Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

   lire le texte en hongrois

  écouter le texte en hongrois

 

 

Emile Zola, le rÉaliste[1] [2]

                                                                                                                                                                                          

Colza

 

Roman

 

Zola P. Zola Zempléni Zola caricaure

 

 

Gervaise rentra chez elle à six heures moins le quart par la rue de Puante. L'après-midi elle était allée au marché aux bestiaux et le bas de sa jupe en était encore tout imprégné d'une pénétrante odeur de jus de sang, sur son coude un déchet de viande d'un rouge brunâtre était resté accroché à un poil d'un demi centimètre et s'y balançait en cadence.

La tête en avant Gervaise entra dans le cabinet et elle mit les clefs à leur place.

Sa mère, la fille de Rougon le Noir, était poissonnière à Plaussans, elle avait douze ans lorsqu'un matin maussade le clerc de notaire du village l'avait culbutée sur un sac. Ensuite elle était partie à Mourmelon où son ventre s'était arrondi. Son frère, Claudius, le troisième fils de la seconde famille de Mourmelon, le futur peintre, habitait à l'époque à Anvers, rue de Foutoche, une nuit une très vive douleur à l'estomac le réveilla, mais elle finit par passer. Leur tante, Fouan la Boiteuse, souffrait également de l'estomac. Plus tard elle retourna à Plaussans. C'est là que naquit Gervaise.

Elle s'assit tranquillement, elle avait vérifié les robinets, poussé les portes puis balayé lentement. Le Paris nocturne se réveillait à présent et du côté de l'office public des usines à gaz un crépuscule d'un brun rougeâtre se répandait insidieusement. De l'épicerie d'en face parvenait une odeur de sulfate, en haut une enseigne jaunie et élimée arborait le nom du propriétaire en lettres rondes peintes en bleu, de la gauche vers la droite, l'une derrière l'autre.

Plus bas, de l'autre côté de l'escalier, à trois mètres, sur le coin droit d'un pavé un peu usé parmi d'autres pavés, un bacille de la tuberculose regardait en arrière le haut du dôme à travers la rue de Bombarde en se tortillant la moustache.

Gervaise respirait, avec l'attitude tranquille des femmes mûres et qui ont une vague odeur de fromage, elle se mit à essuyer les couvercles, la porte vitrée sur laquelle l'inscription "Messieurs" s'effaçait, elle la frotta et se rassit à sa place habituelle avec indifférence.

Son frère Nana était arrivé à Paris quelques années auparavant, dans les derniers jours de l'Empire, et il avait ouvert un commerce de lingerie, dans le ventre de Paris, le Travail, Germinal, Jules P. de Zemplén.

Soudain elle sursauta, troublée par une puissante voix de rogomme. C'était Caboche, qu'on appelait également "bouche rabougrie" parce que sur son coude un morceau de peau dégageait en continu une odeur pestilentielle. A présent il apportait l'huile de colza et il entra à reculons dans le cabinet.

- J'apporte l'huile, la femme ! – dit-il, emplissant tout le cabinet de cette voix qui, en passant par sa bouche, sortait d'une puissante gorge aux bords légèrement élimés. – Bon sang de bon sang ! Les cochons, ils ont pété à faire exploser la baraque !

Sa grand-mère était venue de Plaussans, à l'époque du second empire, et elle était retournée d'où elle venait.

Caboche se mit alors à désodoriser, de façon méticuleuse et scrupuleuse. Il commença par enduire d'huile la partie supérieure du mur gris, il inhalait avec délectation l'odeur lourde et pénétrante de l'huile qui était devenue sa seconde nature. Dès qu'il sentait cette odeur il devenait fou et n'était plus maître de ses sens. A de tels instants c'est la bête qui se déchaînait dans l'homme et, frappant de son coude la plante osseuse de ses pieds, il se ruait en pleine rue sur les filles impubères. Il aimait beaucoup ce travail, il badigeonnait d'huile, lentement, uniformément. Il lui plaisait bien, ce bâtiment aux couleurs criardes où tout Paris se retrouvait, simples ouvriers en blouse, fonctionnaires bien mis et militaires gradés qui se tenaient mutuellement la porte, pas la peine de tourner, elle se ferme toute seule. C'était tout l'ancien empire qui défilait ici sous ses yeux, toute sa pompe et tout son vice, ici tout le monde entrait, et c'est à pied, libérée de toute habitude et de tout superflu, dans la toute poignante perfection du naturel, que se dévoilait la vraie misère de la vie, la pure misère, la vraie, l'ignoble et raffinée misère, il n'y avait plus ni fraude ni leurre, vous serez satisfait ou remboursé.

