Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

 

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MÉthode expÉrimentale

 

Personnages :

 

                                                           La femme

                                                           L’homme

 

(La chambre de la femme. Au milieu un piano recouvert d’un grand tapis qui du côté des spectateurs descend presque jusqu'au sol. Quand le rideau monte la chambre est dans le noir. Le piano joue un moment la sonate Appassionata de Beethoven, jusqu’à ce qu’on sonne à la porte. La musique cesse brusquement, puis on entend un dialogue dans l’entrée.)

 

voix de la femme : Qu’est-ce que c’est, il y a quelqu’un ?

voix de la bonne : Il n’y a personne, Madame.

voix de la femme : Mais qui jouait du piano ?

voix de la bonne : Je n’ai rien entendu.

la femme (ouvre la porte, entre dans la chambre, allume la lumière, regarde alentour. La chambre est vide) : C’est bien, Aranka, je n’ai besoin de rien. Je dînerai à neuf heures, aujourd’hui je ne sortirai plus…

voix de la bonne : Oui, Madame.

la femme (ferme la porte. Ici commence une scène muette. La femme se comporte comme se sentant seule, elle s’étire paresseusement, bâille. Puis elle se regarde dans la glace, elle avance de quelques pas, commence à se déshabiller. Elle lance négligemment ses vêtements sur le canapé. Elle change de chaussures, enfile une robe de chambre. Elle se lève comme sous le coup d’une idée. Elle s’approche de la porte, réfléchit, change d’idée, revient, se plante encore devant la glace. Elle se regarde, fredonne inconsciemment la mélodie de la sonate entendue auparavant. Elle revient rêveusement, renifle les fleurs lancées sur le piano, elle s’assoit au piano et joue doucement, tout en fredonnant, la suite de la sonate où elle avait été interrompue. Elle allonge ses jambes pour atteindre les pédales. À ce moment elle pousse un cri comme si une guêpe l’avait piquée. Elle sursaute, recule jusqu’au mur, prise de frayeur, elle regarde sous le piano) : Jésus Marie… Qu’est-ce que c’est ? Aranka !...

L’homme (sort à quatre pattes de sous le piano. Il s’allonge sur le tapis. Calmement) : C’est personne. Une pédale animée.

la femme : Dolatsek ! Mais c’est… Dolatsek ! C’est vous ? Inouï !

L’homme : Dolatsek, si vous voulez. Qu’est-ce que ça signifie, Dolatsek ? (Il se met debout.) Ce n’est qu’un nom. Et puis, est-ce qu’une pédale de piano peut s’appeler Dolatsek ? Vous me confondez avec quelqu’un, Madame.

la femme : Mais c’est inouï !

L’homme : Inouï, vous avez raison. Inouï, comme les miracles et comme la magie des contes de fées. Pourquoi ne nommez-vous pas l’innommable par son nom ?

la femme : Mais comment êtes-vous arrivé ici ? La bonne ne vous a pas vu entrer.

L’homme : Est-ce que le nom est si important pour toi, Shéhérazade ? N’est-il pas plus beau, plus féerique de penser que je n’étais pas ici, je ne serai pas et je ne suis pas ici – que j’étais une pédale de piano ordinaire qui s’est animée au contact de ton pied, pour prêter son âme aux sons sourds et gris, pour donner force et profondeur à la mélodie, pour libérer les cordes de la harpe, pour enfler la brise beethovénienne en un ouragan éclatant ? (Il fredonne la sonate.)

la femme : Vous êtes fou à lier, complètement cinglé. Vous n’avez pas honte ? C’est vous qui jouiez tout à l’heure ?

L’homme : Comment aurais-je pu jouer ? Je ne suis qu’un homme : je peux tout au plus chanter. Seul un piano peut pianoter. Shéhérazade, le piano qui dormait a pensé à toi et s’est mis à jouer tout seul.

la femme (sèchement) : Écoutez, Dolatsek, vous savez que je ne refuse pas d’écouter vos métaphores à l’occasion, mais maintenant ce n’est ni le bon moment, ni le bon endroit. Le plus sérieusement du monde, je trouve fort déplacé et mal élevé que, pardonnez-moi, vous vous soyez introduit dans ma chambre sans y être invité.

