Frigyes Karinthy : Théâtre Hököm
MÉthode expÉrimentale
Personnages :
L’homme
(La chambre de la femme. Au milieu un piano
recouvert d’un grand tapis qui du côté des spectateurs
descend presque jusqu'au sol. Quand le rideau monte la chambre est dans le
noir. Le piano joue un moment la sonate Appassionata
de Beethoven, jusqu’à ce qu’on sonne à la porte. La
musique cesse brusquement, puis on entend un dialogue dans
l’entrée.)
voix de
voix de
voix de
voix de
voix de
L’homme
(sort à quatre pattes de sous le
piano. Il s’allonge sur le tapis. Calmement) : C’est
personne. Une pédale animée.
L’homme : Dolatsek, si vous voulez. Qu’est-ce que ça
signifie, Dolatsek ? (Il se met debout.) Ce n’est qu’un nom. Et puis, est-ce
qu’une pédale de piano peut s’appeler Dolatsek ?
Vous me confondez avec quelqu’un, Madame.
L’homme : Inouï,
vous avez raison. Inouï, comme les miracles et comme la magie des contes
de fées. Pourquoi ne nommez-vous pas l’innommable par son
nom ?
L’homme : Est-ce
que le nom est si important pour toi, Shéhérazade ?
N’est-il pas plus beau, plus féerique de penser que je
n’étais pas ici, je ne serai pas et je ne suis pas ici – que
j’étais une pédale de piano ordinaire qui s’est
animée au contact de ton pied, pour prêter son âme aux sons
sourds et gris, pour donner force et profondeur à la mélodie,
pour libérer les cordes de la harpe, pour enfler la brise
beethovénienne en un ouragan éclatant ? (Il fredonne la sonate.)
L’homme : Comment
aurais-je pu jouer ? Je ne suis qu’un homme : je peux tout au
plus chanter. Seul un piano peut pianoter. Shéhérazade, le piano
qui dormait a pensé à toi et s’est mis à jouer tout
seul.
L’homme : Vous
voulez que je m’en aille ?
L’homme : En
somme, vous me jetez dehors ? Et ça, vous ne le trouvez pas mal
élevé ? Si un mendiant frappait à votre porte parce
que ses lèvres étaient sèches et il était
fatigué, vous lui donneriez un verre d’eau et vous lui proposeriez
de s’asseoir un peu sur votre seuil.
L’homme : Ce
que je vous ai demandé, moi, ça vous coûterait moins cher
que de puiser un verre d’eau dans la mer – et cela
m’apporterait plus qu’un verre d’eau à
l’assoiffé.
L’homme : Vous
vous rappelez bien.
L’homme : Je
sais. Un adorateur de fétiche, un admirateur
dégénéré, une imagination tordue. Krafft Ebing, Freud et les autres. Je sais, un homme authentique
c’est autre chose, l’idole des cœurs des femmes saines, celui
dont vous rêvez cherche d’autres voies pour vous approcher…
Il ne rêve pas de baiser la bordure de votre jupe pour mourir ensuite,
mais il te saisit le bras, il te tire à lui si fort que tu
n’arrives pas à te défendre, et il exige ta bouche…
Ta bouche… L’infâme…
L’homme : Suis-je
malade et dégénéré parce que je tremble et je
m’émeus et je suis pris d’un recueillement religieux devant
la merveille de la beauté ? Si je me sens anéanti et devenir
une âme sans corps près de vous… Si je deviens une
feuille morte qui tombe dans tes bras, pour que tu puisses la balayer de tes
mains dans la boue de la terre… Si je deviens les ailes d’un
papillon qui effleure ton cou… Si je deviens un débris de
météore qui s’approche de
L’homme : Je
ne sais pas. Je comprends le langage des mots, le langage de l’âme,
le langage de la réalité, je parle la langue de la musique. Si je
dis (il chante) Lala, lalala, a a ! Qui demande si
je l’ai dit en français, en japonais ou en hongrois ?
C’est compris par tous ceux qui ont une âme, qui un jour ont
aimé mortellement, comme des malheureux. (Il s’agenouille, il essaye de toucher le bas de la jupe de la
femme.)
L’homme : Vous
n’en voulez pas ? Vous ne voulez pas de quoi ? De la vie ?
De la mort ? Du rêve ? Du miracle ? De la magie ? Du
plaisir de la frayeur ? Du sens et de l’accomplissement du
chaos ? De la merveille de l’ivresse ? (Il rampe vers elle.)
L’homme : Vous
n’en voulez pas ?
L’homme : Vous
ne voulez pas de quoi ?
L’homme : Vous
ne voulez pas de moi ? (Il essaye d’attraper
la jupe.)
L’homme
(se lève après un silence,
s’époussette soigneusement les genoux) : Une
pomme terre ?
L’homme : Ce
n’est pas une raison de crier.
L’homme : Comme
si vous voyiez une pomme de terre ?
L’homme : Et
vous n’en voulez pas ?
L’homme
(calmement) : Je le sais.
L’homme : Ce
n’est pas une raison de crier.
