Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

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ADAPTATION THÉÄTRALE

 

"Oraison funÈbre", succÈs assurÉ

(Grand spectacle adapté du codex Pray)[1]

 

Personnages : le Directeur, l’Auteur maison, Voici (la femme), Poussière, Cendre, Noussommes (le mort), Premier Tsigane, Deuxième Tsigane.

 

46a-oraison funèbre l

 

(Prélude devant le rideau.)

 

L’AUTEUR MAISON : Mes respects, Monsieur le Directeur !

LE DIRECTEUR (nerveux) : Laissez, laissez !... Alors, alors ?!

L’AUTEUR MAISON (se frotte les mains) : Tout va pour le mieux, Monsieur le Directeur ! Succès assuré !

LE DIRECTEUR : Vous m’en direz tant… Vous avez quand même inventé quelque chose ?

L’AUTEUR MAISON : Vous pouvez me faire confiance, Monsieur le Directeur ! Quand il y a deux semaines vous partiez pour Berlin… que m’avez-vous dit, à moi, l’auteur maison ?

LE DIRECTEUR : Je vous ai dit d’inventer quelque chose pour ce programme, mais quelque chose de sûr. Et qu’à mon retour je veux voir le projet tout prêt.

L’AUTEUR MAISON : Exact, et qu’avez-vous ajouté ?

LE DIRECTEUR : Qu’il n’est pas nécessaire que ce soit une œuvre originale, vous n’avez qu’à dramatiser un texte de Mikszáth, il est à la mode.

AUTEUR MAISON : Exact, vous parliez de Mikszáth comme une idée fixe, Monsieur le Directeur.

LE DIRECTEUR : Et alors ?...

L’AUTEUR MAISON : J’en fais mon affaire… La pièce est prête… On en est aux derniers coups de pinceau… Les comédiens possèdent bien leur rôle.

LE DIRECTEUR : Je meurs de curiosité… Et c’est quoi, cette pièce ? Elle est de Mikszáth ?

L’AUTEUR MAISON (avec un geste de défi) : Surtout pas ! Bien mieux : Nous avons dramatisé un sujet bien plus intéressant. Personne n’avait encore eu la même idée ! Tout Jókai et tout Zsigmond Kemény et tout Ferenc Herczeg ont été adaptés, puisque les adaptations de romans sont à la mode… mais le tube tel que nous en avons eu l’idée, personne n’en a jamais vu.

LE DIRECTEUR : Ne me torturez pas ! Qu’est-ce que c’est ?

L’AUTEUR MAISON : Vous allez voir tout de suite. Nous n’avons même pas touché au titre original de l’œuvre.

LE DIRECTEUR : Donc ?

L’AUTEUR MAISON : Tenez-vous bien, Monsieur le Directeur ! Le titre de notre pièce est : Oraison Funèbre !

LE DIRECTEUR : Quoi ?

L’AUTEUR MAISON : Vous avez bien entendu : Oraison Funèbre.

LE DIRECTEUR : Vous êtes devenu fou ? Qu’est-ce que vous avez adapté ?

L’AUTEUR MAISON : Ben, ce machin… ce roman du même titre.

LE DIRECTEUR : Roman ?... Mais l’Oraison Funèbre est un souvenir linguistique… un fragment… du Codex Pray… le premier texte écrit en langue hongroise.

L’AUTEUR MAISON (étonné): Vraiment ? Ça alors !

LE DIRECTEUR : Vous ne saviez pas cela ?

L’AUTEUR MAISON (hausse les épaules) : Écoutez, Monsieur le Directeur, ça m’est égal ! Moi j’ai dit à Manó…

LE DIRECTEUR : Quel Manó ?

L’AUTEUR MAISON : Mon fils, il est en CM2. Je lui ai demandé de chercher dans son livre de hongrois le roman le plus ancien. C’est ce qu’il a trouvé.

LE DIRECTEUR (se frappe le front) : Misérable ! Et c’est ce que vous avez dramatisé ?!

L’AUTEUR MAISON : Évidemment ! Je n’ai quand même pas pris Puna-Luna de Kassák[2]. Moi je voulais un roman ancien, le plus ancien possible, auquel les dramaturges n’ont pas encore touché… (Il fanfaronne.) Je vous jure que même la firme Hevesi-Harsányi-Zagon n’aurait jamais osé remonter aussi loin dans le temps !

LE DIRECTEUR (désespéré) : Mais ce n’est pas un roman !

L’AUTEUR MAISON : Roman ou pas, nous en avons concocté une de ces pièces que n’importe quel directeur de théâtre de Budapest s’en lécherait les babines !

LE DIRECTEUR (se tord les mains) : Jésus Marie ! Qu’est-ce que vous faites quand je m’absente cinq minutes ?!

L’AUTEUR MAISON : Faites-moi confiance, Monsieur le Directeur ! On aura un succès tel que le monde n’en a encore jamais vu. Notre meilleur programme. Succès assuré !!!

LE DIRECTEUR : Je deviens fou !