L’homme : Vous voulez que je m’en aille ?

la femme : Je suis désolée, mais maintenant…

L’homme : En somme, vous me jetez dehors ? Et ça, vous ne le trouvez pas mal élevé ? Si un mendiant frappait à votre porte parce que ses lèvres étaient sèches et il était fatigué, vous lui donneriez un verre d’eau et vous lui proposeriez de s’asseoir un peu sur votre seuil.

la femme : Je le lui permettrais parce que je ne le connaîtrais pas, je ne saurais pas qui il est. Mais vous n’êtes pas un mendiant – ce n’est pas un verre d’eau que vous me demandez.

L’homme : Ce que je vous ai demandé, moi, ça vous coûterait moins cher que de puiser un verre d’eau dans la mer – et cela m’apporterait plus qu’un verre d’eau à l’assoiffé.

la femme : Je le sais. Vous me l’avez déjà dit. Vous voulez baiser la bordure de ma jupe.

L’homme : Vous vous rappelez bien.

la femme : Vous n’avez pas tout votre bon sens. Et vous êtes certainement malade. Vous avez des idées perverses.

L’homme : Je sais. Un adorateur de fétiche, un admirateur dégénéré, une imagination tordue. Krafft Ebing, Freud et les autres. Je sais, un homme authentique c’est autre chose, l’idole des cœurs des femmes saines, celui dont vous rêvez cherche d’autres voies pour vous approcher… Il ne rêve pas de baiser la bordure de votre jupe pour mourir ensuite, mais il te saisit le bras, il te tire à lui si fort que tu n’arrives pas à te défendre, et il exige ta bouche… Ta bouche… L’infâme…

la femme : Arrêtez, c’est de mauvais goût. Il ne s’agit pas de cela, j’ai déjà dit que…

L’homme : Suis-je malade et dégénéré parce que je tremble et je m’émeus et je suis pris d’un recueillement religieux devant la merveille de la beauté ? Si je me sens anéanti et devenir une âme sans corps près de vous… Si je deviens une feuille morte qui tombe dans tes bras, pour que tu puisses la balayer de tes mains dans la boue de la terre… Si je deviens les ailes d’un papillon qui effleure ton cou… Si je deviens un débris de météore qui s’approche de la Terre pendant des milliers d’années, pour produire un éclair fugace dans tes yeux et retourner ensuite au néant de la nuit ?

la femme (après un silence) : Écoutez, Dolatsek, vous comprenez notre langue ?

L’homme : Je ne sais pas. Je comprends le langage des mots, le langage de l’âme, le langage de la réalité, je parle la langue de la musique. Si je dis (il chante) Lala, lalala, a a ! Qui demande si je l’ai dit en français, en japonais ou en hongrois ? C’est compris par tous ceux qui ont une âme, qui un jour ont aimé mortellement, comme des malheureux. (Il s’agenouille, il essaye de toucher le bas de la jupe de la femme.)

la femme (le repousse) : Bon, je ne sais peut-être pas le chanter avec des notes, mais je veux vous dire en hongrois que (appuyé) je n’en veux pas.

L’homme : Vous n’en voulez pas ? Vous ne voulez pas de quoi ? De la vie ? De la mort ? Du rêve ? Du miracle ? De la magie ? Du plaisir de la frayeur ? Du sens et de l’accomplissement du chaos ? De la merveille de l’ivresse ? (Il rampe vers elle.)

la femme : Je n’en veux pas, vous comprenez ? C’est pourtant simple : je n’en veux pas.

L’homme : Vous n’en voulez pas ?

la femme : Je n’en veux pas..

L’homme : Vous ne voulez pas de quoi ?

la femme : Je ne veux pas de vous..

