Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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La leçon de chant

 

Personnages :

 

Le professeur de chant (debout devant un pupitre avec des partitions)

L’élève

(Par terre, un cadavre)

LE PROFESSEUR DE CHANT : (seul, va à la porte et appelle) Numéro suivant !

L’ÉLÈVE (il entre) : Mes respects, Monsieur le Professeur.

LE PROFESSEUR DE CHANT : Bonjour. Comment vous appelez-vous ?

L’ÉLÈVE (timidement) : Pe… Pi… Pierrot. Je v… suis venu vous voir, Monsieur le Professeur, pour apprendre à chanter. Vous vous souvenez peut-être de Monsieur Baratin qui vous a dit que j'ai une très belle voix ; elle mériterait d'être formée. (Il se met à chanter.) « Mignonne, quand le soir descendra sur la plaine ».

LE PROFESSEUR (il l'arrête) : Oui, oui, bien sûr. Ça me revient. On peut en parler si vous voulez.

L’ÉLÈVE (heureux) : Ce serait possible ? « Et que le rossignol viendra chanter encor. »

LE PROFESSEUR : Mais, êtes-vous au courant de la méthode que je pratique ?

L’ÉLÈVE : Monsieur Baratin m'a un peu parlé en effet de votre méthode, Madame le professeur. « Quand le vent soufflera sur la verte bruyère ».

LE PROFESSEUR : La ferme. Tout d'abord retenez bien, jeune homme, que moi je considère chacun des organes vocaux comme autant d'instruments de musique. Compris ? Premier point.

L’ÉLÈVE : J’ai compris. Des instruments de musique. « Nous irons écouter ».

LE PROFESSEUR : La ferme. Vous n'avez rien compris. Ça dit toujours que ça a compris mais ça n'a pas compris, (douloureusement) : Jeune homme, promettez-moi de tenir compte de l'espace vocal. Donnez-moi la main !

L’ÉLÈVE (il donne la main, ému) : Je vous donne ma parole que je tiendrai compte de l'espace vocal. (La chanson des blés d’or.)

LE PROFESSEUR : La ferme. Merci. Maintenant, mettez-vous là. (Il le place au milieu.) Comme ça. Tournez-vous vers la lumière. Ouvrez la bouche !

L’ÉLÈVE : (il ouvre la bouche, il voudrait chanter.) (Nous irons écouter)

LE PROFESSEUR (il l'arrête) : La ferme. C'est une bouche ouverte, ça ? C'est son porte-monnaie que l'on ouvre comme ça, ou le placard, mais pas sa bouche.

L’ÉLÈVE : (il roule les yeux, bouche ouverte.)

LE PROFESSEUR : Ouvrez-la ronde.

L’ÉLÈVE (il essaye).

LE PROFESSEUR : Comme ça. Chantez maintenant : « Je t'oublierais mais impossible de t'oublier… » (Comme la plume au vent : Je t’oublierais mais comme, il est impossibleu, de t’oublier-er-er)

L’ÉLÈVE : « Je t'oublierais mais comme… »

LE PROFESSEUR : Stop. Arrêtez ! Jésus, Marie ! Arrêtez donc !

L’ÉLÈVE (effrayé) : Que s'est-il passé ?

LE PROFESSEUR : Malheureux, mais vous chantez de la gorge !

L’ÉLÈVE (hébété, gêné) : Ben… puisque de toute façon vous m'avez pris sur le fait… pourquoi le nier, j'ai en effet chanté de la gorge !

LE PROFESSEUR (apitoyé) : Bien sûr, bien sûr. Pauvre homme, elle n'y peut rien. Vous faites toujours ça ?

L’ÉLÈVE (honteux) : Ben… oui, je dois vous avouer… j'ai effectivement l'habitude de… on m'a trop gâté quand j'étais petit.

LE PROFESSEUR : Entendu. Écoutez-moi. Un chanteur ne chante pas de la gorge. Tout le monde est capable de chanter de la gorge, cela ne sert à rien. On fait descendre la voix dans les poumons.

L’ÉLÈVE (il acquiesce avec joie et intelligence) : Je comprends. Je comprends. Dans les poumons. Et c'est des poumons qu'on chante.

LE PROFESSEUR (il l'arrête) : Pas du tout. On fait seulement descendre la voix dans les poumons avant de la faire remonter dans le nez.

L’ÉLÈVE (hésitant) : Et de là…

LE PROFESSEUR (sévèrement) : Alors ?! De là ?!

