Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
vOUS ? QUI ÊTES-VOUS ?
La scène divisée en deux est une
double cabine de téléphone dans un café. Monsieur A est
dans une des cabines, le téléphone collé à
l’oreille, il parle. Dans l’autre se trouve C.
A : Allô !
Allô !
C : Allô !
Allô !
A : Hélélô !
Halalô !
C : Hilélô !
Halihô !
A : Qui parle ?
C : Qui parle là ?
A : Qui parle là !
C : Là, qui parle ?
A : Là, qui parle ?
C : Le café
Patagonie ?
A : Ce n’est pas le café Patagonie. C’est une
erreur, reposez votre téléphone. Je suis en ligne.
C : Moi aussi, je suis en ligne.
Veuillez reposer votre téléphone.
A : Qui parle ?
C : Qui parle là ?
A : Là, qui parle ?
C : Là, qui parle ?
A : Que le diable emporte le bec de ce
perroquet. Est-ce le café Solferino ?
C : Ce n’est pas le café Solferino. Vous ne
comprenez pas que c’est une erreur ? Posez le téléphone,
je suis en ligne.
A : Moi aussi je suis en ligne. Posez le téléphone.
C : Qui parle là ?
A : Là, qui parle ?
C : Là, qui parle ?
A : Là, qui parle ?
C : Ici le café Madagascar. Posez le
téléphone. Qui parle ?
A : Ici le café Nouvelle Zélande. Posez le
téléphone, ne comprenez-vous pas que je suis en ligne ?
C : Posez-le vous, moi aussi je suis en ligne.
A : Vous savez quoi ? Cher inconnu amical, surtout ne posez
pas le téléphone. Je peux attendre. Vous finirez par vous lasser.
C : Oui, mais procurez-vous de la teinture à cheveux,
si vous voulez attendre que moi je pose le téléphone, respectable
Monsieur. Car vos cheveux risquent de blanchir si vous voulez attendre.
A : Ah oui. Vous devez être une
drôle de personnalité.
C : Moi oui. Je suis une personnalité. Vous devez
aussi être un drôle de citoyen. Pourquoi ne voulez-vous pas poser
ce téléphone ?
A : Comment le savez-vous ? Bien sûr que je ne veux
pas, il n’est pas question que je le veuille.
C : Bon, mon cher, alors continuez à le tripoter
gentiment. Je peux attendre, moi. J’ai tout mon temps, moi. Holà,
tout le temps que j’ai, moi. Je n’ai rien d’autre que du
temps.
A : Vous aussi ? Moi aussi, j’ai
énormément de temps. Je suis un des meilleurs
tempo-spécialistes de ce pays. Conversons encore, mon petit oiseau
doré. Tout de même, qu’en pensez-vous, lequel de nous
raccrochera le premier ?
C : Je crois bien que c’est vous.
A : Non, non, non, c’est vous, c’est vous !
C : Non, non, dans le tintement de votre jolie voix je sens
comme une petite impatience. Vous devez être quelqu’un
d’assez chétif, veillez à votre santé.
A : Ah oui, c’est très drôle. Je vois que vous
faites en sorte que je perde patience. Vous voulez me faire sortir de mes
gonds. Vous me connaissez drôlement mal ! Bien sûr vous
espérez que je me mette en colère ou que je commence à
vous injurier. Quelle lamentable erreur ! Des voleurs de manteaux, plus
sales que vous, n’ont pu parvenir à me mettre en colère,
à m’extraire des injures… (Il élève la voix.) Moi ? En colère,
moi ? Vous crèverez plus tôt, mon cher, mon très cher
Monsieur, mon cher Monsieur au téléphone, avant de tirer un mot
malodorant de ma bouche… Moi je ne fais qu’attendre, cher Monsieur,
patiemment et sans m’énerver, jusqu’à ce que ce putain de téléphone pourrisse dans votre
charmante petite menotte, cher Monsieur.
C : Ah oui. Donc vous ne le posez pas.
A : Poser quoi ? De quoi il s’agit ?
Expliquez-moi ! Je ne comprends pas clairement votre grandeur. C’est
quoi que je ne pose pas ?
C : Le téléphone.
A : Quel téléphone ?
C : Le combiné du téléphone.
A : Ah ça ? Le combiné du
téléphone ? Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de
suite ? Alors il n’y a aucun problème ! Je croyais que
vous parliez d’une coquille d’huître. Ou du lobe de mon
oreille. Je ne pouvais pas deviner que vous parliez du téléphone.