L’AUTEUR MAISON : Allons, allons !... Vous allez voir. Nous allons commencer la dernière répétition maison. Les comédiens sont prêts, ils connaissent leur rôle. On y va ! Dès le début c’est très intéressant. Ça commence comme dans le roman.

LE DIRECTEUR : Mais… l’Oraison Funèbre… c’est un discours… du début du XIIIe siècle… Un adieu… Ça commence comme ça : « Vous voyez, mes frères, avec vos yeux, voici ce que nous sommes… Nous sommes poussière et cendre. »

L’AUTEUR MAISON : C’est exact, mot pour mot ! Quelle excellente mémoire ! Venez, regardez.

 

(Le rideau s’écarte. Sur la scène on voit une table, devant la table un banc, sur le banc gît Noussommes, recouvert d’un linceul. Voici (la femme), Poussière et Cendre sont assis autour de la table, avec une coupe devant eux. Les deux hommes portent une toge noire, avec d’énormes lettrines sur la toge, Voici est vêtue d’une robe médiévale, les cheveux coupés à la garçonne.)

 

LE DIRECTEUR (affolé) : C’est quoi, ça ?

L’AUTEUR MAISON (avec un air supérieur) : C’est la pièce ! On s’en rend compte dès le départ. Tout est fidèle à l’original.  Vous voyez, mes frères, avec vos yeux. (Il donne un signal.) On commence !

VOICI (se lève, se prosterne) : Voici ! (Elle se rassoit.)

POUSSIÈRE (se lève, se prosterne) : Poussière ! (Il se rassoit)

CENDRE (se lève, se prosterne) : Cendre ! (Il se rassoit)

L’AUTEUR MAISON (légèrement) : Mais oui ! Ce sont eux qui jouent la pièce. Et celui-là qui gît sur le banc… (il désigne le mort), pauvre Noussommes, (le cadavre acquiesce sous le linceul et se soulève un peu pour saluer), sujet de la pièce !

LE DIRECTEUR (frappe des mains) : C’est avec ça que vous comptez faire un succès ? C’est ça qui est pour vous un amusement léger, charmant, distrayant ? Qui va attirer le public ? Un cadavre sur la scène ! Entouré de fantômes du moyen âge qui par-dessus le marché ne sont même pas des gens, mais seulement trois substantifs ! Misérable ! Vous ignorez que Noussommes, Poussière et Cendre ne sont pas des personnages…

L’AUTEUR MAISON (hausse les épaules) : Voyons, Monsieur le Directeur ! Je vous ai demandé de me faire confiance ! Je vous ai dit que je garantissais le succès ! Soyez patient !... Ce n’est que l’exposé. (Il tape dans ses mains.) On y va !

POUSSIÈRE (soupire) : Aïe, aïe !

CENDRE : Pourquoi soupirez-vous ?

POUSSIÈRE : Oh, ce pauvre Noussommes ! Il est mort ! Il était pourtant un si tendre ami !

VOICI (pleure) : Pauvre Noussommes ! Mon pauvre mari !

CENDRE: Il aurait pu vivre encore !

POUSSIÈRE : Absolument ! Si des personnes aussi vieilles que vous peuvent encore vivre… !

CENDRE : Aïe, aïe !

POUSSIÈRE : Eïe, eïe !

VOICI : Ouïe, ouïe !

CENDRE : Sûr ! Sûr !

POUSSIÈRE : Sour ! Sour !

VOICI : Super, super, saute pépère !

LE DIRECTEUR (explose) : Qu’est-ce que c’est !... C’est une pièce ?!... C’est un exposé ?!... Les gémissements de ces… ?!... C’est ce que le public devrait écouter ?

L’AUTEUR MAISON : Voyons, Monsieur le Directeur, pour l’amour de Dieu !... Vous ne pourriez pas patienter une minute ? Que voulez-vous que je vous dise ? Voulez-vous que je vous achète à l’avance quatre-vingts guichets fermés ?... Sans quoi vous ne croirez pas au succès assuré ? Attendez – la surprise va arriver ! (Il tape dans ses mains.) On continue !

CENDRE : Qu’est-ce que je voulais vous dire ?

VOICI : Quelque chose sur la grâce ?

CENDRE : C’est ça, bien sûr ! Vous ouïtes que fûmes créés jadis vêtus de moult grâces ?

POUSSIÈRE : J’en ai entendu causer au Café Codex.

VOICI :  Ut quousque peripatetis quod erratum

CENDRE :  Hic et nunc, depita per stare at Eden Horticus

VOICI : Eh ! Et suo spiritus res conditionandum.

POUSSIÈRE : conditionandum ! conditionandum ! Évidemment, conditionandum ! Héon !..

CENDRE : Héon prohibavit tutti fructi ei ligni.

VOICI (enthousiaste) : Oh ego amo tutti fructi… Fructus vere susicivus ! Ego ut sempre somnia de fructibus !