L’ÉLÈVE (il s'ingénie à trouver) : Dans le mouchoir ?

LE PROFESSEUR : Vous avez mal préparé. Vous la faites sortir du nez dans l'air. Le chanteur chante avec les poumons et avec la trompe d'Eustache.

L’ÉLÈVE : ça coûte combien, une trompe d'Eustache ?

LE PROFESSEUR (sévèrement) : Comme chacun sait, la trompe d'Eustache est un tube qui relie le sinus auriculaire et le sinus nasal.

L’ÉLÈVE (soulagé) : Comme chacun sait !

LE PROFESSEUR : Donc, pour chanter à haute voix, mon ami, il convient de refouler la racine de la langue dans le larynx de façon à former une caisse de résonance entre l'estomac et l'œsophage.

L’ÉLÈVE : Je comprends. De façon à former. (La chanson des blés d’or.)

LE PROFESSEUR : La ferme. Pour produire les sons graves vous relâchez la racine de la langue et vous fermez les yeux. (Sévèrement) : Pourquoi ferme-t-on les yeux ?

L’ÉLÈVE (hésitant) : Pour… pour ne pas voir l'effet ?

LE PROFESSEUR : Faux. On ferme les yeux afin d'ouvrir la bouche plus grande. Allez, ouvrez-la.

L’ÉLÈVE (il l'ouvre).

LE PROFESSEUR : Comme ça. Maintenant faites vibrer vos cordes vocales.

L’ÉLÈVE (il réfléchit, puis il se met à gesticuler de tout son corps).

LE PROFESSEUR : Que faites-vous ? Que faites-vous ?

L’ÉLÈVE (honteux) : Je vous demande pardon, Monsieur le Professeur… Ne m'en veuillez pas mais je ne sais pas avec certitude où se trouvent mes cordes vocales… Alors j'ai pensé que si je vibre tout entier, mes cordes vocales vibreront aussi.

LE PROFESSEUR : Faux. On verra ça plus tard. Pour l'instant chantez : “ Je t'oublierais, mais il m'est impossible… ”

L’ÉLÈVE (avec sentiment) : « Je t'oublierais, mais il m'est impossible de t'oublier… » (Il regarde le professeur avec fierté).

LE PROFESSEUR : Pas bon ! ça ne se chante pas comme ça. Essayez de le chanter avec des “  a ”, ça ira peut-être mieux.

L’ÉLÈVE (perdant contenance): “Ja t'ablaras ma al m'a ampassabla da t'ablia…”

LE PROFESSEUR (il l'arrête) : Mauvais ! mauvais ! Essayez avec des "u".

L’ÉLÈVE (avec sentiment) : « Ju t'ublurus mu ul m'u umpussublu du t'ubliu… »

LE PROFESSEUR (il se bouche les oreilles et hurle) : Mauvais ! Mauvais ! Malheureux, mais vous relâchez la racine de votre langue dans la gorge !

L’ÉLÈVE : (apeuré, il porte la main à sa gorge).

LE PROFESSEUR : Vous esquintez l'espace vocal. Ne comprenez-vous pas que l'espace vocal c'est le plus important ? L'espace vocal, pour un chanteur, c'est aussi important que le hangar pour un avionneur. Les grands chanteurs utilisent toute leur tête comme espace vocal. Attendez, on va faire quelque chose. (Il attrape le cou de l'élève, il pince sa langue dans une paire de tenailles et tire). Maintenant !… Là, chantez !… “ Je t'oublierais… ”

L’ÉLÈVE (râle).

LE PROFESSEUR : Vous voyez, ça commence à aller. Mais il faut appuyer davantage. (Il lui serre la gorge).

L’ÉLÈVE (s'étrangle).

LE PROFESSEUR : Voilà… Comme ça… Vous voyez, ça marche !

L’ÉLÈVE (il s'étrangle) : Xé… xé…

LE PROFESSEUR (victorieusement) : Vous voyez ! C'est tout à fait   ça ! Encore plus bas la racine de la langue… Courage… Maintenant dites « Je t'oublierais… » Na… Courage !… (Il l'étrangle). Plus bas ! Plus bas !

L’ÉLÈVE (s'écroule, mort).

LE PROFESSEUR (le relâche, le regarde) : Alors ?

L’ÉLÈVE (se tait).

LE PROFESSEUR : Tiens, celui-là aussi il est mort. Quel délicat. Pourtant il commençait juste à prendre le rythme. (Il va à la porte, il appelle). Numéro suivant !

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Suite du recueil

Thème "absurde"