Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça
"
LITTÉRATURE CONDENSÉE
Synopsis
(Brevet américain)
Synopsis.
Cela signifie pour nous extrait
d’œuvre ; pour les Américains, le contenu bref et concis d’un roman, d’une
pièce, afin que "le producer" ou
"l’editor" puisse se faire une idée de la marchandise à laquelle il a
à faire, qu’il puisse se prononcer : le genre, l’orientation, l’intrigue
de l’œuvre l’intéresse ou non, lui, le connaisseur de l’offre et de la demande
de la bourse intellectuelle. Lui, c’est clair, il ne va pas lire quarante mille
œuvres par jour, il fait suffisamment confiance à ses yeux exercés et à sa
compétence infaillible pour "déceler" de trois mots s’il vaut la
peine de lire l’œuvre elle-même.
En Amérique ce ne sont pas seulement
l’éditeur et le rédacteur qui exigent le synopsis – le lecteur aussi le considère
comme valant la création artistique. En tête de chaque épisode d’un roman
publié en feuilleton se trouve le résumé
des épisodes précédents. Si tu as un peu de chance, tu tombes quelque part
sur le dernier épisode, en quelques minutes, tu peux apprendre ce qui s’est
passé dans le roman.
C’est un peuple extraordinaire, parole
d’honneur, ces Américains.
J’ai rêvé l’autre jour qu’un de ces grands
trusts américains du théâtre et de l’édition m’a embauché comme lecteur, et m’a
commissionné pour préparer le synopsis de toutes les créations littéraires
notables que la culture européenne a produites durant les deux mille dernières
années. En effet, la firme cinématographique, théâtrale et littéraire
rassemblée en un cartel avait décidé de dresser un bilan : tout ce qui
peut être sauvé dans la masse de faillite de la culture européenne en
perdition, le trust veut bien l’acheter à un prix raisonnable comme matière
brute, et au moyen de ses machines dédiées, modernes… pardon, des écrivains, le
faire transformer pour le marché mondial.
Il n’a émis qu’un seul critère : les
extraits doivent être courts, qu’ils ne dépassent pas quelques lignes, si
possible, mais c’est encore mieux si je les résume en une seule phrase.
Dans l’espoir d’une rémunération
alléchante, je me suis attelé au travail aussitôt, dans mon rêve. J’ai rédigé
quelques condensés avant de me réveiller. Au réveil j’ai évidemment tout
arrêté : je ne suis pas assez fou pour travailler gratis. L’honorable
lecteur, dans la mesure où en lisant mes pages en trouve l’occasion, pourra dans
son rêve poursuivre mon œuvre inachevée. Donc :
L’ILIADE (Auteur : Mr. Homeros ;
son prénom est inconnu, mais cela importe peu pour la firme, appelons-le Edmond
ou François.) À la belle et jeune épouse d’un gentleman de belle
situation, mais vieux et sénile, un jeune homme offre une pomme non épluchée.
Il en résulte de violentes bagarres en terre étrangère ; certains
s’engouffrent dans un cheval à bascule et s’arrachent ainsi une position
favorable, sur le conseil d’un capitaine rusé.
L’ODYSSÉE (Suite du précédent) Le capitaine
rusé prend le chemin du retour vers sa femme, gérante d’un atelier de tissage
de tapis. Plusieurs hommes la considèrent comme un bon parti, pendant qu’un
orchestre féminin jette son dévolu sur le capitaine rusé, mais il ne se laisse
pas faire. Il transforme les aspirants en textile en un club sportif, lui-même
sera le premier en javelot, puis il s’associe avec son fils pour faire
prospérer l’ancienne affaire.
LES MILLE ET UNE NUITS. Un
souverain misogyne est empêché par sa femme de faire la grasse matinée, elle
lui raconte tout le temps des histoires, jusqu’à obtenir sa clémence.
ŒDIPE. La
mère d’un soldat grec ne reconnaît pas son propre fils et réciproquement (voir
l’humoresque intitulée « Ma mère ne me reconnaît pas », de l’auteur
des présentes lignes), sur quoi, dans son désespoir que Sigmund Freud qui
saurait y mettre bon ordre, ne naîtra que dans trois mille ans, il se crève les
yeux.
CHANT DES NIEBELUNGEN. Le fils
espiègle d’une femme vigoureuse souille tout son corps avec le sang d’un
serpent géant, pendant que des femmes se chamaillent.
LOHENGRIN
(Mr. R. Wagner en a fait une
pièce musicale). Un jeune couple se querelle la nuit de leurs noces, parce
que la jeune mariée veut à tout prix savoir si son mari descend d’une famille chrétienne
à toute épreuve. Cela vexe le mari, si bien qu’il n’attend même pas le train
suivant, il saute au dos du premier cygne.
ROBINSON CRUSOÉ. Un voyageur se retrouve sur une île où il fait tout, tout
seul, jusqu’à ce qu’il trouve un domestique, dont il baptise un jour de la
semaine, puis il rentre chez lui.
DIVINE COMÉDIE (Mr. A. Dante).
L’auteur en compagnie de son ancien précepteur visite différentes prisons, où
des gens qui ne vivent plus passent leur punition à perpète, il est content d’en
sortir, puis il passe aussi dans une maison de redressement, et ailleurs.
LES VOYAGES DE GULLIVER. Un médecin de bateau se retrouve parmi des gens de
petite et de grande taille, et il se mettra à détester les gens de taille
normale.
LE ROI LEAR confie sa
fortune à ses filles vieilles capitalistes, deux d’entre elles ne payent pas
les intérêts, ses cheveux en blanchissent, la troisième fille veut l’aider,
mais c’est trop tard.
FAUST (Plusieurs l’ont adapté, parmi lesquels
Mr. Goethe). Un vieux professeur universitaire en a assez de son
métier, il s’allie à des individus louches, il leur demande de faire sur lui
une opération Steinach, il séduit une jeune fille, il
poignarde son frère, la jeune fille est jetée en prison pour infanticide.
LA TRAGÉDIE DE L’HOMME (Mr. Madách). Un couple de
mariés soupçonné de vol sera expulsé, dans des conditions difficiles ils rêvent
d’un avenir meilleur, jusqu’à ce qu’elle se sente enfin mère ; ils
décident de se ficher de tout et de travailler.
LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE (Mr. E. Kant). Une
vieille demoiselle et Monsieur Espace s’aiment. Il s’avère que ce sont des
formes de notre manière de voir, et en tant que tels, ils sont consanguins et
ne pourront pas se marier – mais Raison Pure, vieux sage, découvre que le
père inconnu était En-soi, par conséquent rien ne
s’oppose à leur union.
HISTOIRE UNIVERSELLE (Conte de
Mr. H. G. Wells). Infusoire se transforme en homme, mais on
ne saura pas si pour lui c’est mieux ou moins bien. (La pièce n’est pas
achevée, attendons la suite.)
VOUS ÉCRIVEZ AINSI (Mr. Karinthy). Un écrivain européen a
son opinion sur la littérature européenne en faillite et aussi sur l’Américain
qui l’achète.