L’homme : Je
disais que ce n’est pas une raison de crier, mon petit. (Il sort son carnet, il tourne les pages.)
L’homme : Je
veux dire que je ne suis pas sourd… Pardon… Potiron…
Betterave… Pomme de terre… Tenez, ça y est. Vous pouvez lire
pomme de terre. C’est noté ici dans mon calepin. (Il montre son carnet.)
L’homme : Tenez.
Tout est daté. Le 26 mai, c’est aujourd’hui. Le 23 mai,
mardi dernier, j’avais noté qu’aujourd’hui à
huit heures quinze minutes vous allez me qualifier de pomme de terre (Il regarde sa montre.) Huit heures seize
minutes. Voilà. Vous avez dit pomme de terre, comme tout le reste. Je
ferai mon rapport au directeur. (Il note.)
Et par là même je clos l’expérience (Il boutonne son manteau, il se dirige vers
la patère pour son chapeau et sa canne. Il s’incline.)
Madame ! (Il fait des gestes des
mains.) Réveillez-vous !
L’homme : Madame,
pardonnez-moi d’avoir si longtemps abusé de votre temps et
d’avoir usé vos nerfs. Considérez-vous comme une victime de
la science – de la science qui doit progresser et qui a besoin de
spécimens expérimentaux. Soyez fière d’avoir pu
servir la lutte formidable de la connaissance de l’âme humaine.
Aujourd’hui, lorsque je clos mes expériences avec vous, je vous
exprime par là même ma reconnaissance au nom de la
société scientifique « Psychichal
Mysteries and Survival Problems Research »,
dont j’ai l’honneur d’être le secrétaire et
modeste militant.
L’homme : Naturellement,
tout ce que vous savez de moi, c’est que je m’appelle Dolatsek. Vous n’avez jamais demandé qui est
en réalité ce Dolatsek. Maintenant, que
je vous ai réveillée de votre sommeil hypnotique, dans lequel je
vous ai maintenue pendant deux mois…
L’homme : …Le
temps est venu de me présenter. Je suis chargé par une
société scientifique anglaise d’exécuter des
expériences hypnotiques d’un type nouveau. Dans le cadre de ma
mission je devais trouver un sijet convenable pour la
réalisation de mes travaux, censé également faire part au
fur et à mesure à mon séminaire de mes observations
détaillées entrant dans le cadre de mon projet, en vue de la
collecte et de l’élaboration scientifique des données.
L’homme
(calmement) : Nous, savants
et chercheurs, n’avons pas recours à des trucs. Mon
expérience s’est déroulée sur une base strictement
scientifique et sous contrôle, en tenant compte de l’état de
santé du sujet. Madame, j’espère que vous vous sentez bien
et que vous n’êtes pas fatiguée. Au contraire vous devez
vous sentir fraîche et reposée, comme réveillée
d’un long rêve. Ne vous inquiétez pas,
l’expérience ne laissera aucune séquelle
désagréable. (Il
s’incline.) Madame, je vous exprime encore une fois mes
remerciements… (Il
s’apprête à partir.)
L’homme
(s’arrête) : Vous
désirez ?
L’homme
(s’étonne) : Vous
plaisantez ? Je ne vous comprends pas, chère Madame. Au demeurant,
des cas semblables se sont déjà produits dans l’exercice de
ma profession. Quelquefois le sujet réveillé a du mal à
admettre d’avoir subi l’influence d’une volonté
extérieure. Et compte tenu du fait que vous venez seulement de vous réveiller…
L’homme : Pendant
deux longs mois, Madame. Comme c’est prouvé par les documents.
L’homme : Le
plan, l’agenda, les notes. J’avais annoncé date après
date à ma société ce que vous alliez dire à chaque
occasion, comment vous alliez vous comporter, ce que vous alliez répondre
à mes questions, etc. Je peux vous affirmer que dans la science
expérimentale de l’hypnose éveillée, les
symptômes présupposés se sont produits avec une exactitude
parfaite. Ce dernier exemple avec la pomme de terre est un cas classique.
L’homme
(poliment) : Je vous en
prie.
L’homme : Non
seulement vous faisiez ce que
j’avais décidé, mais vous pensiez et vous sentiez
également ce que je vous suggérais. (Méditatif.) Si maintenant je repense à ces deux mois,
je les vois moi aussi merveilleux. Comme un long rêve, et vous, Madame,
une image du rêve que je rêvais, un personnage secondaire du roman
dont j’étais le héros. Vous viviez, bougiez, agissiez
pendant ces deux mois comme n’importe qui guidé par sa propre
volonté ; mais c’était une vie morte, comme la vie d’une
image cinématographique où tout bouge tout vit, mais c’est
une vivacité morte car immuable, elle ne peut s’écarter
d’un iota de ce qui s’est produit une fois et qui doit se produire
sous l’effet du destin d’une volonté extérieure.
Aucun geste, aucun frémissement des paupières n’a pu se
produire autrement que par ma volonté !