C : Alors vous le posez ?
A : Quoi ?
C : Le combiné du téléphone.
A : Le combiné du téléphone ? Ça
non.
C : Non ? Entendu. (Il
se tourne vers D, il lui chuchote quelque chose, D acquiesce puis part.)
A : Eh, qu’est-ce qui se passe ? Vous ne parlez
plus ? Vous avez changé d’avis ?
C : Moi ? Jamais de la vie.
A : Pourquoi vous parlez tout seul ?
C : Moi ? Ce n’est rien, je rêvasse.
A : Bon, vous ne le posez pas ; écoutez, salopard,
comprenez enfin que j’ai moi des affaires urgentes, importantes. Pourquoi
ne posez-vous pas le téléphone ?
C : Pourquoi je ne le pose pas, mon Dieu ?
Peut-être pour l’ambiance. Ou en faveur de quelque rêve
éphémère… Demandez à la modeste violette
pourquoi elle ne repose pas le téléphone. Ou au petit oiseau qui cuicuite au bois.
A : Il fait quoi ?
C : Il cuicuite.
A : Il ne s’est pas foutu en l’air ?
C : Vous vous fâchez ? Je vous ennuie,
peut-être ?
A : Moi ? Oh, point du tout, mon cher. Je m’amuse
follement. Je ne me suis jamais mieux amusé. Savez-vous comment
naît une vraie perle naturelle très chère, ce rare ornement
d’un odorant cou de femme ?
C : Non, je l’ignore. Racontez-moi.
A : Je raconte, mon petit cœur. La science a constaté
que pour qu’une perle naturelle puisse naître, il faut qu’une
petite saleté s’introduise à l’intérieur du
coquillage, ce qui irrite la peau sensible de l’animal. La peau de
l’animal sécrétera une matière liquide qui produira
une muraille autour de la petite saleté qui petit à petit
durcira. Des centaines et des centaines d’années plus tard cette
inclusion pétrifiée se transformera en une perle authentique.
C : Hé, hé, hé, c’est très
intéressant. Alors vous le posez ?
A : J’attends que la perle se forme dans le
téléphone dans lequel vous vous êtes introduit.
C : Moi ?
A : Bien sûr. C’est vous, la petite saleté,
dont le téléphone a besoin pour lui irriter la peau.
C : Ha, ha, ha,
très drôle. C’est vraiment drôle. Vous
êtes vraiment charmant, spirituel. Disons-nous tu. Salut !
A : Salut !
C : Comment tu vas, mon cher ?
A : Merci, mon cher. As-tu bien dormi cette nuit ?
C : Merci, mon cher. Tu sais quoi ? En l’honneur
de notre amitié je vais te révéler que tu feras bien de
poser vite ce téléphone et de te sauver.
A : Tiens donc !
C : Oui, ta vie est en danger. Pendant que tu faisais tes
longues conférences, je me suis en secret mis d’accord avec mon
ami, le champion de boxe qui se trouvait à côté de moi dans
la cabine, pour que pendant que moi je te retiens et te fais
déblatérer, il saute dans sa voiture, il va au café
Nouvelle Zélande, et il administre au Monsieur qu’il trouve dans
la cabine du téléphone deux uppercuts énormes, de la
taille de ceux qui lui ont permis en 1908 à Oxford de gagner le grand
prix.
A : Tu parles sérieusement ?
C : Le plus sérieusement du monde. Sauve-toi vite, mon
unique ami, parce que ce malabar ne va pas tarder. Et donnons-nous rendez-vous
au café Abbazia, et ensuite nous passerons
ensemble au café d’Hiver !
A : Ha, ha, ha,
hé, hé, hé.
C : Qu’est-ce qui te fait rigoler ?
A : Je rigole du malheureux plouc qui se trouvera dans la cabine
du téléphone du Nouvelle Zélande au moment où ton
champion de boxe y arrivera.
C : Ce n’est pas toi ?
A : Bien sûr que non ! Je parle du café
Turkestan.
C : C’est parfait ! Viens, courons-y au Nouvelle
Zélande pour voir la scène.
A : Bye, vieux. (Il lui
envoie un baiser.) À tantôt !
C : (Lui aussi envoie
un baiser.) À tantôt !
Rideau