Caboche avait terminé son travail. Gervaise se tenait de côté et elle sentit quelque part dans son dos une douce tiédeur, et soudain ils frissonnèrent. L'homme hésita encore un court moment puis, brusquement, il saisit la femme par le nez, dans la fièvre de l'action il ne voyait plus en elle que la chair. Pendant quelques instants ils se débattirent, pommette contre pommette, et de leur nez tendu, frémissant et vacillant ils se frappaient la tête.

- Bon sang de bon sang ! – sifflait l'huileur – les sales cochons ! Ils m'abîment tout !

Et derrière, dans la pénombre du cabinet, au milieu des vieux robinets et des bombonnes à huile, l'huileur renversa Gervaise sur le bouchon d'une bouteille de phénol.

Leur cousin naquit à Plaussans et en 1823, devançant l'appel, il s'enrôla dans l'armée.

 

II

 

Gervaise commença à dégonfler à la fin février. Le petit bâtiment gris de la Place de la Gloire se portait bien et la famille pouvait songer à un bien-être passable et durable dans cette seconde époque de l'empire. Début mars il y eut la mobilisation, le général Neippery appelait la jeunesse par voie d'affiches. Boche s'engagea comme soldat et dans la pénombre du commerce de poils de chiens de la place Place, le soir, de très étranges ombres se glissaient vers les lieux d'aisance. Le vieux Fouan s'était mis à détaler de façon bizarre : on parlait d'une maladie dégoûtante qui avait atteint l'une de ses clavicules. Au premier étage on l'appelait du nom moqueur de "Père sein-pourri", chaque fois il explosait en un chapelet de rauques jurons.

- Ils feraient mieux de f... leur g..., ces e.... ! disait-il. Tout le monde sait bien que Liza la boiteuse a u.... ses yeux en s.... ! ...*

Ce qui est vrai, c'est que vers le soir, les yeux de la grosse Liza, lorsque d'âcres relents de violette pourrie étaient portés par les vents printaniers de la forêt d'acacias vendue à taux d'usure et elle aussi légèrement pourrissante, donc, à cette heure-là les yeux de la monstrueuse Liza suppuraient d'un pus suspect. A part ça, la vie coulait, lisse et calme, oui, c'est vrai, la mère Germinal avait des pustules sur la plante des pieds et elle les grattait en continu, par souci de réalisme.

Un jour Gervaise rentra plus tôt qu'à l'accoutumée et elle trouva Caboche chez l'huileur. Les derniers temps Caboche s'était livré corps et âme à cette passion. Il s'attaquait avec ardeur à sa tâche, les yeux troubles et humides, appliquant l'huile sur les murs en d'épaisses couches. Ses pieds, ses jambes, ses vêtements, tout était imbibé de cette matière au parfum lourd qu'il inhalait avec passion. Ses sens comme sa conscience semblaient s'obscurcir. Il regarda Gervaise dans une bouffée d'ivresse et lui saisit un doigt de pied. Un instant Gervaise fut prise de vertige puis elle se pencha tout contre l'huileur. Leurs genoux se touchèrent mais à ce moment quelqu'un ouvrit brusquement la porte vitrée, il ne passa donc absolument rien de naturaliste, un peu de patience je vous prie.