L’homme : Si
vous voulez. Tout à l’heure, lorsque vous vous promeniez seule
dans la chambre et vous vous mettiez à fredonner la sonate que je venais
de jouer au piano, j’ai presque eu pitié de vous. Vous
étiez tellement impuissante, si pitoyable – j’avais presque
des remords : a-t-on le droit de manipuler ainsi une âme humaine
vivante, sensible… Comme une marionnette… Mais la science ! (Il soupire.)
L’homme : Les
polichinelles sont manipulés par en bas.
L’homme : Mais
non, mon Dieu… Il ne faut pas le prendre littéralement. Disons, un
cobaye.
L’homme
(étonné) : Amoureuse
de moi ? Je réalise que vous n’avez toujours pas compris de
quoi il s’agissait. Comprenez que l’expérience consistait
justement à empêcher une telle issue.
L’homme : Étant
donné un homme, ma modeste personne, qui depuis longtemps se
désintéresse du petit jeu stupide de l’amour, qui
désormais ne s’intéresse qu’à la connaissance
scientifique, mais qui, et cela est passablement fâcheux, n’avait
jamais pu empêcher que des petites femmes hystériques dans votre
genre tombent éperdument amoureuses de moi, que je le veuille ou non.
Mon but était donc de démontrer que par l’hypnose je
pouvais insuffler une résistance puissante dans une femme qui
était normalement prédisposée elle aussi, une
résistance telle que quoi qu’elle fît, même si elle
marchait sur la tête, elle ne puisse pas tomber amoureuse de moi, parce
que je ne le voulais pas : elle restait incapable de s’amouracher de
moi, mon siège le plus brûlant s’avérait vain. Jour
après jour je rendais compte à ma société des
paliers de ce processus psychique.
L’homme : Vous
n’êtes qu’une petite oie stupide et vaniteuse, chère
Madame.
L’homme : J’ai
fait cette observation juste comme ça, accessoirement, d’un point
de vue purement scientifique, comme n’appartenant pas à
l’essentiel. (D’une voix
crescendo.) Vous vous imaginez, mon petit, que d’un point de vue
purement scientifique vous ne seriez pas tombée par vertige dans mes
bras dès le deuxième jour, si j’avais seulement
bougé le petit doigt ? Stupide oie ! Vous croyez que
j’ai usé ma bouche par passion, moi qui ai tant de mal à
retenir les femmes pour me préserver du fruit ennuyeux de l’effet
que j’exerce sur elles ? Alors vous ne serez jamais capable de
comprendre quelle victoire vous représentiez pour moi : enfin une
femme qui ne s’enflamme pas malgré tous ces efforts – enfin
une femme qui ne se jette pas dans mes bras comme dans un puits, comme elle le
voudrait, mais elle me qualifie de pomme de terre, elle reste à sa place
et ne bouge pas, parce que je ne le veux pas ! Marionnette ! Polichinelle !
L’homme : Je
m’en irai quand je voudrai, mon petit. Ne vous agitez pas, mon petit,
parce que si le cœur m’en dit, et si je dis « image de
rêve, ne bouge pas ! » alors vous prenez racine sur place
et vous béez comme un brochet lancé sur
la terre ferme.
L’homme
(s’approche lentement, les yeux
fixés sur elle) : Quoi ?! Comment ?!...
Alors ?!... Arrivez-vous à bouger ?!...
L’homme : Hydrocéphale ?!...
C’est excellent… C’est le mot que je viens de vous
suggérer… (Il
s’approche, menaçant. Avec une grande énergie.)
Maintenant… vous ne pouvez rien faire d’autre que ce que je vous
permets… Compris ?!... Vous êtes sous mon hypnose… Vous
ne pouvez pas bouger…
L’homme
(exerce son hypnose avec une
énergie croissante) : Vous allez ressentir à mon
égard une colère impuissante… Vous allez me voir laid et
antipathique… Obéissez !
L’homme
(crie brusquement) : Vous
ne pouvez pas vous mettre debout…
L’homme : Ce
n’est rien. Je vous ai déliée pour une seconde. (De façon pénétrante.)
Maintenant… Vous ne pouvez pas… venir… ici… Vous sentez
un cercle magique…
L’homme
(poursuit) : Maintenant…
vous n’arrivez pas à… à bouger le visage…
L’homme
(les yeux exorbités, les bras
levés, dans un effort surhumain) : Maintenant…
Maintenant… Vous n’arrivez pas à m’embrasser…
Quoi que vous fassiez… Vous n’y arrivez pas…
Compris ?... Vous n’y arrivez pas… Malgré tous vos
efforts…
L’homme
(se lève, avance, prend une
cigarette.)
L’homme
(pendant qu’il allume sa cigarette) : Pas
forcément. Il y a des cas où il convient d’appliquer la
méthode opposée. Mais c’est celle-ci qui marche le mieux
pour celles dans votre genre. (Pour lui,
tristement.) Celles… à qui j’aurais aimé baiser
la bordure de la jupe… Mais je suis contraint de me contenter de leur
bouche.
Rideau
[1] Hypnotiseur dans le roman Trilby de Georges du Maurier. (1834-1896,
écrivain britannique, né français).