Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

          

 

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PRÉFACE

à la première édition (1912)

 

Les soldats apprennent à tirer. Le résultat n’est pas brillant. Le caporal jure, rabroue les soldats. Il finit par arracher le fusil des mains d’un des gars.

- Vous êtes des bons à rien ! Regardez-moi !

Il vise, il tire – il manque la cible. Après une seconde de gêne, il s’adresse à un bleu.

- Voilà comment tu tires !

Il tire une seconde fois, il rate encore la cible.

- Voilà comment tu tires, toi ! – dit-il à un deuxième.

Finalement, son neuvième coup touche au but.

- Et voilà comment je tire, moi !

 

*

 

Le neuvième tir tarde encore un peu. La main du caporal tremble encore, mais ses yeux voient déjà la cible d’un cheveu plus clairement.

 

F. K.

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PRÉFACE

à la deuxième édition, élargie (1920)

 

C’est dans une édition élargie à presque le double, mise en ordre et regroupée, que la maison Athenaeum publie le recueil de mes images déformées, dont la première série a vu le jour il y a une dizaine d’années sous le titre Vous écrivez ainsi. Il a fait alors beaucoup de bruit, ce qui soulève peu d’intérêt du point de vue de ma vanité personnelle, mais bien plus en tant que curiosité littéraire, avec un vrai succès. J’attribue ce grand bruit (et je le fais avec une objectivité ennuyeusement scientifique, donc même si je me trompe, ce n’est certainement pas par partialité) à ce qu’à l’époque j’avais concocté, avec légèreté et sans autre intention, un genre nouveau, à la lisière d’un autre genre d’apparence similaire. Il s’agit de genres essentiellement humoristiques ; déjà alors j’avais senti que les dénominations parodie, travestissement et persiflage par lesquels on avait qualifié ce type de mes écrits, ne sont pas précises. La parodie applique les formes extérieures d’une œuvre sérieuse précise à un sujet non sérieux ; le travestissement habille le sujet sérieux de la même œuvre en une forme non sérieuse. Le persiflage, lui, se moque tout simplement de tout, le ton comme le sujet, tout en restant attaché à l’œuvre en question. Mes nouvelles expériences, dont la naissance découlait nécessairement des tendances intellectuelles de l’époque, ont substantiellement élargi les possibilités des genres dont l’objet n’est pas directement la vie, mais un produit de celle-ci, le monde de la culture et de l’esprit et que, d’un point de vue scientifique, on pourrait appeler des genres parasites : elles les ont donc élargis dans la direction d’un autre art parasite, la critique littéraire. Afin de distinguer la qualité de ce nouveau genre, j’ai emprunté un mot au dictionnaire des arts plastiques : et ma dénomination, la caricature littéraire (l’image déformée ne recouvre pas exactement cette notion) a rapidement pris racine et il est toujours en usage.

Les critères d’une image littéraire déformée sont les suivants : elle ne traite pas d’une certaine œuvre, mais d’un certain écrivain, de ce qui dans cet écrivain est déterminant et qui lui est propre : son ton, ses tics, ses manières. Il s’agit d’une image déformée, d’un genre humoristique, car il ne considère pas dans l’écrivain ce qui, en lui, est régulier et généralement artistique, donc beau, mais ce qui, en lui, est particulier et spécialement personnel, donc caricatural – mais il s’agit en même temps d’un portrait de caractère, d’un genre critique, qui détermine l’écrivain, le degré et la qualité de sa déviation par rapport à ce qui est généralement beau et normal. À une caricature bien réussie, jetée d’un trait de crayon, on reconnaît souvent plus vite quelqu’un que de sa photographie, où pourtant l’artiste a utilisé tous ses moyens pour reconstituer la réalité : trait, couleur, lumière et ombre – pour la simple raison que dans la vie aussi on reconnaît facilement les gens à ce qui va au détriment du beau régulier sur leur visage. Un nez légèrement plus grand que nécessaire, des yeux un peu bridés, un trait étrange autour de la bouche – c’est ce que nous appelons ainsi : c’est toi. La beauté idéale vers laquelle nous tendons n’est que charme et ennui affable, moule sans talent, formule sans vie. Il y a toujours quelque chose de difforme dans le charme et l’amabilité, et inversement du charme dans le difforme ; et si une image déformée nous fait rire c’est parce que nous sommes attirés par la vie : celui qui rit, c’est probablement qu’il se réjouit et qu’il aime ce qui le fait rire.

