Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "
ADAPTATION
THÉÄTRALE
"Oraison
funÈbre", succÈs assurÉ
(Grand
spectacle adapté du codex Pray)[1]
Personnages : le Directeur, l’Auteur maison, Voici (la
femme), Poussière, Cendre, Noussommes (le mort), Premier Tsigane, Deuxième
Tsigane.
(Prélude devant le rideau.)
L’AUTEUR MAISON : Mes respects, Monsieur le
Directeur !
LE DIRECTEUR (nerveux) : Laissez,
laissez !... Alors, alors ?!
L’AUTEUR MAISON (se frotte
les mains) : Tout va pour le mieux, Monsieur le Directeur !
Succès assuré !
LE DIRECTEUR : Vous m’en direz tant… Vous avez quand
même inventé quelque chose ?
L’AUTEUR MAISON : Vous pouvez me faire confiance, Monsieur
le Directeur ! Quand il y a deux semaines vous partiez pour Berlin… que
m’avez-vous dit, à moi, l’auteur maison ?
LE DIRECTEUR : Je vous ai dit d’inventer quelque chose
pour ce programme, mais quelque chose de sûr. Et qu’à mon retour je veux voir
le projet tout prêt.
L’AUTEUR MAISON : Exact, et qu’avez-vous ajouté ?
LE DIRECTEUR : Qu’il n’est pas nécessaire que ce soit
une œuvre originale, vous n’avez qu’à dramatiser un texte de Mikszáth, il est à
la mode.
AUTEUR MAISON : Exact, vous parliez de Mikszáth comme une
idée fixe, Monsieur le Directeur.
LE DIRECTEUR : Et alors ?...
L’AUTEUR MAISON : J’en fais mon affaire… La pièce est
prête… On en est aux derniers coups de pinceau… Les comédiens possèdent bien
leur rôle.
LE DIRECTEUR : Je meurs de curiosité… Et c’est quoi, cette
pièce ? Elle est de Mikszáth ?
L’AUTEUR MAISON (avec un
geste de défi) : Surtout pas ! Bien mieux : Nous avons
dramatisé un sujet bien plus intéressant. Personne n’avait encore eu la même
idée ! Tout Jókai et tout Zsigmond Kemény et tout Ferenc Herczeg
ont été adaptés, puisque les adaptations de romans sont à la mode… mais le tube
tel que nous en avons eu l’idée, personne n’en a jamais vu.
LE DIRECTEUR : Ne me torturez pas ! Qu’est-ce que
c’est ?
L’AUTEUR
MAISON : Vous allez voir tout
de suite. Nous n’avons même pas touché au titre original de l’œuvre.
LE DIRECTEUR : Donc ?
L’AUTEUR
MAISON : Tenez-vous bien,
Monsieur le Directeur ! Le titre de notre pièce est : Oraison
Funèbre !
LE DIRECTEUR : Quoi ?
L’AUTEUR
MAISON : Vous avez bien
entendu : Oraison Funèbre.
LE DIRECTEUR : Vous êtes devenu fou ? Qu’est-ce que
vous avez adapté ?
L’AUTEUR
MAISON : Ben, ce machin… ce
roman du même titre.
LE DIRECTEUR : Roman ?... Mais l’Oraison Funèbre
est un souvenir linguistique… un fragment… du Codex Pray… le premier texte
écrit en langue hongroise.
L’AUTEUR
MAISON (étonné): Vraiment ? Ça alors !
LE DIRECTEUR : Vous ne saviez pas cela ?
L’AUTEUR
MAISON (hausse les épaules) : Écoutez, Monsieur le Directeur, ça
m’est égal ! Moi j’ai dit à Manó…
LE DIRECTEUR : Quel Manó ?
L’AUTEUR
MAISON : Mon fils, il est en
CM2. Je lui ai demandé de chercher dans son livre de hongrois le roman le plus
ancien. C’est ce qu’il a trouvé.
LE DIRECTEUR (se frappe
le front) : Misérable ! Et c’est ce que vous avez
dramatisé ?!
L’AUTEUR
MAISON : Évidemment ! Je
n’ai quand même pas pris Puna-Luna de Kassák[2]. Moi je
voulais un roman ancien, le plus ancien possible, auquel les dramaturges n’ont
pas encore touché… (Il fanfaronne.)
Je vous jure que même la firme Hevesi-Harsányi-Zagon n’aurait jamais osé
remonter aussi loin dans le temps !
LE DIRECTEUR (désespéré) : Mais
ce n’est pas un roman !
L’AUTEUR
MAISON : Roman ou pas, nous en
avons concocté une de ces pièces que n’importe quel directeur de théâtre de
Budapest s’en lécherait les babines !
LE DIRECTEUR (se tord
les mains) : Jésus Marie ! Qu’est-ce que vous faites quand
je m’absente cinq minutes ?!
L’AUTEUR
MAISON : Faites-moi confiance,
Monsieur le Directeur ! On aura un succès tel que le monde n’en a encore
jamais vu. Notre meilleur programme. Succès assuré !!!
