Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

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OhnetGeorges Ohnet, l'honnÊte explorateur de l'Âme[1]Ohnet caricature

 

Le maître de frorges

 

Roman technique d'ingénieur en mécanique, avec sentiments fraisés, tournés et cylindrés.

Les frorges dont il sera question sont usinées par la firme parisienne Thonet. Paris, 1883,

tous droits réservés. Editeur : Edith Heures.

 

I

 

Par un délicieux après-midi de printemps, Obscure, la fille de la demeure seigneuriale, se promenait dans le parc du château de Maussadeville. C'était une demoiselle blonde de vingt ans (2 m en coupe longitudinale) dont le visage était déjà empreint de cette noble et altière fierté qui jouera un rôle si important au second tome du roman, à partir de la page 236.

- Malaise – dit la damoiselle en relevant soudainement sa noble tête, à l'intention du laquais qui attendait respectueusement – Malaise, dis-moi, quel est ce haut bâtiment qui dresse sa morne silhouette dans le feu poudroyant du soleil couchant, pointant entre les chênes ancestraux de notre château à travers la brume flottant au loin ?

Madame – répondit le vil serviteur, ponctuant son discours de quelques gestes muets mais éloquents -, c'est le maître de frorges, Filippe Derpléd, société par actions.

Ah – dit la comtesse dans son propre intérêt bien compris.

Et en un seul et large mouvement elle mordit ses lèvres pâlissantes.

 

II

 

C'est Filippe Derpléd – dit Gaston, présentant à Obscure le maître de frorges.

Tout autour d'eux les danseurs tourbillonnaient, comtes et marquis dansaient sur le parquet miroitant.

C'est vous l'industriel établi dans le voisinage ? - demanda froidement la comtesse, ses nobles narines frémissantes.

Oui, c'est bien moi, comtesse. Je suis là devant vous, ouvrier de mon état, le héros simple et anonyme des frorges. Je suis l'homme des faits et du concret, pas celui des discours et des mots. Ma personnalité fruste et endurcie ne peut, dans ses limites, s'accommoder des arabesques et papillonnages insouciants exigés avec grâce et art par le fugace jeu d'esprit que les labyrinthes de la conversation distinguée ont raffiné à l'envie.

Là-dessus, le maître de frorges s'inclina gauchement et partit en écrasant les pieds de toute l'assistance, les uns après les autres.

 

III

 

Madame – dit sombrement l'avocat -, je viens d'apprendre ce matin que de votre fortune, qui s'élevait à 900.000 francs et 50 centimes, il ne reste plus rien, vous êtes complètement ruinée.

Ah ! - s'écria stupéfaite la mère d'Obscure, la baronne aux cheveux blancs – Quel désastre ! N'en dites rien à ma fille. Elle ne doit jamais rien en savoir.

Naturellement – dit l'avocat en hochant la tête.

Ce jour-là, Athalie, l'amie d'Obscure, rendit visite à la comtesse. Assise dans un fauteuil Louis XIV cette dernière lui tendit une main alanguie.

Ma chérie – siffla Athalie -, j'ai le plaisir de t'annoncer que le prince Gaston, ton promis, a demandé ma main.

Le visage d'Obscure s'empourpra.

Comment ? - s'écria-t-elle – Le misérable ! L'infâme ! - Mais subitement elle se reprit et ajouta avec douceur : j'en suis si heureuse, ma chère.

La fierté avait vaincu !

Le prince Gaston ! - annonça le valet.

Attendez ! - s'écria Obscure, dont un atroce projet de vengeance avait soudain fait blêmir le visage. - Faites sur le champ apporter ici même, et que ça saute !, tout emballé, Filippe Derpléd, le maître de frorges.

Avant même que Gaston n'ait eu le temps d'entrer dans la pièce le paquet était déjà livré.

Monsieur l'industriel – dit Obscure, avec dans les yeux des éclairs de vengeance, je n'ai guère de temps : s'il vous plaît, demandez-moi vite ma main et fiançons-nous. Allons - ajouta-t-elle, bouillant d'agacement -, pressons, pressons, grand balochard.