L’homme : Vous ne voulez pas de moi ? (Il essaye d’attraper la jupe.)

la femme : Mon cher bon Dolatsek. Essayez de comprendre cette chose si simple. Cela fait deux mois que vous vous escrimez, vous peinez, vous souffrez et vous essayez tout ce qui est possible pour me persuader, m’enivrer, pour me faire croire que je vous veux, pour la simple raison que vous me voulez. Vous vous enthousiasmez, vous pleurez, vous discourez et expliquez et vous me contez fleurette et vous m’analysez moi et l’amour, vous croyez que je m’entête ou que je trouve un malin plaisir dans votre souffrance, c’est pourquoi je ne vous écoute pas. Pourtant il s’agit d’autre chose. Je suis une femme simple, peut-être un peu plus belle que les autres, mais si j’ai envie de quelqu’un ne serait-ce qu’un peu, croyez-moi, je ne le laisse pas languir. Ne m’interrompez pas, je ne veux pas dire par là que je vous repousse parce que je suis amoureuse d’un autre. Je ne veux pas dire par là que je ne vous veux pas parce que j’en veux un autre, parce qu’à l’heure actuelle je ne veux ni vous ni un autre. Tout simplement, comprenez-moi, je ne veux pas de vous parce que je ne veux pas de vous, parce que je ne vous désire pas, vous ne me plaisez pas, parce que quand je vous regarde, rien ne me vient à l’esprit, je ne ressens aucun désir. Je reconnais que vous êtes un génie, un enthousiaste, un hidalgo, que vous êtes ensorcelé, que je vous donne le vertige, que vous avez une âme d’une profondeur extraordinaire, telle la Terre n’en a jamais portée, mais je m’en fiche, vous ne me plaisez pas, je ne vous désire pas, je ne veux pas que vous m’embrassiez et je ne désire pas vous embrasser, parce que je vous regarde comme si je voyais un… un… une pomme de terre, vous comprenez ? (Elle saute de sa chaise.) Bon, j’espère que vous avez bien compris cette fois.

L’homme (se lève après un silence, s’époussette soigneusement les genoux) : Une pomme  terre ?

L’homme : Ce n’est pas une raison de crier.

L’homme : Comme si vous voyiez une pomme de terre ?

la femme : Comme si je voyais une pomme de terre.

L’homme : Et vous n’en voulez pas ?

la femme : Non, non et non… Comprenez-le enfin… Je n’en veux pas, non et non.

L’homme (calmement) : Je le sais.

la femme : Alors.

L’homme : Ce n’est pas une raison de crier.

la femme : Comment ?

L’homme : Je disais que ce n’est pas une raison de crier, mon petit. (Il sort son carnet, il tourne les pages.)

la femme : Non mais, cher Dolatsek

L’homme : Je veux dire que je ne suis pas sourd… Pardon… Potiron… Betterave… Pomme de terre… Tenez, ça y est. Vous pouvez lire pomme de terre. C’est noté ici dans mon calepin. (Il montre son carnet.)

la femme : Qu’est-ce que c’est ? Vous êtes devenu fou ?

L’homme : Tenez. Tout est daté. Le 26 mai, c’est aujourd’hui. Le 23 mai, mardi dernier, j’avais noté qu’aujourd’hui à huit heures quinze minutes vous allez me qualifier de pomme de terre (Il regarde sa montre.) Huit heures seize minutes. Voilà. Vous avez dit pomme de terre, comme tout le reste. Je ferai mon rapport au directeur. (Il note.) Et par là même je clos l’expérience (Il boutonne son manteau, il se dirige vers la patère pour son chapeau et sa canne. Il s’incline.) Madame ! (Il fait des gestes des mains.) Réveillez-vous !

la femme (prend peur) : Qu’est-ce que vous me racontez ?

L’homme : Madame, pardonnez-moi d’avoir si longtemps abusé de votre temps et d’avoir usé vos nerfs. Considérez-vous comme une victime de la science – de la science qui doit progresser et qui a besoin de spécimens expérimentaux. Soyez fière d’avoir pu servir la lutte formidable de la connaissance de l’âme humaine. Aujourd’hui, lorsque je clos mes expériences avec vous, je vous exprime par là même ma reconnaissance au nom de la société scientifique « Psychichal Mysteries and Survival Problems Research », dont j’ai l’honneur d’être le secrétaire et modeste militant.

la femme (nerveusement) : Qu’est-ce que cette farce de mauvais goût ?