LE DIRECTEUR : Je deviens fou !
L’AUTEUR
MAISON : Allons,
allons !... Vous allez voir. Nous allons commencer la dernière répétition
maison. Les comédiens sont prêts, ils connaissent leur rôle. On y va ! Dès
le début c’est très intéressant. Ça commence comme dans le roman.
LE DIRECTEUR : Mais… l’Oraison Funèbre… c’est un
discours… du début du XIIIe siècle… Un adieu… Ça commence comme ça :
« Vous voyez, mes frères, avec vos yeux, voici ce que nous sommes… Nous sommes
poussière et cendre. »
L’AUTEUR
MAISON : C’est exact, mot pour
mot ! Quelle excellente mémoire ! Venez, regardez.
(Le rideau s’écarte. Sur la scène on voit une table,
devant la table un banc, sur le banc gît Noussommes, recouvert d’un linceul.
Voici (la femme), Poussière et Cendre sont assis autour de la table, avec une
coupe devant eux. Les deux hommes portent une toge noire, avec d’énormes
lettrines sur la toge, Voici est vêtue d’une robe médiévale, les cheveux coupés
à la garçonne.)
LE DIRECTEUR (affolé) : C’est
quoi, ça ?
L’AUTEUR
MAISON (avec un air supérieur) : C’est la pièce ! On s’en
rend compte dès le départ. Tout est fidèle à l’original. Vous voyez, mes frères, avec vos yeux. (Il donne un signal.) On commence !
VOICI (se lève, se prosterne) : Voici !
(Elle se rassoit.)
POUSSIÈRE (se lève, se
prosterne) : Poussière ! (Il se rassoit)
CENDRE (se lève, se prosterne) : Cendre !
(Il se rassoit)
L’AUTEUR
MAISON (légèrement) : Mais oui ! Ce sont eux qui jouent la pièce.
Et celui-là qui gît sur le banc… (il
désigne le mort), pauvre Noussommes, (le
cadavre acquiesce sous le linceul et se soulève un peu pour saluer), sujet
de la pièce !
LE DIRECTEUR (frappe
des mains) : C’est avec ça
que vous comptez faire un succès ? C’est ça qui est pour vous un amusement
léger, charmant, distrayant ? Qui va attirer le public ? Un cadavre
sur la scène ! Entouré de fantômes du moyen âge qui par-dessus le marché
ne sont même pas des gens, mais seulement trois substantifs !
Misérable ! Vous ignorez que Noussommes, Poussière et Cendre ne sont pas
des personnages…
L’AUTEUR
MAISON (hausse les épaules) : Voyons, Monsieur le
Directeur ! Je vous ai demandé de me faire confiance ! Je vous ai dit
que je garantissais le succès ! Soyez patient !... Ce n’est que
l’exposé. (Il tape dans ses mains.)
On y va !
POUSSIÈRE (soupire) : Aïe,
aïe !
CENDRE : Pourquoi soupirez-vous ?
POUSSIÈRE : Oh, ce pauvre Noussommes ! Il est
mort ! Il était pourtant un si tendre ami !
VOICI (pleure) : Pauvre
Noussommes ! Mon pauvre mari !
CENDRE: Il aurait pu vivre encore !
POUSSIÈRE : Absolument ! Si des personnes aussi
vieilles que vous peuvent encore vivre… !
CENDRE : Aïe, aïe !
POUSSIÈRE : Eïe, eïe !
VOICI : Ouïe, ouïe !
CENDRE : Sûr ! Sûr !
POUSSIÈRE : Sour ! Sour !
VOICI : Super, super, saute pépère !
LE DIRECTEUR (explose) : Qu’est-ce
que c’est !... C’est une pièce ?!... C’est un exposé ?!... Les
gémissements de ces… ?!... C’est ce que le public devrait écouter ?
L’AUTEUR
MAISON : Voyons, Monsieur le
Directeur, pour l’amour de Dieu !... Vous ne pourriez pas patienter une
minute ? Que voulez-vous que je vous dise ? Voulez-vous que je vous
achète à l’avance quatre-vingts guichets fermés ?... Sans quoi vous ne
croirez pas au succès assuré ? Attendez – la surprise va arriver ! (Il tape dans ses mains.) On
continue !
CENDRE : Qu’est-ce que je voulais vous dire ?
VOICI : Quelque chose sur la grâce ?
CENDRE : C’est ça, bien sûr ! Vous ouïtes que fûmes
créés jadis vêtus de moult grâces ?
POUSSIÈRE : J’en ai entendu causer au Café Codex.
VOICI : Ut quousque peripatetis quod erratum
CENDRE : Hic et nunc, depita per stare at Eden Horticus
VOICI : Eh ! Et suo spiritus res conditionandum.
POUSSIÈRE : conditionandum ! conditionandum !
Évidemment, conditionandum ! Héon !..
CENDRE : Héon prohibavit tutti fructi ei ligni.
VOICI (enthousiaste) : Oh
ego amo tutti fructi… Fructus vere susicivus ! Ego ut sempre somnia de
fructibus !