L'industriel obtempéra en silence.

Lorsque Gaston entra dans la pièce le maître de frorges était de nouveau empaqueté et Obscure était fiancée.

Ah – dit le prince, accompagnant son discours d'un impeccable geste de la main.

 

IV

 

Installée dans un fauteuil Gabriel XXII dans le salon Philippe LX chez le maître de frorges, Obscure songeait, profondément absorbée dans ses pensées, une demi-heure après leur mariage. Son visage d'une pâleur de violette s'empourprait parfois de fièvre.

Le maître de frorges entra sans bruit dans la pièce, par une petite porte  dérobée qu'un valet Louis IV ouvrit devant lui.

Madame – dit-il avec une franche et sincère simplicité.

Filippe – répondit Obscure en blêmissant -, vous n'êtes pas sans savoir combien vous êtes redevable à ma fierté aristocratique. J'espère que vous êtes conscient, en tant que roturier, que chez les comtes ça ne se fait pas,  ce à quoi vous pensez ?

Comment, comtesse ? - s'écria Filippe, étouffant son amertume – vous ne m'aimez donc pas, Madame ?

Non, Filippe, sachez-le. Les murs de cette salle vous seront à jamais fermés. Qu'imaginiez-vous donc, ignoble bourreau, racaille ? Vous crûtes donc que vous pourriez souiller l'auguste portique de ma fierté ? Oh, manant, je vous le dis, avec la fierté de ma féminité outragée : prenez vos jambes à votre cou et fichez moi le camp, pouilleux, morveux !

Ces sarcasmes cinglants déclenchèrent en l'homme une tempête muette et dévastatrice. Après un bref combat c’est la frorge qui l'emporta.

Ah bon – dit-il simplement, virilement -, ça ne se fait donc pas chez les comtes.

Ce fut tout. Et Filippe, le coeur brisé en mille éclats dans l'autel de son sein, avança lentement vers la porte, prenant bien garde à ne pas salir avec les débris le tapis Samuel XIX.

Devant la porte il s'arrêta et secoua un poing menaçant.

Obscure – s'écria-t-il -, je te briserai, et pourtant je t’aime bigrement.

Et à cet instant le silence se répandit sur le château.

 

V

 

Dehors, dans l'usine, les marteaux pleuvaient. C'était l'automne.

Obscure et le maître de frorges sont déjà mariés depuis dix mois. Filippe inspectait toutes les salles avec une dureté virile et glaçante. Chaque jour, pendant une demi-heure, il brisait sa femme, avec une froide politesse.

Comtesse – dit-il sur un ton glacial par une brûlante journée du mois d'août au sortir d'un bain de vapeur -, j'ai invité dans notre château votre amie, Athalie, et le prince.

Et pourquoi les avez-vous invités, abject individu ? - soupira cette femme que les milieux aristocratiques avaient tant raffinée, le visage empourpré -, vous savez pertinemment que je la déteste autant que les quenelles de maïs. Quelle diable d'idée tordue vous est donc passée dans votre esprit d'âne bâté de me les coller sur le dos ?

Le démocrate esquissa un sourire froid mais ferme.

Et Athalie arriva. Avec sa bonne société elle faisait une partie de chasse Ferdinand XIIV dans la forêt de ...

La princesse Athalie se mit à faire la coquette avec le maître de frorges et à minauder avec des manières des plus aristocratiques. Elle lui donnait des pichenettes sur le nez, parfois même lui grimpait sur le dos et jouait au dada. Tout ceci contrariait fortement Obscure . A ces moments-là elle aimait son mari ...

Chère Athalie, j'aimerais te parler – dit Obscure, le feu aux joues.

Oui, je t'en prie, ma chérie ?

Elles se retirèrent dans la salle Max X.

Athalie – commença calmement Obscure -, que cherches-tu avec mon mari ?

Comment, qu'est-ce que je cherche ? Pourquoi cette question ?

