Frigyes Karinthy : Théâtre Hököm
ArmÉe civilisÉe
- Bonjour, mon cher Dobrák, je suis
content de te rencontrer. Tu as bien été militaire, toi ?
- Sergent-chef, cadet, aspirant, dans
le vingt-deuxième.
- Alors regarde, s’il te plait,
j’ai reçu ce papier ce matin, tu arriveras peut-être
à me dire ce que c’est.
(Mon ami l’examine.)
- Quand l’as-tu
reçu ?
- Je te dis, ce matin.
- Quelle heure est-il, en ce
moment ?
- Il est midi.
- Midi ? Ici il est écrit
que tu dois te présenter à neuf heures du matin. Tu sais ce qui
va t’arriver ?
- Quoi ? J’y irai et je
leur dirai que j’avais sommeil.
- C’est très simple, tu
as raison. Tu avais sommeil. Vas-y donc, ils
t’attendent à bras ouverts.
- N’est-ce pas ?
- Tu peux l’imaginer. Depuis ce
matin neuf heures l’état-major est là réuni et ils
picolent. L’un d’eux dit de temps à autre :
« Tiens, tiens, ce Spacek que nous avons
convoqué n’arrive toujours pas. Il a dû lui arriver quelque
chose à ce pauvre petit. »
- ça
se pourrait. Dis-moi, dans quoi tu as été mobilisé ?
- Chez les chasseurs tyroliens.
- Ne sais-tu pas par hasard ce
qu’ils font ceux-là ?
- Mais si bien sûr, les
chasseurs tyroliens ! Eh bien, ils chassent. Le matin on les envoie dans
la montagne, ils y chassent un moment, ils tuent quelques gazelles, à
midi ils se retrouvent quelque part, ils les font rôtir, ils les mangent,
puis ouste ! Ils retournent à la montagne.
- J’ai l’impression, mon
cher Dobrák, que tu te moques de moi.
Pourtant, vois-tu, j’ai tout de même raison. Sous sa forme actuelle,
l’armée, avec ses vieilles coutumes et ses institutions, ne
correspond plus aux exigences de notre époque
différenciée. L’autre jour j’ai assisté
à un exercice et je peux dire que la vue de toute cette
brutalité, tous ces commandements m’ont attristé.
- Brutalité ?
- Évidemment. Bon
d’accord, ce qu’il y a à faire on le fait, mais alors
à quoi bon hurler tout le temps et parler comme ce n’est pas
permis à quelqu’un, un enfant de la capitale, qui depuis sa plus
tendre enfance a été éduqué à parler poliment
à tout le monde et à ne pas supporter le manque de courtoisie
à son égard.
- Je ne te comprends pas très
bien.
- Je vais t’expliquer. Tu es
d’accord que l’objectif de toute guerre est la paix à
laquelle on veut aboutir par ce moyen. Or, qui sont les gardiens professionnels
de la paix ? Ce sont les diplomates, n’est-ce pas, appelés
à défendre
- Très intéressant. Et
comment imagines-tu cela ?
- Très simplement. Primo, il
convient de transformer les mots d’ordre. « Garde à
vous ! », « à
droite ! Droite ! », « à genoux ! »,
« Couché ! » - qu’est-ce que
c’est que ce ton ? Comment peut-on parler comme ça à
des hommes ? Et la gent militaire, comment ose-t-elle me tutoyer !
- Je suis tout ouïe. Comment cela
devrait-il donc se passer à ton avis ?
- Poliment. Avec dignité.
Qu’est-ce que ça veut dire « à terre ! » ? Le caporal du futur
dira comme cela : « Je demande à ces messieurs, si cela ne
leur déplaît pas, de bien vouloir s’allonger à
même le sol, la tête vers l’avant, rapidement dans la mesure
du possible, je le demande humblement !! »
Ou bien : « Quel spectacle rafraîchissant pour les yeux ce
serait si un soldat sur deux voulait bien faire un pas en avant tandis que ceux
de la ligne restée en place prendraient la décision de
s’agenouiller, la tête vers le bas, dans la gadoue !! ».
- Bravo ! Bravo !
Hourra ! Merveilleux ! Imagine-toi l’effet que produirait ce
langage de commandement fleuri en temps de guerre : « L’ennemi
très honoré est prié de prendre en compte dans sa
réflexion la vision de Schopenhauer selon laquelle le non-être est
plus précieux que l’être et d’en tirer les conclusions
qui s’imposent. ».
- Tu vois ! Ce à quoi
l’ennemi répondra : « Après vous,
Messieurs ! ».
- Mon ami, tu m’as convaincu.
Dirige-toi de ce pas vers le bureau de recrutement où très
probablement on te demandera si vingt et un jours de solitude ne pourraient pas
avoir un effet salutaire sur ton humeur raffinée. Salut.