Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

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IntermÈde

ou

La vie n’est qu’avalanche

en d’autres termes

LA VIE MIRACULEUSE DE WANGA MINGA

en trente-neuf épisodes

 

(Mystère de la vie réelle préparé spécialement à cette fin, guetté par télescope, raccourci, mariné, épaissi, rallongé, en flacons sous fermeture étanche, vitaminé à la lampe à quartz, commenté par les meilleurs médecins américains, équipé des derniers appareils à rayons X de l’âme, recommandé par des experts européens tels que Géza Woronoff-Laczkó, Jen­ő Steinach-Feiks, Aurél Kárpáti-Curie, contre toutes sortes de maux scéniques, bernsteinitis, opérettoïde, molnária, shakespirocheta, en tant que parfait purificateur de toute la dramaturgie européenne. Cerebropurgatif léger, garanti sans crispations désagréables, pendant que vous dormez au théâtre, il assure votre digestion psychique et à la fin, au réveil, vous aurez une opinion agréable, légère, épanouie de la nature de l’âme féminine, ainsi que du sens de la vie.)

 

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BAS DE CUIR[1] (une sorte de scribouillard, en s’étirant) : Dieu, que je m’ennuie à l’avance, pourtant ça n’a même pas encore commencé ! (Des rayons X illuminent sa tête, laissant entrevoir ses pensées intimes, en l’occurrence) : Tenez tout de suite par exemple cette Wanga-Minga, dont le fiancé a été étêté par une hélice. Sa mère était blanchisseuse chez Ibsen, Strindberg et Wedekind, son père est devenu fou pour avoir travaillé de nuit, à la suite de quoi il a compris qu’il est en réalité amoureux de sa fille, laquelle en revanche hait la projection amoureuse pervertie du souvenir de sa mère, projection qu’il avait jetée dans les bras d’Œil de Faucon, afin de se libérer de la pression pénible de l’amour nourri pour moi, plus exactement pour son père à la personne duquel il me substitue. Tout cela je l’ai découvert avec mon petit esprit simple et court sur pattes, d’Indien primitif américain, nom d’un tomahawk, et non à partir des œuvres de, par exemple, Sigmund Freud, telles que Traumdeutung[2], Der Ödipus-komplex und sein Zusammenhang mit dem Unbewussten[3] etc., que je ne connais pas, dont je n’ai même jamais entendu parler. Mais tiens, ne le voilà-t-il pas, cachons vite nos pensées profondément sincères ! (À haute voix) : Salut, Winga-Minga !

MINGA : Salut ! Comment vas-tu ? (Rayons X sur sa tête, à lui-même, donc totalement sincère) : L’interférence frissonnante de bosquets lointains dépouille le pommier florissant de mon âme… (À haute voix.) Putain de Dieu, je vais épouser ton ami Crâne d’Acier ! (Elle l’épouse.)

BAS DE CUIR

(un an plus tard) : C’est impossible, puisque c’est Œil de Faucon que tu aimes ! (Rayon X solitaire.) C’est Œil de Faucon qu’elle aime.

MINGA : Et puis après ! (Pour elle-même.) Tant pis. (À haute voix.) Tant pis. (Pour elle-même.) Tant pis. (À haute voix.) Moi j’ai besoin d’un mari fidèle qui comprenne mon âme féminine simple. (Pour elle-même.) À supposer que j’aie une âme féminine simple ! Par la tête de tous les auteurs dramatiques français dont naturellement je ne connais pas un traître mot, puisque moi je suis extraite de la vraie vie. (À haute voix.) Je veux un enfant ! Tu comprends ? Je veux un enfant ! (Pour elle-même.) De quoi s’agit-il déjà ? Ah oui, je veux un enfant.

BAS DE CUIR (glacial) : Ce genre de naturalisme virulent, tranchant dans le vif, saignant, quand toi, avec une hardiesse aveugle tu oses, pour la première fois, prononcer sur scène, que tu veux un enfant, et autres vulgarités de ce genre, ne me surprend absolument pas, car moi je suis un auteur américain moderne. (Pour lui-même.) Est-ce que je l’aime ? Non. (À haute voix.) Et puis après ?

(Deux ans plus tard.) Tiens, voilà ta belle-mère.