Athalie – poursuivit Obscure, avec ce don de refouler la passion qui est l'apanage des grandes lignées -, si tu continues à faire la coquette avec mon mari, je te crève les yeux de mes mains.

Et moi, roucoula froidement la belle sirène , je t'arracherai les cheveux un par un, comtesse.

Et elle éclata d'un ricanement triomphal, fixant avec morgue les yeux pâlissants d'Obscure.

Athalie – dit Obscure dont les forces déclinaient et dont les traits d'oligarque étaient déformés par la nervosité -, mon mari m'appartient. Pourquoi joues-tu ainsi avec mon âme raffinée, mon amie ? J'aime mon mari. Celle qui veut mon mari, je vais te lui envoyer une châtaigne en pleine tronche qu'elle va se demander ce qui lui arrive, princesse.

Comtesse, je te le dis franchement : crève, ma chérie.

Ah, pourquoi t'acharnes-tu de la sorte sur mes nerfs si fragiles ! -s'écria douloureusement Obscure. Et tandis qu'un léger feu lui empourprait le visage, se saisissant de ses mignonnes petites mains du chignon de la princesse, elle se mit à le lui crêper. La princesse se releva avec un flegme glacial et de ses jolis ongles bien manucurés elle laboura les jolis traits blêmissants d'Obscure.

La querelle des dames avait attiré l'attention. Le maître de frorges entra avec Gaston et, avec calme et détermination, il détacha chaque dame des cheveux de l'autre.

Vous approuvez les procédés de votre femme ? - demanda Gaston.

C'est selon – répondit le maître de frorges en se redressant.

Ah, c'est parfait – dit le prince dans un geste d'une impeccable élégance, et il s'en fut.

O, mon mari ! O, mon maître de frorges ! - s'écria Obscure et elle s'évanouit dans les bras de son mari, déposant en un souffle douze baisers sur le visage de Filippe. Mais celui-ci, poliment mais durement, la coucha sur le sol et il se retira au cabinet Edmond XIXV.

 

VI

 

Le duel eut lieu le lendemain au petit jour dans une clairière de la forêt ...  Les conditions : canon, distance de deux mètres, douze coups, à mort.

Mais c'est épouvantablement dangereux ! - s'écria Obscure – On n'a pas le droit de laisser faire ça ! Mon mari, mon époux !

Le maître de frorges se mit en route, calme et déterminé, pour le lieu du duel. Alors, enfin, Obscure surmonta sa fierté. Elle se précipita sur Filippe, lui sauta au cou et y resta suspendue pendant une bonne demi-heure, suppliant son mari.

Mais le maître de frorges souriait froidement, inébranlable, et, comme s'il n'apercevait même pas sa femme, il se mit en route, calmement, l'aristocrate suspendue à son cou. Celle-ci en chemin se décrocha et, sacrifiant sa fierté, elle se mit à courir à quatre pattes derrière l'homme inflexible.

Dans la clairière ils se faisaient face dans le petit matin frais et piquant, Gaston et Filippe.

Feu – dit le vicompte[2] froidement.

Au premier coup de feu Gaston perdit ses entrailles mais d'un élégant geste de la main il indiqua qu'il fallait poursuivre.

C'est à cet instant qu'arriva Obscure, haletante.

Elle poussa un cri déchirant en les voyant ainsi. Puis, au désespoir, elle se précipita en avant et enfonça sa tête dans le fût du canon de Gaston afin de protéger son mari bienaimé. Le tir partit pourtant et la tête d'Obscure roula à terre...

Le maître de frorges s'approcha, ému.

Maintenant je vois – dit-il simplement – que tu as vaincu ta fierté, Obscure, et que tu es digne de moi. Je te l'avoue donc : moi aussi je t'aime, je voulais seulement te briser un peu.

Et, hochant la tête avec reconnaissance, poliment, il baisa la main de sa femme. Le corps sans vie d'Obscure s'écroula dans ses bras dans un sourire de bonheur extatique.

 

Suite du recueil

 



[1] Traduction de Françoise Gal

[2] Vicompte : ainsi orthographié dans le texte de Karinthy