L’homme : Naturellement, tout ce que vous savez de moi, c’est que je m’appelle Dolatsek. Vous n’avez jamais demandé qui est en réalité ce Dolatsek. Maintenant, que je vous ai réveillée de votre sommeil hypnotique, dans lequel je vous ai maintenue pendant deux mois…

la femme (se porte les mains aux yeux) : Qu’est-ce que c’est toute cette salade ?

L’homme : …Le temps est venu de me présenter. Je suis chargé par une société scientifique anglaise d’exécuter des expériences hypnotiques d’un type nouveau. Dans le cadre de ma mission je devais trouver un sijet convenable pour la réalisation de mes travaux, censé également faire part au fur et à mesure à mon séminaire de mes observations détaillées entrant dans le cadre de mon projet, en vue de la collecte et de l’élaboration scientifique des données.

la femme (après un silence) : C’est un nouveau truc ? Je ne comprends pas un traître mot.

L’homme (calmement) : Nous, savants et chercheurs, n’avons pas recours à des trucs. Mon expérience s’est déroulée sur une base strictement scientifique et sous contrôle, en tenant compte de l’état de santé du sujet. Madame, j’espère que vous vous sentez bien et que vous n’êtes pas fatiguée. Au contraire vous devez vous sentir fraîche et reposée, comme réveillée d’un long rêve. Ne vous inquiétez pas, l’expérience ne laissera aucune séquelle désagréable. (Il s’incline.) Madame, je vous exprime encore une fois mes remerciements… (Il s’apprête à partir.)

la femme (après un silence) : Écoutez, Dolatsek

L’homme (s’arrête) : Vous désirez ?

la femme : Je n’ai nullement l’intention de vous retenir, mais je trouve un peu surprenant que vous vouliez prendre congé après une farce de si mauvais goût.

L’homme (s’étonne) : Vous plaisantez ? Je ne vous comprends pas, chère Madame. Au demeurant, des cas semblables se sont déjà produits dans l’exercice de ma profession. Quelquefois le sujet réveillé a du mal à admettre d’avoir subi l’influence d’une volonté extérieure. Et compte tenu du fait que vous venez seulement  de vous réveiller…

la femme : Qu’est-ce que c’est, Dolatsek ? Vous me prenez pour une idiote ? Vous voulez me faire croire que vous m’avez hypnotisée ?

L’homme : Pendant deux longs mois, Madame. Comme c’est prouvé par les documents.

la femme : Quels documents ?

L’homme : Le plan, l’agenda, les notes. J’avais annoncé date après date à ma société ce que vous alliez dire à chaque occasion, comment vous alliez vous comporter, ce que vous alliez répondre à mes questions, etc. Je peux vous affirmer que dans la science expérimentale de l’hypnose éveillée, les symptômes présupposés se sont produits avec une exactitude parfaite. Ce dernier exemple avec la pomme de terre est un cas classique.

la femme (prise d’un rire furieux, elle se jette sur le canapé) : Elle est bien bonne !

L’homme (poliment) : Je vous en prie.

la femme : Vous voulez me faire croire que depuis deux mois, quand je suis avec vous, je fais toujours ce que vous avez décidé à l’avance ?

L’homme : Non seulement vous faisiez ce que j’avais décidé, mais vous pensiez et vous sentiez également ce que je vous suggérais. (Méditatif.) Si maintenant je repense à ces deux mois, je les vois moi aussi merveilleux. Comme un long rêve, et vous, Madame, une image du rêve que je rêvais, un personnage secondaire du roman dont j’étais le héros. Vous viviez, bougiez, agissiez pendant ces deux mois comme n’importe qui guidé par sa propre volonté ; mais c’était une vie morte, comme la vie d’une image cinématographique où tout bouge tout vit, mais c’est une vivacité morte car immuable, elle ne peut s’écarter d’un iota de ce qui s’est produit une fois et qui doit se produire sous l’effet du destin d’une volonté extérieure. Aucun geste, aucun frémissement des paupières n’a pu se produire autrement que par ma volonté !

la femme (calmement) : En somme, ce n’est pas moi qui vous ai ensorcelé, mais vous qui m’avez envoûtée.