LA VIELLE CRÂNE D’ACIER MÈRE : Alors, ma fifille, ça boume ? (Pour elle-même, à l’extrême fond de son âme.) Ô vie, fleurissure de la vie, mais enfin, qu’est-ce qui te fait ressemblosser tant à un pont suspendu ? (À haute voix.) Ben, juste, si je te posite ce questionnage c’est porce que j’intends dire juste que t’ospiriote un enfont, peut-être même que t’es déjò juste grosse, ben moi, la simplote femme indiennote de Szeged que je suis, juste que je ne te le consillerais pas, porce qu’un mout dans l’outre, le fait est que la fomille de mon fils fut entortillonnée voilà neuf cents ans par l’impératorice mère de Chine, tu sais, celle qui est l’orrière-grand-mère d’Ibsoun dans Les Revenants, et depuis lours, chaque fouis qu’un enfont naît dans cette fomille, il devient éventreur à double tête, et à cause du meurtre se retrouvoille dans du formol au muselée, coumpte tenu de celo je te proupouserais, moi, plutôut, la simple fomme que je suis, de néontiser ton enfont au cyonure, poustérieurement à quoui encorne mon fils avec un copitoine de frégote une nuit de Soint Pierre et Poul, pour que la chèvre ait mongé à sa foim et que ce Georg Koiser ou quoi dioble soit aussi content dans son coin dans cette Ollemogne. (Pour elle-même.) On converse, on discute simplissement, gentissement, mais oh, si vous soviez tout ce qui se déroulette dans l’âme derrière ces quelquisses simples petits mots ! Je pourrais presque dire, mais je n’ouse tout de même pas être si mortellissement sincère, que l’omour est sombre coverne et qu’en hiver il fait très froid.

MINGA : Holà, holà ! (Pour elle-même.) Il y a du vrai dans ce que dit cette vieille toupie. Si au moins on pouvait toucher un cachet un peu plus conséquent pour avoir ingurgité un rôle aussi important ! (À haute voix.) À l’occasion j’adopterais tes instructions bienveillantes, chère Mère. Dis-moi, n’as-tu pas fréquenté par hasard les classes de Monsieur Pósa[4] ?... Au demeurant, euh…

(Cinq ans plus tard.) Au demeurant je veux juste dire que l’enfant est déjà là, n’aie crainte, il a été engendré par Œil de Faucon, et pas son papa, alors Pisti, dis bonjour à ta grand-mère !

PISTI 

(un an plus tard) : Je vous fais un bisou, Grand-Mère !

(Deux ans plus tard.) Je veux pas dire bonjour au monsieur Œil de Faucon, na ! (Pour lui-même.) Personnellement, je ne refuserais pas de lui dire bonjour, mais les règles de la psychanalyse moderne stipulent qu’un enfant mâle doit haïr son père.

MINGA : Holà, holà ! Chenapan !

(Dix ans plus tard.) Comme tu as grandi !

PISTI : Je veux bien le croire !

(Cinq ans plus tard.) Mère, je te présente ma fiancée.

MINGA : Non, elle n’est pas celle qu’il te faut !

CRÂNE D’ACIER MÈRE : Pourquoi pos faite pour lui ? C’est l’ourdre des chouses. (Elle est emportée par une attaque d’apoplexie.)

MINGA (pour elle-même) : C’est l’ordre des choses ? Qu’il me quitte… et que moi je vieillisse… ? …Est-ce possible ?...

BAS DE CUIR (arrive) : C’est possible… je vais te dire le vrai… nous sommes devenus vieux tous les deux, Minga… La vie… la vie… la vie est comme une avalanche… ça monte et ça descend…

MINGA (momentanément les rayons X ne tombent pas sur sa tête, mais sur un endroit encore plus intelligent) : Tu es devenu fou ? L’avalanche monte et descend ? Comment on peut balancer des âneries aussi plates, des lieux communs savants aussi maniérés, surtout si ce n’est même pas vrai ?

BAS DE CUIR (rêveur) : Possible que ce soit des âneries… Mais elles se sont produites… puisées dans la vie… (Pour lui-même.) Rideau, vite, rideau !

 

Suite du recueil

 



[1] Histoires de Bas de Cuir (Leatherstocking tales) : cycle de cinq romans historiques de James Fenimore Cooper. Natty Bumppo, dit Œil-de-Faucon, dit Bas-de-Cuir, est un Blanc élevé chez les Indiens.

[2] L’interprétation du rêve.

[3] Le complexe d’Œdipe et sa relation avec l’inconscient.

[4] Lajos Pósa (1850-1914). Écrivain, conteur pour enfants.