Je sais désormais que dans le fond j’aimais les écrivains dont le lecteur trouvera les portraits ici. Je pense avec émotion à l’époque à jamais disparue d’où émergeaient ces portraits : époque chargée de ruades fantasques, de bravades naïves, de manières vaniteuses, d’analyses qui coupaient en quatre les cheveux de l’âme, "d’esprit collectif" rédempteurs du monde et d’individualisme méprisant le monde, de cynisme sentimental et de recherche de "valeur de la vie" glacialement ennuyeuse, de complications naïves et confuses, de pessimisme ne renonçant à rien et d’optimisme méprisant tout, de fierté d’artistes qui juraient par les formes extérieures et d’humanisme à la recherche d’un contenu intérieur, de patriotisme aux bottes de Paris et d’internationalisme de vieille souche aux couleurs nationales, de misogynie bouillonnante et d’érotisme innocent, rêveur ; je pense avec émotion à cette époque dont je suis persuadé que c’était un âge d’or de la littérature hongroise. C’est avec des yeux rayonnant à travers l’ennui des guerres et des révolutions qui ont fait trembler le monde, que je me remémore l’âge de la "paix", qui était rempli d’événements et de fascination, et j’aimerais parler à cette génération élevée dans le tonnerre des canons et le bruit des mitrailleuses, leur raconter le glorieux vieux temps dont j’étais le témoin.

 

Dans ces caricatures, une à une, il s’agit d’écrivains – l’ensemble de la collection telle qu’elle paraît aujourd’hui, devrait refléter l’image déformée de la littérature de notre époque, si j’avais pu écrire sur tous les écrivains qui m’intéressaient, dont j’aurais aimé écrire. L’image d’ensemble dans sa forme actuelle est non seulement imparfaite et lacunaire, elle est aussi infidèle, et (je me suis aussi occupé d’écrivains ou d’œuvres insignifiants, dont le nom sera peut-être inconnu dans la décennie suivante) je ne me suis pas occupé de certains autres dont je connais pourtant bien l’importance dans l’histoire de notre littérature. Cette remarque vaut particulièrement pour le tome 2, la littérature étrangère. Le fait que Ohnet y figure, mais ni Nietzsche, ni Strindberg, ni Shaw, ni Wells, ce ne serait pas grave en soi, puisqu’une caricature doit permettre de reconnaître non seulement le visage des écrivains, mais aussi celui du public – mais le lecteur ne trouve pas un seul de ces traits avec lesquels un Poe, un Romain Rolland, un Gerhard Hauptmann, un Thomas Mann, un Tolstoï ou un Dostoïevski se sont gravés dans notre époque. La raison en est que même dans mon rêve je n’avais pas compté sur une réédition élargie. Je griffonnais, de moins en moins souvent, ces images déformées, au fur et à mesure du succès capricieux d’un livre ou d’un écrivain, sans ordre ni système ni critère. Elles paraissaient majoritairement dans la presse humoristique, stimulées par leur rédaction – même réunies en bouquet et assemblées dans un volume sérieux, elles n’espèrent pas que le chroniqueur de la littérature hongroise les préserve de l’oubli. Pour ma part, bien que ce ne soit pas essentiel, j’avoue sincèrement que je préférerais qu’il ne reste aucune trace de ce que j’ai vécu et écrit, plutôt que le "Vous écrivez ainsi" ne s’attache à mon nom – je ressentirais une honte pénible si ce livre signifiait davantage, ne serait-ce que dans l’histoire des événements du jour, que ce qu’il a signifié dans ma vie à moi. Si j’ai quand même cru utile d’écrire ces quelques mots en préface, ce n’était pas dans l’intérêt du contenu du livre, qui pour moi à beaucoup d’égards est désormais étranger, mais par respect pour le genre dont je vous ai parlé plus haut, et dans lequel, je crois, on pourrait produire des choses instructives, dignes d’intérêt et très amusantes.

 

Budapest, décembre 1920.  

                                               Frigyes Karinthy.

 

Suite du recueil