L’homme : Si vous voulez. Tout à l’heure, lorsque vous vous promeniez seule dans la chambre et vous vous mettiez à fredonner la sonate que je venais de jouer au piano, j’ai presque eu pitié de vous. Vous étiez tellement impuissante, si pitoyable – j’avais presque des remords : a-t-on le droit de manipuler ainsi une âme humaine vivante, sensible… Comme une marionnette… Mais la science ! (Il soupire.)

la femme : Quoi, vous m’avez vue impuissante, pitoyable – vous ? Vous ? Misérable ! Vous qui tantôt rampiez par terre devant moi ?!

L’homme : Les polichinelles sont manipulés par en bas.

la femme (furieuse) : Polichinelle, moi ? Je suis un polichinelle ?

L’homme : Mais non, mon Dieu… Il ne faut pas le prendre littéralement. Disons, un cobaye.

la femme : Un cobaye… pour vous ? (Elle rit à gorge déployée. Puis sèchement.) Bon, parlons sérieusement, Dolatsek. Comment ça marche ? Pendant deux mois vous étiez rongé de désir pour moi – si vous êtes un Svengali[1], un fakir, un rabbin faiseur de miracles, alors pourquoi ne m’avez-vous pas suggéré de tomber amoureuse de vous ?

L’homme (étonné) : Amoureuse de moi ? Je réalise que vous n’avez toujours pas compris de quoi il s’agissait. Comprenez que l’expérience consistait justement à empêcher une telle issue.

la femme (écarquille les yeux) : Qu’est-ce que vous dites ?

L’homme : Étant donné un homme, ma modeste personne, qui depuis longtemps se désintéresse du petit jeu stupide de l’amour, qui désormais ne s’intéresse qu’à la connaissance scientifique, mais qui, et cela est passablement fâcheux, n’avait jamais pu empêcher que des petites femmes hystériques dans votre genre tombent éperdument amoureuses de moi, que je le veuille ou non. Mon but était donc de démontrer que par l’hypnose je pouvais insuffler une résistance puissante dans une femme qui était normalement prédisposée elle aussi, une résistance telle que quoi qu’elle fît, même si elle marchait sur la tête, elle ne puisse pas tomber amoureuse de moi, parce que je ne le voulais pas : elle restait incapable de s’amouracher de moi, mon siège le plus brûlant s’avérait vain. Jour après jour je rendais compte à ma société des paliers de ce processus psychique.

la femme (tape du pied) : Donc – normalement je me serais amouraché de vous… Vous ne le vouliez pas… Vous m’en avez empêchée… Écoutez, Dolatsek… J’en ai par-dessus la tête de cette ânerie impudique !... Ça commence à me donner mal à la tête… Je peux vous dire que vous étiez plus amusant avant, votre nouvelle trouvaille est plutôt ennuyeuse. Elle ne m’intéresse plus.

L’homme : Vous n’êtes qu’une petite oie stupide et vaniteuse, chère Madame.

la femme : Pardon ?

