Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça
"
EDGAR
WALLACE[1]
Roman policier
La sirène aiguë retentit, tout le monde se rua sur le pont. Le Sabaria fendait déjà les eaux au large, la rive avait
disparu. Nous crûmes d’abord que le bateau s’était échoué. Quelques dames
poussèrent des cris de panique.
- Ladies and Gentlemen, dit le
capitaine en dissimulant mal son émotion, nous avons trouvé Sir Thomas Lowell
assassiné dans sa cabine.
Un murmure d’horreur parcourut l’auditoire.
Nous nous regardâmes et inversement.
La petite Peggy me souffla à l’oreille
alors que je la croisais :
- George, n’avez-vous pas remarqué que
Lady Hampshire a pâli ?
J’ai haussé les épaules. Lady Hampshire
était très peu connue parmi les passagers, elle vivait assez retirée,
n’apparaissait que rarement au salon.
- Vous croyez ? – répliquai-je
vivement.
Peggy voulut répondre mais je lui coupai
son élan.
- En tout cas il est singulier que
personne d’autre que vous ne s’en soit aperçu. Attendons le déroulement de
l’enquête.
Mais la visite des lieux n’apporta pas de
solution. Le corps gisait entre la porte de la cabine et la hune du mât, dans
une position demi-assise, mais plutôt debout, le visage tourné vers le bas.
Portes et fenêtres étaient fermées, aucune trace de violence n’était visible
sur le cadavre, pas la moindre égratignure, le corps est parfaitement intact,
le pouls normal, fonctionnement satisfaisant du cœur, excellent appétit, bon
moral. Rien, mais alors rien, n’indiquait comment le meurtre avait pu se
produire, le cadavre lui-même n’arrivait pas à sortir une seule phrase de
nature à mettre les investigations sur la bonne voie.
Pour le lunch j’ai pris place à côté du
capitaine.
- La question qui se pose, lançai-je
prudemment, est de savoir qui était en dernier avec lui.
- C’est moi, répondit aimablement le
capitaine, j’ai quitté sa chambre après minuit.
- Alors…, dis-je en me levant,
Mesdames et Messieurs, le capitaine est au-dessus de tout soupçon. Deux minutes
avant le meurtre, la victime se trouvait seule.
Charlstome me tira à part.
- Je souhaite vous dire un mot,
Docteur Je sais que pendant ces deux minutes précédant le meurtre, Lowell a lu
une lettre qui l’a fait sortir de ses gonds. Il était hors de lui !
- Hors de lui ? – criai-je en me
frappant la tête. – Mais alors c’est évident ! S’il était hors de lui,
alors ils étaient deux dans la pièce, lui et puis lui, en sortant de lui-même,
pour être hors de lui ! Et ce dernier qui a tué le premier, autrement dit
c’est la victime qui a tué Lowell, il en découle que c’était un suicide !
Faites venir ici immédiatement le responsable de l’enquête !
Il était inutile de l’appeler, il
s’approchait déjà.
- Vous avez entendu ? – me
hâtai-je de lui demander.
Le colonel Stop me jeta un regard
scrutateur.
- J’ai entendu, répondit-il
brièvement.
- Je suis d’avis, le détective éleva
la voix, qu’il n’y a qu’un seul homme qui sait l’identité de l’assassin de
façon sûre.
- Qui est-ce ?
- C’est le meurtrier lui-même !
- C’est probable. Mais il ne se
trahira pas.
- Il s’est déjà trahi. Car en ce
moment précis, considérant que nous sommes au milieu du roman, il n’y a qu’un
seul homme qui sait qui est l’assassin. C’est l’auteur du roman. Et comme
l’auteur c’est vous, c’est vous l’assassin.
Je chancelai. Un lourd silence s’ensuivit.
Le sang se figea dans toutes les veines. Puis je m’approchai de Stop.
- Arrêtez-moi, dis-je d’une voix
éraillée. Je vous félicite.
À ce point le lecteur s’imagine que le
roman est terminé, il respire avec soulagement et pose le livre.
Stop ! Cette conclusion n’était qu’un
appât !
Ce n’est pas vrai que je sois l’assassin.
Je voulais seulement faire marcher le lecteur, pour qu’il se trahisse !
Ce grand soulagement en voyant que c’est
moi que l’on arrêtait, a jeté toute la lumière sur ce crime épouvantable !
C’est
le lecteur, l’assassin !
Arrêtez-le !