 

XXXIII

 

A l'approche de l'été Gervaise dut faire provision de papier hygiénique et elle revint par Versailles à travers la forêt. L'air était lourd et étouffant, toutes sortes de fleurs dégageaient des sécrétions d'odeurs, des alouettes blennorragiques geignaient sur les branches mais au-dessus de Paris se répandait un rafraîchissant parfum de vitriol.

Cependant dans l'un des cabinets de première classe de la maison de la place de la Gloire la chaîne cassa et par la fissure toute la matière se répandit dans la cuvette et coula sur le côté avec l'huile. Lorsque Gervaise entra le cabinet tout entier débordait de naturalisme. Tout ceci était engendré par l'excès d'huilage, irrésistible et meurtrier, qui menaçait à présent la famille d'anéantissement. Ce drame atroce et oppressant se produisit aux premiers jours de juillet. C'était juste le jour où un certain Moltke avait atteint la ville de Sedan, un certain Bismarck exigeait des indemnités de guerre et une certaine Europe, vous savez, là-bas, quelque part près de l'Atlantique, devait affronter une crise mondiale, et toutes sortes d'autres petits incidents romantiques. Bref, toute cette matière mélangée à l'huile se déversa en coulant et un morceau de la pâte pulpeuse pénétra sous un ongle de Gervaise. Ce jour-là dans l'épicerie le petit rat de Fouan se mit à vomir.

Sa mère était née à Plaussans dans un égout, il était cousin de Nana, la cocotte parisienne. Il était à Paris depuis dix ans.

- Le vieux z.... ! – hurla Caboche, ivre et hors de lui – Qu'on lui c... dans le b.... !! ...

Et il s'en alla.

 

LX

 

Deux ans plus tard Gervaise dut déménager avec sa famille. Dans ses effroyables excès le monstrueux huilage avait tout englouti. L'épais liquide gras s'était infiltré dans les murs et les fondations et insidieusement avait dévoré le plancher. Horrible et funeste passion d'une génération dépravée, dégénérée et aveulie, qui avait voulu supprimer les odeurs du naturalisme, à présent était arrivée l'heure de son triomphe et de sa vengeance épouvantable. Un jour Caboche s'effondra dans la fosse. Il fut pris de vomissements et l'huile se mit à suinter de chacun de ses membres. On l'emmena à l'hôpital.

 

CX

 

Lorsque Gervaise entra dans la salle d'hôpital, des larmes d'huile coulaient des yeux de Caboche. Il était tenu par deux religieuses, entre trois cadavres verts et moisis, dans la morgue. Une puanteur insupportable sortait de chaque recoin.

La nuit était tombée lorsque Gervaise se retrouva dans la rue. Elle trébucha sur un tonneau d'huile. Partout autour d'elle des gens déambulaient, dégageant une âcre odeur d'huile rance. Le farouche poison s'était infiltré dans chaque mur de Paris et il dégoulinait du haut de la tour Eiffel. Pendant un moment encore elle traîna son corps lourd, les yeux vacillants et huileux, puis elle s'écroula dans une fosse.

Et tout ne fut plus qu'un unique mugissement, grandissant sans cesse, impérieux, qui montait des boulevards, des forêts et du ciel crépusculaire, le gargouillement de l'huile destructrice qui rampait et coulait dans un bruit de succion et de flatulences, le bruit de l'huile qui recouvrait maintenant de son jaune suaire meurtrier et putride le cadavre puant d'un Paris à l'agonie. Le bruit de l'huile qui devait détruire toute odeur et qui à présent étouffait tout en elle, vie et mort, misère et romantisme.

Et sous le Pont-neuf, comme si de rien n'était, tranquillement, et dans une posture dédaigneuse, un troisième réaliste faisait ses vrais petits besoins naturels.

 

Suite du recueil



[1] Traduction de Françoise Gal.

[2] Une traduction de Raoul Weiss a été publiée en 2003 dans la "Revue d’Études Française" n°8

(ELTE - Budapest)

* La bienséance interdit que nous reproduisions les mots et expressions remplacés par des points de suspension, nous invitons notre honorable lecteur à imaginer à la place de ces points toutes les obscénités qu'il lui plaira. (note de l’auteur)