L’homme : J’ai fait cette observation juste comme ça, accessoirement, d’un point de vue purement scientifique, comme n’appartenant pas à l’essentiel. (D’une voix crescendo.) Vous vous imaginez, mon petit, que d’un point de vue purement scientifique vous ne seriez pas tombée par vertige dans mes bras dès le deuxième jour, si j’avais seulement bougé le petit doigt ? Stupide oie ! Vous croyez que j’ai usé ma bouche par passion, moi qui ai tant de mal à retenir les femmes pour me préserver du fruit ennuyeux de l’effet que j’exerce sur elles ? Alors vous ne serez jamais capable de comprendre quelle victoire vous représentiez pour moi : enfin une femme qui ne s’enflamme pas malgré tous ces efforts – enfin une femme qui ne se jette pas dans mes bras comme dans un puits, comme elle le voudrait, mais elle me qualifie de pomme de terre, elle reste à sa place et ne bouge pas, parce que je ne le veux pas ! Marionnette ! Polichinelle !

la femme (commence à bouillonner) : Dolatsek… Écoutez… Vous entendez, Dolatsek… J’en ai assez… Maintenant disparaissez, sinon…

L’homme : Je m’en irai quand je voudrai, mon petit. Ne vous agitez pas, mon petit, parce que si le cœur m’en dit, et si je dis « image de rêve, ne bouge pas ! » alors vous prenez racine sur place et vous béez comme un brochet lancé sur la terre ferme.

la femme (sidérée) : Quoi ?! Comment ?!

L’homme (s’approche lentement, les yeux fixés sur elle) : Quoi ?! Comment ?!... Alors ?!... Arrivez-vous à bouger ?!...

la femme (ne bouge pas. Essoufflée.) : Vous… crétin… espèce de… hydrocéphale…

L’homme : Hydrocéphale ?!... C’est excellent… C’est le mot que je viens de vous suggérer… (Il s’approche, menaçant. Avec une grande énergie.) Maintenant… vous ne pouvez rien faire d’autre que ce que je vous permets… Compris ?!... Vous êtes sous mon hypnose… Vous ne pouvez pas bouger…

la femme (furieuse) : Ce n’est pas vrai… Vous mentez… Imbécile… Vous inventez toutes sortes d’âneries… Vous me faites sortir de mes gonds… Oh, j’ai peur…

L’homme (exerce son hypnose avec une énergie croissante) : Vous allez ressentir à mon égard une colère impuissante… Vous allez me voir laid et antipathique… Obéissez !

la femme (haletante) : Mais c’est absurde !

L’homme (crie brusquement) : Vous ne pouvez pas vous mettre debout…

la femme (elle se lève dans un grand effort, retombe, se relève, avance victorieusement d’un pas) : Voilà ! J’ai bougé !

L’homme : Ce n’est rien. Je vous ai déliée pour une seconde. (De façon pénétrante.) Maintenant… Vous ne pouvez pas… venir… ici… Vous sentez un cercle magique…

la femme (haletante, à grands efforts, s’approche et crie victorieusement) : Me voici !

L’homme (poursuit) : Maintenant… vous n’arrivez pas à… à bouger le visage…

la femme (s’efforce. Elle tend le visage. Éclate, comme en extase.) : Mais si… j’y arrive…

L’homme (les yeux exorbités, les bras levés, dans un effort surhumain) : Maintenant… Maintenant… Vous n’arrivez pas à m’embrasser… Quoi que vous fassiez… Vous n’y arrivez pas… Compris ?... Vous n’y arrivez pas… Malgré tous vos efforts…

la femme (elle halète, elle fait des efforts, allonge le cou, colle ses lèvres sur la bouche de l’homme. Un baiser extraordinairement long, puis…)

L’homme (se lève, avance, prend une cigarette.)

la femme (reste encore allongée une minute, les yeux fermés. Puis soudainement se met debout. Elle regarde lentement autour d’elle. Elle s’arrange les cheveux. Après un silence elle dit d’une voix changée, faible) : Dis-moi, mon chéri, c’est ta méthode pour séduire les femmes ?

L’homme (pendant qu’il allume sa cigarette) : Pas forcément. Il y a des cas où il convient d’appliquer la méthode opposée. Mais c’est celle-ci qui marche le mieux pour celles dans votre genre. (Pour lui, tristement.) Celles… à qui j’aurais aimé baiser la bordure de la jupe… Mais je suis contraint de me contenter de leur bouche.

 

Rideau

 

Suite du recueil

 



[1] Hypnotiseur dans le roman Trilby de Georges du Maurier. (1834-1896, écrivain britannique, né français).