Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

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Mares de sang d’Halamandja

(Les horreurs de la guerre mondiale)

 

Quarante-deux mille trente-cinquième édition, invention Hungary, made in Germany, à l’attention des revendeurs anglais, français, norvégiens et américains, rabais de cinquante pour cent à l’intention de la vérité, copy- et lopy-right, ainsi que pipy fight, by les œuvres Remarque-Rodion, sous le label "seul Rodion sourit", dépêches à l’adresse de la Banque anglo-hongroise Croislesituveux, compte courant sanguin.

 

De la plume, au nom du Soldat Inconnu,

d’un civil bien connu

 

(Lettre privée)

 

Monsieur le Rédacteur,

Dites-moi pourquoi, pourquoi pas moi ? Tout le monde, sauf moi ? Parce que, par hasard, pour ma malchance, je n’étais pas… euh… en ce temps-là… est-ce une raison suffisante ? Nous vérons.

Dans le manuscrit ci-joint veuillez faire corriger l’orthographe par un de ces stupides scribouillards, ce Tolstoï par exemple qui, si je suis bien informé, écrivaille chez vous, et après correction, veuillez l’envoyer à mon éditeur anglais accompagné de la dépêche suivante :

« Mrs. Jash Ate Too, London. Veuillez trouver ci-joint le manuscrit du roman de guerre sanguinaire que vous avez urgenté. Les vingt mille dollars d’avance sont épuisés, je demande quarante mille, stop. Roman top niveau, stop. Retour d’épreuve attendue, silence pour le public, stop. Cerviteur, stop. »

                                                                                                          Père de son fils.

 

LE ROMAN

 

Préface.

 

Dans ma cheminée la cendre cligne soudain des yeux… Après-midi d’automne…

Un souvenir frissonnant me parcourt le dos…

Eh… puisque comme ça, tout à fait par hasard, je ne sais pas comment… (sinon raconté par ce commis voyageur allemand en brosses à dents, lui aussi a gagné trois cent mille, il n’a fait que l’écrire, tout simplement…) ce souvenir sanglant d’il y a onze ans m’est revenu en mémoire…

Je tourne les pages de mon journal intime… je n’ai rien à ajouter. Je n’ai aucune intention, aucun but… aucune pensée collatérale non plus – je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que mes copains insistent – écoute, qu’ils disent, écris-les, mais écris-les vraiment, tes souvenirs de guerre – ben pour ce que ça me coûte, je veux bien les écrire, comme ça vient, sans faire de chichis.

 

Le journal

 

Le 29 juillet 1914

Aujourd’hui nous avons fait un tour au Bois de la Ville. En rentrant nous avons croisé le Bierberg. Laci Bierberg me dit : tu vois, comment c’est, ce bon vieux Budapest où nous vivons ici, ça sent le temps de paix, pas vrai ?

Le soir nous sommes allés voir la Veuve Joyeuse, papa a acheté un disque de gramophone où il y a dessus cette nouvelle chanson : « Holà, qu’on est bien au Bois ! »[1]

Nous étions en train d’en parler quand une voix a interpellé la concierge à travers la cheminée d’une cour intérieure :

- Eh, Madame, vous avez lu qu’on a assassiné l’héritier du trône dans le Petit Journal ?

Mais nous n’avons pas vraiment écouté, seule Amália a dit zut, encore une source d’ennuis – mais qui a envie de broyer du noir ?

J’écris vite mon journal, puis je me coucherai, sans me douter que j’ignore que nous sommes à la veille de l’écroulement du monde ou quelque chose comme ça, je suis tout à fait naturel et décontracté, et j’entends dans le voisinage un orgue de barbarie qui joue :

« O, du lieber Augustin… »[2]

 

Le 30 juillet 1914

Eszter a crié ce matin par-dessous la porte où on passe le lait :

- Eh, dites, j’ai entendu chez les Budweitzer qu’on a affiché la mobilusation, où comment ça s’appelle !

La mobilusation ?

Comme c’est étrange.

Comment ça pourrait être ?

Des soldats marchent dans la rue, en rangs, les uns derrière les autres. Mais on en voit pas mal d’autres qui marchent les uns devant les autres.

La populace court des deux côtés. Ils crient :

- Vive la guerre !

Qu’est-ce qui se passe ?

Aïe, ça me fait penser, faut pas oublier d’acheter la gomme arabique pour Ödön.

C’est parce que je viens d’arriver de province.