LE DIRECTEUR (s’impatiente) : Moi, je n’en peux plus !... Vous êtes tous devenus fous ! Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? Que se passe-t-il ici ?

L’AUTEUR MAISON : Mais, Monsieur le Directeur, pour l’amour de Dieu ! Il fallait bien un exposé !... On ne peut pas d’emblée sonner la charge !... Patientez encore trente secondes. (Il tape dans ses mains.) On continue !

CENDRE (Boit une gorgée dans sa coupe) :  pueri !...

LE DIRECTEUR : Quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Qu’est-ce que ça veut dire pueri ?

L’AUTEUR MAISON : Ça veut dire : les enfants… à l’ancienne ! Écoutez la suite !

CENDRE : Pueri !... (Il se lance dans une longue invocation.) Ego honeste amara humore

POUSSIÈRE : Héon ! Héon ! eddent egeremus hic equus mediocris !

VOICI (lui tape sur la main) : Te dicam ubi tuum equum mediocris , fastidiosus ! Quando maritus meus hic iacet.

POUSSIÈRE : Bonus, tunc Tsiganus !...

CENDRE : Ce n’est pas compliqué ! Il se trouve que Ménestrel Radics, le soixante-douzième fils du célèbre Móric Radics, se trouve ici sur la galerie !

POUSSIÈRE : Quel vent l’a amené ici ?

CENDRE : Ben – en pleureur !

POUSSIÈRE : Héon… Héon… (Il baisse la tête.)

 

(Deux Tsiganes entrent des deux côtés avec leur violon en rasant les coulisses, ils s’arrêtent derrière la table et accordent discrètement leur instrument.)

 

LE DIRECTEUR : Eh ben !... (Il commence à prêter attention.)

L’AUTEUR MAISON (se frotte les mains victorieusement) : Alors ?... Attendez ce qui va venir !

CENDRE (lève la tête, se laisse aller en pleurs) : Houïe, houïe, les gars ! Audite ? Ut eis mortuus recreandus vivus !

POUSSIÈRE : Audite ?… (songeur). Audite ?…

 

(Les Tsiganes se mettent à jouer doucement : « Belle paysanne en jupon volants… »)

 

CENDRE (saisit sa coupe) : Eh toi, Ménestrel Radics ! Tu m’as surpris dans mon humeur massacrante !... (Il se met à chanter.)

 

                        « Entends-tu, belle en jupons volants,

                        Virevolte avec tes jupons… etc. »

Entends-tu, belle en jupons volants,

virevolte avec tes jupons,

Audite, carites, vedite pulvis erat

Tanti carites, et carites concedaverunt.

 

L’AUTEUR MAISON : Alors ? Alors ?

LE DIRECTEUR : Je vous prie de ne pas me déranger !

POUSSIÈRE : Savez-vous, Madame Voici, quand j’entends le son du violon, j’oublie que j’ai goûté au fruit défendu…. Eh, voisin Tsigane, audite ut diu obliviscoravunt ?

LE TSIGANE (veut jouer du violon).

L’AUTEUR MAISON : Cette chanson a été sucrée !

LE DIRECTEUR : Pas question de la sucrer ! Et vous, veuillez ne pas troubler la répétition !

L’AUTEUR MAISON : Mais, Monsieur le Directeur, il y aura trop de chansons dans le programme !

LE DIRECTEUR : Et puis après ! Fichez-moi la paix ! Vous n’arrêtez pas d’interrompre la répétition. Vous brisez le rythme des comédiens ! Poursuivez, je vous prie !... Il faudra insérer ici une chanson nouvelle, entraînante, et la pièce sera grandiose !

NOUSSOMMES (se relève) : Monsieur le Directeur ! Je pense qu’ici je devrais chanter couché par terre « Tu seras à moi quand même ! »

LE DIRECTEUR : Extra ! Sensationnel !

L’AUTEUR MAISON : S’il vous plaît ! Ça détone dans l’atmosphère de la pièce !

LE DIRECTEUR : Vous, vous la bouclez ! Vous n’y connaissez rien !

L’AUTEUR MAISON : Mais, voyons, un mort, ça ne peut pas chanter !

LE DIRECTEUR : Vos morts, on s’en fiche ! Ce sont les chansons qui comptent !... Allez-y ! (Il dirige.)

LES COMÉDIENS (chantent) : « Tu seras à moi quand même ! »

LE DIRECTEUR (donne des instructions) : Tout le monde ici ! Autour de Noussommes ! Très bien ! On lève les coupes ! Comme ça ! Jouez, les Tsiganes ! Voilà ! Rideau rapide !

L’AUTEUR MAISON : Et le titre ?

LE DIRECTEUR : Le cas du gars Noussommes avec les Tsiganes ! Rideau rapide.

 

(On entend encore le brouhaha derrière le rideau.)

 

Suite du recueil

 



[1] Le Codex Pray est une oraison funèbre totalement en hongrois, le premier texte hongrois écrit.

[2] Lajos Kassák (1887-1967). Peintre et poète d’avant-garde.