LE DIRECTEUR (s’impatiente) : Moi,
je n’en peux plus !... Vous êtes tous devenus fous ! Qu’est-ce que
c’est que ce charabia ? Que se passe-t-il ici ?
L’AUTEUR
MAISON : Mais, Monsieur le
Directeur, pour l’amour de Dieu ! Il fallait bien un exposé !... On
ne peut pas d’emblée sonner la charge !... Patientez encore trente
secondes. (Il tape dans ses mains.)
On continue !
CENDRE (Boit une gorgée dans
sa coupe) : pueri !...
LE DIRECTEUR : Quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ?
Qu’est-ce que ça veut dire pueri ?
L’AUTEUR
MAISON : Ça veut dire :
les enfants… à l’ancienne ! Écoutez la suite !
CENDRE : Pueri !... (Il se lance dans une longue invocation.) Ego honeste amara humore
POUSSIÈRE : Héon ! Héon ! eddent egeremus hic
equus mediocris !
VOICI (lui tape sur la
main) : Te dicam ubi tuum equum mediocris ,
fastidiosus ! Quando maritus meus hic iacet.
POUSSIÈRE : Bonus, tunc Tsiganus !...
CENDRE : Ce n’est pas compliqué ! Il se trouve que
Ménestrel Radics, le soixante-douzième fils du célèbre Móric Radics, se trouve
ici sur la galerie !
POUSSIÈRE : Quel vent l’a amené ici ?
CENDRE : Ben – en pleureur !
POUSSIÈRE : Héon… Héon… (Il
baisse la tête.)
(Deux Tsiganes entrent des deux côtés avec leur violon
en rasant les coulisses, ils s’arrêtent derrière la table et accordent
discrètement leur instrument.)
LE DIRECTEUR : Eh ben !... (Il commence à prêter attention.)
L’AUTEUR
MAISON (se frotte les mains victorieusement) : Alors ?...
Attendez ce qui va venir !
CENDRE (lève la tête, se
laisse aller en pleurs) : Houïe, houïe, les gars !
Audite ? Ut eis mortuus recreandus vivus !
POUSSIÈRE : Audite ?… (songeur). Audite ?…
(Les Tsiganes se mettent à jouer doucement :
« Belle paysanne en jupon volants… »)
CENDRE (saisit sa coupe) : Eh
toi, Ménestrel Radics ! Tu m’as surpris dans mon humeur
massacrante !... (Il se met à
chanter.)
« Entends-tu,
belle en jupons volants,
Virevolte
avec tes jupons… etc. »
Entends-tu, belle en jupons volants,
virevolte avec tes jupons,
Audite, carites, vedite pulvis erat
Tanti carites, et carites concedaverunt.
L’AUTEUR
MAISON : Alors ?
Alors ?
LE DIRECTEUR : Je vous prie de ne pas me déranger !
POUSSIÈRE : Savez-vous, Madame Voici, quand j’entends le son
du violon, j’oublie que j’ai goûté au fruit défendu…. Eh, voisin Tsigane,
audite ut diu obliviscoravunt ?
LE TSIGANE (veut jouer du
violon).
L’AUTEUR
MAISON : Cette chanson a été
sucrée !
LE DIRECTEUR : Pas question de la sucrer ! Et vous,
veuillez ne pas troubler la répétition !
L’AUTEUR
MAISON : Mais, Monsieur le
Directeur, il y aura trop de chansons dans le programme !
LE DIRECTEUR : Et puis après ! Fichez-moi la
paix ! Vous n’arrêtez pas d’interrompre la répétition. Vous brisez le
rythme des comédiens ! Poursuivez, je vous prie !... Il faudra
insérer ici une chanson nouvelle, entraînante, et la pièce sera
grandiose !
NOUSSOMMES (se relève) : Monsieur le
Directeur ! Je pense qu’ici je devrais chanter couché par terre « Tu
seras à moi quand même ! »
LE DIRECTEUR : Extra ! Sensationnel !
L’AUTEUR
MAISON : S’il vous plaît !
Ça détone dans l’atmosphère de la pièce !
LE DIRECTEUR : Vous, vous la bouclez ! Vous n’y connaissez
rien !
L’AUTEUR
MAISON : Mais, voyons, un mort,
ça ne peut pas chanter !
LE DIRECTEUR : Vos morts, on s’en fiche ! Ce sont
les chansons qui comptent !... Allez-y ! (Il dirige.)
LES COMÉDIENS (chantent) : « Tu seras à moi quand même ! »
LE DIRECTEUR (donne des
instructions) : Tout le monde ici ! Autour de
Noussommes ! Très bien ! On lève les coupes ! Comme ça !
Jouez, les Tsiganes ! Voilà ! Rideau rapide !
L’AUTEUR
MAISON : Et le titre ?
LE DIRECTEUR : Le cas du gars Noussommes avec les
Tsiganes ! Rideau rapide.
(On entend encore le brouhaha derrière le rideau.)