Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
police du feu[1]
Scène dramatique
La scène représente une pièce dans le noir,
désertée, une pièce où momentanément on ne
joue rien. Des décors frustes et orphelins pendouillent aux cintres.
– Une voix tonitruante retentit dans le silence, suivie d’un
silence menaçant. Puis la trappe s’ouvre avec fracas et il en
surgit une silhouette démoniaque.
LA silhouette dÉmoniaque (hurle) : Vandrák !
(Moins fort.) Vandrák !
(Doucement.) Vandrák. (Devant elle.) Le salaud,
il est cinq heures et demie et le régisseur n’est toujours pas
arrivé. (Elle presse un bouton,
une lumière bleuâtre et sépulcrale arrose la scène.)
Un
type (grimpe sur la scène
depuis la rampe. Il est suivi de deux ombres mornes.)
La
silhouette : Vandrák, c’est vous ?
Le
type : Nous cherchons Monsieur le
Directeur.
Le
directeur : C’est moi. C’est
à quel sujet ?
Le
type : Comité de sécurité incendie.
Le
directeur (radouci) : Oh, pardonnez-moi, je vous en prie, Messieurs... De quoi il
s’agit ?
L’officier
des incendies : Nous allons procéder
à une inspection de sécurité incendie. Nous voulons
déterminer si le théâtre est dangereux en cas de feu.
Le
directeur (mielleux) : Oh, comment pouvez-vous supposer
une chose pareille ? Comment pourrait-il être dangereux ?
Premièrement, dans ce théâtre, le feu ne peut pas se
produire ; deuxièmement, s’il se produit, c’est une
blague, c’est pour rire, parce que tout théâtre se base
là-dessus, que le feu y éclate – car dans ce
théâtre, si un feu éclate, le public se met à
rigoler et le feu en tourne au vinaigre et crève, vexé de
s’être produit pour rien.
L’officier
des incendies (sec) : Merci, je préfère constater
moi-même. La question est de savoir si en cas de feu une panique peut se
produire dans les lieux et si le public peut fuir. C’est quoi là,
où nous sommes ?
Le
directeur : Voyez-vous, c’est la
scène.
L’officier
des incendies : Ah bon.
Le
directeur : Nous avons
envisagé un moment, nous aussi, de jouer éventuellement dans la
cave, ou dans le tuyau de chauffage, ou à la pointe du clocher,
où dans une cloche de plongée, mais finalement nous nous
résignons à jouer sur la scène.
L’officier
des incendies : Bref, vous reconnaissez que vous avez choisi
ce local par pur intérêt commercial, sans avoir en vue la question
de la sécurité incendie. Où se trouvent les
équipements obligatoires de sécurité ?
Le
directeur : Tenez, c’est le rideau de fer.
En cas de feu il tombe aussitôt et sépare la scène de la
salle.
L’officier
des incendies : Arrêtons-nous
là. Qui abaisse le rideau de fer en cas de feu ? Pourquoi personne
ne se trouve à ce poste ?
Le
directeur :
C’est la place du régisseur.
L’officier
des incendies : Quel régisseur ? Je ne vois aucun
régisseur.
Le
directeur : Il est en retard. Mais il n’y a pas le feu non plus.
L’officier
des incendies : C’est du propre. En somme vous attendez
qu’un feu éclate, et alors vous envoyez chercher votre régisseur.
Je vais mettre ça dans mon rapport.
Le
directeur : Mais voyons, quand il y a représentation, le
régisseur est ici. Il se tient à côté de la commande
du rideau.
L’officier
des incendies : Il se tient là, je vois. Il
traîne, il s’ennuie, éventuellement même il fume et il
met le feu au rideau. Je l’écrirai aussi dans mon rapport.
Le
directeur :
Mais voyons, je vous en prie...
L’officier
des incendies : C’est mon affaire. Ce théâtre
est un nid d’incendie, une usine de panique, une réserve de
catastrophes. En cas de feu il est impossible de se sauver de ce
théâtre, tout le monde brûle dedans, rôtit, grille
comme le millefeuille dans une plaque rouillée, parce que ce
théâtre n’a ni porte ni fenêtre, il n’y a pas un
seul orifice par lequel on pourrait se sauver en cas de feu, de ce
théâtre une souris ne pourrait pas fuir, ce théâtre
ne possède ni équipement, ni conduite d’eau, ni...
Le
directeur (effrayé) Comment
pouvez-vous prétendre cela ? Il y a exactement huit portes, venez
les voir, chacune d’elle fait deux mètres de large...
L’officier
des incendies : Et vous croyez que cela suffit ? Le
règlement prévoit : pour que cinq cents personnes puissent
quitter une surface de deux cents mètres carrés en trente
secondes, il ne faut pas huit portes, mais neuf, et pas de deux mètres,
mais de deux mètres et huit centimètres. C’est le
règlement, c’est le résultat d’un calcul, et
s’il n’y a pas ça, alors on ne peut pas se sauver, tout le
monde brûle dedans, cuit dedans. Je vais mettre dans mon rapport que de
ce théâtre il est impossible de se sauver en cas de feu.
Le
directeur : (abasourdi)
Jésus Marie...
L’officier
des incendies : Et ça ici, cette conduite d’eau,
cette paille, ce capillaire ?
Le
directeur : Mais voyons, il fait trente centimètres de
diamètre...
L’officier
des incendies : Ça ?! Ça ?! Ce
capillaire ? Il aurait du mal à faire passer assez d’eau pour
encoller un timbre. Je vais mettre dans mon rapport qu’il n’y a pas
d’eau pour éteindre le feu, et s’il y a un feu, impossible
de se sauver, or le règlement...
Une
voix (des coulisses) : Au feu ! Au feu !
L’officier
des incendies (disparaît
subitement dans la conduite d’eau, l’instant suivant il est
déjà sur le toit du bâtiment, et le troisième
instant il court déjà dans la rue.)
Le
directeur (lui crie après par la fenêtre
ouverte) : Monsieur l’Officier des Incendies !
Revenez ! C’était une erreur ! C’est ce salaud de
régisseur qui s’amusait dans les coulisses avec le souffleur...
C’est le souffleur qui a crié au feu...
L’officier
des incendies (court à toutes jambes sans décolérer) Cause toujours, je le mettrai dans mon
rapport.