Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
DANS NOTRE
NUMÉRO DU JOUR
LE ROMAN
VÉRITABLE DU MEURTRIER CAÏN
Sur la base
d’authentiques documents d’époque
DERNIÈRE NOUVELLE
SENSATIONNELLE
(Remarque : notre rédaction
publie en feuilleton cette œuvre sensationnelle à partir du
présent numéro ; elle témoigne en cela sa
volonté de marcher au pas du goût de l’époque et du
public. La description, l’investigation, la reconstitution
"nécessaire" des anciennes affaires pénales, des
scandales ayant tenu jadis le public en haleine, des événements
du monde désormais enterrés, éveille davantage
l’imagination du lecteur que les problèmes
d’aujourd’hui. Cela seul explique que partout au monde, mais chez
nous encore plus qu’ailleurs, tous les journaux populaires
possèdent une telle rubrique, en bonne place, comme principale force
attractive. Nous avons donc décidé que, comme dans tous les
domaines, là aussi nous offrirons ce qu’il y a de plus exclusif et
de plus surprenant. L’affaire Dreyfus, la tragédie de Mayerling,
Jóska Sobri[1], le scandale de Panama, Mária Bielobaba, ou
même l’histoire des noces sanglantes de Paris, bagatelles !
Aucun intérêt ! Notre collaborateur, n’épargnant
ni argent ni fatigue, a parcouru tous les musées, inspecté toutes
les archives secrètes, toutes les collections particulières, a enfin
reconstitué, grâce à des notes d’époque, sous
une forme complètement et parfaitement fiable, l’histoire
véritable et authentique de cette affaire pénale, ancienne,
toujours vivante dans notre mémoire à tous, que nous ont
transmise nos pères sous le titre de « Caïn et
Abel », et dont jusqu’ici seuls des traditions et
légendes nous ont révélé des détails
approximatifs. Le lecteur pourra enfin apprendre la vérité :
aujourd’hui on peut parler ouvertement et sincèrement de la chose,
puisque les hautes personnalités dont la situation délicate ne
permettait pas au grand public de connaître tous les faits, ne sont plus
parmi les vivants ou n’y jouent plus un rôle éminent.
Ce roman policier haletant comportera deux
cents chapitres, dont voici le premier.)
I
Cœur
maternel
Dans la nuit odorante
emplie de Lune, à l’exception du vacillement clignotant des
étoiles, on n’entendait que le chant monotone des cigales…
Aucune feuille ne bruissait à proximité…
Au loin clapotait le Gange.
Dans l’air ne vrombissait pas encore
l’escadrille des avions, comme cela est le cas de nos jours à ces
occasions.
Pas de radio non plus, nulle part.
Dès lors le lecteur peut comprendre
que l’auteur des présentes lignes nous conduit en des temps
autres, anciens.
Un simple feu de berger éclaire
l’escarpement supérieur d’une colline recouverte de pelouse.
C’est un bûcher fait de
brindilles dont les simples faisceaux de hautes flammes démodées
ont été tirés avec de l’amadou par une
étincelle extraite d’une pierre à feu.
Au pied de cette colline paissent des
moutons, des bisons, des licornes, des tigres et autres animaux
préhistoriques, parmi eux guère de journalistes pour noter les
événements de leur écriture runique.
Devant le feu un jeune homme au regard
très doux, grand, svelte, en pyjama de rugueuse peau de tigre, se tient
assis.
Le reflet des flammes brille sur son front
méditatif. Ce fut peut-être la raison pour laquelle il avait
accepté ce poste de berger, car s’il avait choisi par exemple la
carrière de pêcheur, le reflet des clapotis de l’eau
n’aurait pas pu briller sur son front méditatif.
En effet, ici il est le berger, comme le
lecteur l’a probablement déjà deviné.
Son nom est : Abel.
Un nom simple. Qui le connaît ?
Personne ne le connaît encore. Personne ne devine que ce nom un jour,
peut-être dans pas si longtemps, se trouvera au centre (même si ce
n’est que sous une forme passive) d’une affaire pénale dont
l’humanité effarée parlera encore des milliers
d’années plus tard…
Pour le moment il n’est qu’un
simple berger.
Un jeune homme à l’âme
douce, aux belles manières, témoignage vivant de la tendre
éducation d’une femme.
Il a toujours été le favori
de sa mère, c’est peut-être la raison pour laquelle il a
éveillé la jalousie de l’autre fils d’une nature
revêche et indocile, Caïn.
Un cas habituel !
La mère, Madame Adam, née
Ève, une dame douce, à l’âme rêveuse, une de
celles qui ont vu des jours meilleurs et qui ont préservé les
traditions et le monde sentimental de ce monde meilleur même dans les
conditions économiques plus difficiles.
Mais la voici qui approche.
Ayant apparu de derrière un arbuste
où elle crochetait des brindilles pour un chemin de table de la
charmille en construction, elle câline affectueusement les mèches
blondes de son fils préféré.
- Mon petit Abel, tu n’as pas
encore sommeil ?
- Oh non, Mère, répond
le garçon de sa voix mélodieuse, je pourrais observer ainsi les
étoiles jusqu’au matin. Mais toi, Mère, toujours au
travail ?
La mère pousse doucement un
soupir :
- Je dois pour le premier du mois
avoir achevé cette charmille que je prépare pour ton père
aimant et pour vous. Depuis que nous avons quitté notre ancien
logement…
Abel touche affectueusement la main de sa
mère.
- Laisse cela, Mère. Je sais
à quel point c’est pour toi un souvenir douloureux. Bien que nous
ne fussions pas encore venus au monde, par toi je sais comme il était
beau et élégant ce château au milieu d’un grand parc
dont on vous a congédiés et même expulsés…
Mais nous vous les rendrons, Mère, ne crains rien ! Tiens, mais
où est mon frère, Caïn ?
La mère soupire tristement.
- Je l’ignore, Abel. Ce
garçon m’inquiète ces derniers temps. Je l’ai
déjà dit à ton père aussi, mais tu sais comment il
est… Ce garçon ne travaille pas, il ne pense qu’à la
chasse, sans autorisation, en ces temps difficiles alors que le fusil n’a
même pas été inventé… Et si je le rabroue, il
éclate violemment de rire et fait des observations haineuses sur
toi… Et maintenant avec ces timbres…
- Quels timbres ?
- Qu’est-ce que j’en
sais ! Cela l’a pris d’un coup ! Il collectionne des
signes, le malheureux, et rien d’autre n’a d’importance pour
lui… Je lui ai dit que le fils d’une famille ayant si peu de moyens
ne devrait pas normalement se permettre cette numismatique
effrénée, elle risque de conduire nombre de gens à la
faillite. Mais il n’a fait que ricaner et m’a répondu
qu’il continuerait de collectionner jusqu'à parvenir à un
signe qui portera son nom… Un signe
de Caïn[2]…
a-t-il dit en me jetant un regard entendu… Que pouvait-il signifier
par-là ?
Abel réfléchit.
- Qui sait ? Qui voit dans le nid
du futur ?
(Nous pouvons rassurer le lecteur, aucune
suite ne paraîtra au prochain numéro.)