 

Le 8 octobre 1914

Aujourd’hui on a terminé notre formation.

Moi j’ai été affecté dans la classe d’affûtage des mitrailleuses de la firte artillerievergatterungs-Kommandoplatzmuzik, où pendant deux jours nous avons encore étudié le congèlement du sang.

Après – ouste au front !

Le matin Madame Amália a apporté mon bol de café. Elle a laissé trop de peau dessus, mais n’y a mis que deux sucres.

J’ai averti le brigadier Vancák que je ne trouve pas le cirage à chaussures.

Il s’est mis très en colère.

Je ne sais pas si je pourrai encore écrire. La vie…

 

Le 30 octobre 1914

À six heures présentation des armes à l’inspecteur des butins. Pour neuf heures on nous emballe dans des caisses.

Je me suis très lié avec Kösztler. Il dit qu’on nous enverra directement dans les tranchées. Tout le monde le respecte beaucoup au régiment, parce qu’il a déjà été deux fois au front, mais il n’a eu qu’un tir à l’œil pas trop grave avec un mortier.

Les grandes caisses que neuf chevaux tirent devant et six soldats poussent par-derrière pour chacune, courent avec nous dans la nuit comme des fantômes…

 

Le 3 novembre 1914

Moi je suis empaqueté avec Battonyai, dans une assez grande boîte.

On ne nous a pas encore relevés.

Cette ouate sur ma tête me serre vraiment trop.

À sept heures on nous a distribué les oignons de pieds artificiels, tout le monde doit les mettre dans ses chaussures ! Il paraît que si on est pistonné, on peut les avoir en caoutchouc.

À neuf heures rassemblement, prière du corps – après on nous a distribué les baïonnettes aiguisées bien tranchantes, enfin tout le monde a reçu un paquet d’habits, mais on n’a le droit de le défaire qu’au feu. Il y en a qui l’ont défait tout de suite, pour s’y habituer.

À part ça, on n’a reçu que de la saleté à la tête et des serre-godillots, et – en route !

 

Le 15 novembre 1914

Nous y sommes.

Au bord des tranchées ils ont enlevé le couvercle des caisses, et en les tournant sur le côté ils nous ont versés dedans.

Je suis tombé chanceux, deux cadavres français se trouvaient justement à cet endroit. Je n’ai pu échanger avec eux que quelques mots, parce que des signaux de fusées sont arrivés de la Stabverpestungs-reparatur, que cinq minutes plus tard on devait commencer la bataille de baïonnettes contre les avions qui se sont permis de venir tout près de nos lanceurs de gaz.

On a reçu des fayots à la saucisse.

Affreux.

 

Le 1er mars 1915

Les positions avancées de la batterie française d’étuvage des os ont complètement coupé le chemin conduisant aux chiottes. On ne peut y descendre que de nuit, un par un. Maintenant nous avons inventé un nouveau truc – nous attrapons en l’air les morceaux de corps qui tombent des avions explosés, avec des filets à papillons, nous les reconstituons et hissons leur tête hors de la tranchée – l’ennemi se met à faire feu dessus, et nous, sous les squelettes calcinés, nous rampons confortablement les uns vers les autres. On s’en fiche.

Pas de ravitaillement depuis six semaines, nous mangeons la graisse à nettoyer les armes.

Cet après-midi on nous distribué des chaussures à lacets doublées de bleu. Sur les miennes les broderies étaient complètement usées.

Jusqu’à quand nous pourrons encore supporter cet enfer ?

 

Le 14 décembre 1916

Halamandja

Camp de prisonniers d’Halamandja

En bas, on joue aux cartes dans la cantine. Quelqu’un joue du violon. En haut, dans la crasseuse salle d’honneur, le commandant Skrapák et Brummer jouent à quatre mains.

C’est affreux. Zwei spielen auf ein Klavier[3]. Quelle misère!

À droite le champ de bataille. À gauche la direction. On en peut plus.

 

Le 15 octobre 1918

À la maison…

Comme si rien ne s’était passé.

Le souvenir du terrain vague de la rue Halamandja se perd dans le brouillard... comme si je ne l’avais jamais fréquenté avec les gars…

Demain mes parents vont m’inscrire en CM2-b à l’école élémentaire de la rue Bezerédy

 

Suite du recueil

 



[1] Tube de l’époque : l’écouter

[2] Chanson bavaroise : l’écouter

[3] Ils jouent à deux sur un seul piano.