Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

                                               

 

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AU SALON DES TIMBRÉS

 

(L’écrivain débutant comprend enfin que l’unique moyen de réussir n’est pas l’écriture mais la critique.)

 

Dans les rangs de nos unions artistiques, cette jeune société occupe une place très sympathique. Des jeunes gens ambitieux, bohèmes. C’est ainsi que, dans une réminiscence rebattue à la Murger[1] le public les qualifie, mais, pardonnez-moi l’expression, ils lui crachent dessus. Désormais tout intellectuel un peu initié sent que l’art pictural n’est plus le témoignage de faits dans l’espace, mais tout simplement la signalisation d’une surface synthétique d’ensauvagements psychiques, générée par la toilerie de couleurs tartinées. Celui qui refuse d’admettre cela, qui s’entête à vouloir chercher sur la toile les tenants et aboutissants de la rotule du genou de sa grand-mère avec ses autres organes, ne mérite pas qu’on s’en préoccupe. Que le public suive sa route, nous suivrons la nôtre. Point final.

Après ce semblant d’introduction passons à l’analyse, ou plus exactement à la compréhension des artistes un à un. Comprendre, comprendre. C’est notre vocation, notre intention, notre profession de foi. Le public ne veut pas comprendre ? Alors qu’il aille au diable.

Tout de suite dans la première salle on trouve quelques toiles durement ressenties, barbouillées à pleines poignées, de Ferenc Rapière[2]. Un doux corps à corps de valeurs blanches avec des taches de couleur retenues. Les points de vue de l’éclairage se font valoir avec une force tragique : suspension discrète entre le dessin et le ton. C’est tout. En particulier son tableau n° 3, "Un Homme à Nice en caleçon noir", est une solution téméraire du problème des couleurs et des contrastes. Dans la bleuté déchirante  du ciel (ou de la mer ?) se dessine une tache gris pâle avec un indéniable élan ironique du pinceau. Quelle idée immense et osée ! Nous n’hésitons pas à installer ce tableau directement à côté des toiles du docteur Gauguin. (Avoir peur, nous ?! – noté à la marge par Ferenc Rapière.) On ne peut pas dénier au maître une sorte de différenciation intérieure – mais après tout, couleurs, couleurs, couleurs. Il est le maître des couleurs. Et ce n’est pas une sinécure, une sinécouleur. Quelle bonne blague. C’est aussi de l’art. Valeur, valeur. Moisson, calcul différentiel, calcul intégral. Caoutchouc Reisner, bazar Haris. Mais, le public…

Voici maintenant Lepenché. Une âme sombre, hédoniste – serait-ce pour ressembler à Beardsley ?[3] Non. C’est une flamme puritaine, frileuse qui se blottit dans ses lignes érotiques, une sorte de danse de Saint Guy sinueuse, noueuse, cauchemardesque. Un renoncement déchaîné à la boue froide de l’âme. Des pensées, des folies. Des sanglots. Un doux rot transfiguré. Une niaise béatitude. Et c’est grand, grand, grand. Brièvement dit : nous sommes ici face à une personnalité retenue, oui, une personnalité arrêtée, qui fonce vers l’avant en bégayant victorieusement. C’est aussi un phénomène : une tache. Le public n’a qu’à crever.

C’est un des membres les plus talentueux de la colonie d’Île Monastère qui se présente à nous maintenant en Jenő Gloukitsch de Gargouillis. Nous nous souvenons clairement encore de son tableau exposé dans un local extérieur du Salon des Indépendants à Paris : "Jeune fille embrassant son front dans le miroir" – qui a fait alors beaucoup de bruit. Dans ses taches exposées ici il s’efforce à gratouiller et élaborer une surface schisteuse, et ses effets ressortent parfois dans des reliefs étonnants. Il s’impose une naturalité novatrice également dans les titres de ses tableaux. En attestent "Mur blanc, vide", une pièce de grande valeur, de même que "Ma tante en robe, enfonçant un doigt". L’"Homme assis, aux oreilles volontairement mal dessinées" est très fort dans ses tons. Parmi les toiles symbolistes c’est "Visions du monde de la digestion" qui mérite une mention.

Armand Patatine est tout nouveau dans cette compagnie. De ce jeune maître émanent la jeunesse, des motifs rajeunis, et la colère atavique de sa vision – il a en tout dix ans, dit-on, mais il a une âme de grand-père. On dirait qu’il assiège l’écran avec son pinceau ; il crache dessus des tourbillons de couleur, et une mélancolie étincelante. Dans les traits de sa main flotte une plasticité noble. Et que d’humour délicat réside par exemple dans l’idée qu’il dessine ses personnages tantôt avec quatre, tantôt avec six orteils. Que de primitivité raffinée ! Par endroits il dessine une croix sur le ventre des hommes représenté graphiquement. Des traits, des traits – et de la primitivité ! C’est en soi génial. Le public naïf restait debout devant une de ses toiles : une étude osée, intéressante, affichée ici dans toute sa force primitive. Sur fond de toile molle, grisâtre – une tache brun jaune, coulante. Son titre : "Voilà pour vous". Ce tableau avec la complexité du thème, la novation de ses techniques, m’a tellement étonné que je voulais l’étudier plus à fond, mais malheureusement il en émanait une sorte d’odeur pénétrante qui m’en a dissuadé. Le public également reniflait, grimaçait et poursuivait sa visite. Le public est pitoyable, il ne comprend rien à rien.

J’ai volontairement laissé en dernier l’attraction principale de l’exposition. Le tableau intitulé "Brouillard" de Imre Crachat est l’œuvre la plus achevée, la plus forte de cette exposition. Avec de simples moyens d’estompage on a réussi ici à obtenir une surface totalement cohérente, éthérée lisse, qui conflue en nuances. Nous ne sommes pas des adeptes des superlatifs, mais ce tableau incarne un jalon dans notre art plastique national. L’autonomie des couleurs, des valeurs et des taches, la spécularité poilue préraphaélique des contrastes – tout cela est d’un art profond, intériorisé. L’estompage de la gamme des couleurs, un estompage absolu, total, une torpeur ressentie et profonde – est l’œuvre d’une tête obtuse. C’est un tableau dont nous parlerons encore – cette fois j’observe seulement que le nom de Crachat, nous l’aborderons encore aux Philippiques !!!...

(Note de la rédaction : après la clôture du journal nous apprenons que le tableau susmentionné intitulé "Brouillard" avait par erreur été accroché par les ouvriers à l’envers, tourné vers le mur. Pour cette raison, lors de la visite de notre critique seul le dos du tableau était visible, sur lequel le peintre et sa famille avaient coutume de déjeuner, à l’occasion de leurs pique-niques. Comme notre critique a déjà quitté les locaux de la rédaction, nous pensons qu’en son nom nous devrions retirer de son papier le paragraphe concernant ce tableau.)

 

Suite du recueil

 



[1] Henry Murger, écrivain français (1822-1861) auteur de La vie de boème.

[2] Les noms des artistes sont imaginaires et ici traduits.

[3] Aubrey Vincent Beardsley (1872-1898) Graveur et illustrateur britannique, souvent associé au mouvement art nouveau.