Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
des gens agrÉables, Ça existe[1]
Maintenant je vais écrire cet
article. Maintenant je vais me mettre à l'écrire. Maintenant j'ai
une idée, une bonne idée drôle, pleine d'humour que je ne
vois pas encore clairement, je n'ai pas une idée très claire du
comment la développer mais je vais y réfléchir cinq
minutes supplémentaires, puis je m'attaquerai à cet article.
Maintenant c'est Monsieur Mangetout qui passe par là et que je connais
de quelque part, mais il finira bien par s'en aller, pour l'amour de Dieu,
puisque nous n'avons strictement rien à nous dire.
Mangetout : Bonjour. Il s'assoit.
Moi poliment : Ah, cher Monsieur Mangetout, comment ça
va ?
Mangetout : Merci.
Moi : Je vous
en prie, il n'y a pas de quoi.
Mangetout : Ha, ha.
Pause.
Moi : Alors, comment
allez-vous ?
Mangetout : Comme ci, comme ça. Cent forints, ça m'aiderait.
Moi : Oui,
naturellement.
Pause.
Moi : Cent
forints, c'est beaucoup d'argent.
Mangetout : Merci.
Moi poliment :
Ah, cher Monsieur Mangetout, comment ça va ?
Mangetout : Cent, c'est
beaucoup. Oui. Eh oui, cent c'est beaucoup.
Pause. Mangetout se tait mais ne
s'en va pas.
Moi : Surtout
si on doit travailler pour les gagner. Comme moi par exemple. Je dois
travailler toute
Mangetout : Oui, c'est un
café convenable.
Pause. Qu'est-ce qu'il me veut encore ?
Moi :
Heu… Que devenez-vous ?
Mangetout : Toujours
pareil. Que faire ? Il faut bien s'occuper.
Moi : Pour
ça, vous avez raison.
Mangetout : N'est-ce
pas ?
Longue pause.
Moi :
Heu… hum… Madame votre épouse, comment va-t-elle ?
Mangetout : Comment
devrait-elle aller ? Elle travaille. Elle s'use au travail. Elle passe son
temps à se soucier du ménage.
Moi :
Croyez-moi, c'est une vraie perle, une femme comme ça.
Mangetout : Une perle,
merde alors, elles sont toutes comme ça. Des bêtes de somme.
D'accord, je vous l'accorde, on rentre à la maison, on trouve tout
nickel, le repas est correct, le linge bien rangé, mais croyez-moi, trop
souvent on a l'impression de manquer de quelque chose.
Pause.
Moi : Bon, il
ne faut pas souhaiter la lune non plus.
Mangetout fait un geste de renonciation :
Allons donc. On a besoin d'autre chose aussi. Tenez, dans une femme il faut
qu'il y ait un peu de feu, un peu de variété, pour donner un peu
de contenu à la vie d'un homme. L'homme n'est pas fait pour
végéter comme un animal.
Moi : C'est
bien vrai.
Mangetout : N'est-ce
pas ? Croyez-moi, ce qui est le plus beau dans les femmes, c'est le
danger, c'est le secret… Cette chose qui nous asticote…
Moi (Doux
Jésus, quand est-ce que je pourrai travailler ?) : Eh oui,
c'est le principal. C'est comme l'inconnu : nous le craignons et pourtant
nous y aspirons. Il n'y a que les femmes de feu, mystérieuses qui valent
la peine, dont on ignore si elles nous appartiennent vraiment, si elles ne nous
cachent pas quelque chose ! Vous avez tout à fait raison.
Mangetout : Oui, oui,
d'accord… Mais alors on est condamné à vivre dans une peur
perpétuelle.
Moi : Oui,
c'est indéniable. Mais voyez-vous, votre vie serait-elle pimentée
si elle n'était pas épicée par cette peur ?
Croyez-moi, un peu de peur ne fait pas de mal. (Dieu, que va devenir mon article ?)
Mangetout : Ben, en ce
qui me concerne, personnellement je n'ai aucune raison d'avoir peur. Manquerait
plus que ça. Qu'on ose me dire que j'ai une raison d'avoir peur pour ma
femme. Ce n'est pas une femme comme ça. Je n'aimerais pas qu'elle soit
comme ça.
Moi cela fait dix
minutes que je ne sais plus de quoi on parle et je découvre avec frayeur
que dans le ton de Mangetout vibre comme une sorte de ressentiment :
Qui oserait dire une chose pareille, mon cher Monsieur ? Absolument
pas ! Bien au contraire !
Mangetout soupçonneux : Comment
ça, au contraire ? Quoi au contraire ?
Moi je ne sais pas
du contraire de quoi il s'agit. Au hasard : Je vous dis : au
contraire ! Et comment, au contraire… Ce n'est pas une femme comme
ça, votre chère épouse…
Mangetout : Pas une femme
comment ?
Moi :
Ben… pas un pot-au-feu… une casanière…, elle a du
tempérament, elle a du feu… et comment…
Mangetout froidement : Bien sûr. Mais
à dire vrai, n'est-ce pas, ça me regarde quand même, ne
m'en veuillez pas, comment est ma femme, voyez-vous, je suis mieux placé
pour le savoir. Adieu.
Il s'incline, il passe à
une autre table et dit à une de ses connaissances sur mon compte : Je
n'arrive pas à comprendre, il existe des gens qui fourrent leur nez dans
les affaires de famille les plus intimes, qui mettent leur grain de sel dans la
vie des gens, qui donnent leur avis, et ça n'intéresse personne.
C'est casse-pieds, d'avoir des connaissances pareilles, pipelettes, curieuses,
fouineuses, bah, il faut avoir de l'estomac.