots de colombe, par les serpents produits

Cette porte est mienne !

L’Esprit de la Stupidité disparaît.

Le ComitÉ administratif (est épouvanté)

Le mari : Et toi, tu t’épouvantes ?

Le ComitÉ administratif :

Ce monstre est plus fort

Que nous deux ; ne peux lui tenir tête.

Où il est, c’est lui le plus fort

et inversement.

Il disparaît.

Le mari : 

Le Droit et l’Ordre ont donc failli

Ma volonté n’a prévalu.

À moi, Violence, n’hésitons plus !

Toi qui as toujours obéi

Dans cent batailles, à ma parole

Pour protéger la Loi et l’Ordre,

Pour une fois protège-moi !

Violence, viens, à mon emploi !

L’esprit de la violence (un simple soldat gigantesque, il apparaît armé d’un fusil à baïonnette) :

         Que m’ordonnes-tu, mon maître ?

Le mari : 

Repousse cette femme

Et fais en sorte qu’elle ouvre la porte !

L’esprit de la violence (s’approche de Maria)

Maria : Tiens, mais c’est Jóska ! Jóska, qu’est-ce qui t’amène ici, mon gros pigeon ?

L’esprit de la violence : C’est toi, Maria ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Maria : Ils veulent que Madame me congédie.

L’esprit de la violence (au mari) : Monsieur aurait le cœur de faire congédier une si brave fille ? Ma colombe à moi ? Je n’aurais jamais cru ça de Monsieur. Et il voudrait faire de moi l’instrument de cette vilenie !

L’Esprit de la Violence disparaît.

Le mari : 

Conduis-moi, Lucifer, à une vie nouvelle,

J’ai livré des batailles aux idéaux sacrés,

Où le viril courage livre de fiers combats

Et la palme revient à celui qui a droit.

Mais la force faiblit, ta parole est bâtarde,

Mon esprit de l’époque – que tu es piètre et lâche !

Le fier cœur de l’homme en a été trahi

Au caprice mauvais d’une méchante femme !

Il se laisse tomber sur son épée.

La femme : Il pourrait au moins dire pourquoi il voulait ouvrir la porte de la salle de bains !

Le mari : 

Mourant.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi… Moi-même je l’ignore…

Pour que – pour que le droit et la force soient miens…

La femme : Tu vois ! Si tu ne sais pas pourquoi elle doit être ouverte, moi je ne sais pas pourquoi elle doit être fermée. Les deux lubies se valent.

Le mari : 

Oh, je l’entends la voix, la voix de l’avenir !

Tu prononças le mot, toi, Ève, faible femme.

Oh, je la vois l’époque où la très sainte Porte

Ne sera pas ouverte par le plus légitime,

Mais par celui qui sait pourquoi il veut l’ouvrir.

Conduis-moi, Lucifer, en cette grande époque !

Il meurt.

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"

[2] Cette scène apparaît aussi dans le recueil "Aimable lecteur".

[3] Style et forme des vers évoquent « La Tragédie de l’homme » de Imre Madách (1823-1864)