Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"
L’ÉCRIVAIN
ET L’ESPRIT DU TEMPS
Dans laquelle
un écrivain hongrois s’efforce de réparer ses erreurs
Avant de franchir le seuil de la nouvelle
année, je me suis dit que je devrais dresser le bilan de mon âme.
Qui sait ce qui m’arrivera en 1932, il ne serait pas convenable de
pénétrer dans l’incertitude, chargé de dettes
– voyons donc ce que je pourrais faire pour assurer mon salut.
Les erreurs et les fautes que j’ai
commises en tant que personne privée durant l’année
écoulée, je les ai déplorées et je les ai
confessées à moi-même, ça ne regarde que moi,
ça ne regarde pas mes lecteurs, parce que ce n’est ni
matériel littéraire ni affaire publique. Je ne dois
répondre dans les présentes colonnes que des seuls délits
en rapport avec ce qu’on appelle mon activité littéraire,
délits que le lecteur, ce truchement investi de la vocation de
défendre l’ordre moral et de protester en son nom, en tant que
porte-parole d’une exigence constructive, a pu constater et n’a pas
manqué de me reprocher.
Après avoir feuilleté les
publications concernant ma modeste activité, je retrouve trois cas en
1931 où j’ai été condamné. (J’observe
accessoirement que ceux qui aimaient ce que j’ai écrit, me
l’ont toujours fait savoir de vive voix ou à la rigueur par
lettre. C’est seulement ceux qui ne l’aimaient pas qui ont
étalé leur opinion en public.) À propos de ma nouvelle À ventre ouvert[1] j’ai lu dans plusieurs revues
médicales que j’aurais miné l’autorité des
professeurs de chirurgie car j’y aurais fait figurer un chirurgien
grossier. À propos de mon article Monsieur
le professeur tu n’as pas préparé[2] on a écrit que j’y aurais
perverti la jeunesse. Enfin un de mes écrits destinés à
défendre les bourgeois m’a fait soupçonner, de droite comme
de gauche, d’une infirmité de mon sens social.
Après mûre réflexion et
introspection repentante et après un panorama réaliste des
rapports de force temporels et spatiaux je suis parvenu à la
constatation que me défendre n’aurait aucun sens.
J’ai l’honneur d’annoncer
par la présente que non seulement je regrette et je confesse mes fautes,
mais je suis prêt aussi à désavouer mon enseignement
hérétique et à faire réparation dans la mesure
où mes juges accepteraient cette amende honorable.
Je demande à mes juges de
considérer les trois écrits évoqués ci-dessus comme
non publiés. J’ai retravaillé ces trois thèmes selon
leurs instructions, en tenant compte de leurs reproches éclairés.
J’ai l’honneur de leur dédier les textes qui suivent dans
l’espoir de leur donner satisfaction, pour que je puisse escompter leur
bienveillance, afin que dans l’avenir ils viennent rendre visite à
mon modeste atelier avec leurs commandes éventuelles de nouvelles,
d’essais ou d’articles politiques au service de leurs exigences
littéraires.
premiÈre rÉdaction
Cérémonie
stomacale
Dans le local des vasques à mains
orné de motifs touraniens et renaissance de l’époque des
Coumans ils étaient deux à se laver les mains : le noble docteur
chevalier Aristide de Kishegykunfalva et le docteur assistant principal Vazul
Karakan trancheur d’oreilles turques, deux maîtres chirurgiens.
- Dites donc, proféra Aristide
de sa voix d’airain, dites donc, une fois de plus ce matin son excellence
notre grandissime professeur, ce gentleman aux manières sans reproche
qui charme le monde entier a fait un excellent travail, dites donc.
- Eh bien dis donc, répondit
Vazul pendant que l’émotion du fidèle vassal
s’affichait sur son visage deux centimètres à droite du
nervus facialis, sur un territoire exactement conforme à la superficie
d’un pengoe officiellement émis et titulaire d’une totale
couverture de l’État.
C’est à cet instant que le
Professeur fit son entrée.
- Nous vous présentons nos respects,
chantèrent mélodieusement les deux médecins en se levant
sans s’être assis préalablement.
L’éminent professeur à
la faculté des sciences les récompensa d’un sourire
fatigué.
- Eh bien Messieurs, je crois que nous
pouvons nous atteler à la noble tâche qui nous appelle. Comme vous
ne l’ignorez pas, n’est-ce pas, nous devons magnifier en
l’objet de notre aide un congénère et compatriote
malheureux, homme souffrant, lequel par une curieuse expression de la
providence céleste a reçu une balle de revolver dans la région
abdominale, désignée en langage vulgaire d’une expression
incorrecte et certainement non bienséante du terme de
"ventre". Je suis d’avis que nous pourrions sans délai
nous rendre à notre autel d’interventions où notre susdit
congénère et compatriote souffrant a déjà
été préparé à cette intervention par les
braves limiers. En avant, mes chers et respectés collègues,
avançons dans les arcanes de la science.
Les deux médecins se firent
respectueux.
- Seulement derrière vous,
Votre excellence Monsieur le Professeur,
- Il n’en est pas question,
rougit le Professeur, nous sommes des égaux, et je ne me pardonnerais
jamais l’immodestie de franchir ce seuil le premier. Permettez-moi de
vous rappeler une belle citation de l’encyclopédie Pintér
de l’histoire de la littérature :
« Rendre hommage au
mérite sans connaître le sien propre. »
Après un conciliabule bref et viril
d’une demi-heure à peine ils parvinrent à la
décision que le professeur et le premier assistant entreraient
simultanément au bloc opératoire par les deux portes
latérales, tandis que le deuxième assistant y
pénétrerait au même instant de l’extérieur,
par la fenêtre.
L’exécution précise et
parfaite dudit procédé d’introduction trilatérale
spécifique (le procédé lui-même ayant
été prescrit par plusieurs sommités nationales) se
déroula naturellement avec la circonspection qui s’imposait :
les deux portes soigneusement désinfectées, après que
leurs chronomètres eurent été synchronisés, furent
refermées à l’aide de sparadrap ; par contre, la
fenêtre par laquelle le deuxième assistant avait
pénétré dans la salle avait préalablement
été rasée et cousue à la bordure du toit.
Tout réussit selon le plan
prévu.
- De la belle ouvhage, remarqua
Aristide en évitant consciencieusement les "r".
- En effet, Messieurs, répondit
le Professeur. – Et maintenant, après un court recueillement,
allons voir comment se porte notre précieux patient.
Vazul se pencha au-dessus du patient.
- Exitus lethalis. Allons nous laver
les mains.
- La balle de hevolher cause
fhéquemment ce genhe de mutation dans l’ohganisme humain, ajouta
Aristide.
- Dites donc, médita Aristide.
Ils se lavèrent les mains tous les
trois.
deuxIÈme rÉdaction
Histoire du
professeur bienveillant et du petit élève
irréfléchi
Am stram gram, que devrait vous raconter
Monsieur l’Écrivain, chers petits garçons et petites
filles, petits professeurs, petits directeurs, petits papas et petites mamans,
petit public, petite humanité ? Eh bien, je vais vous raconter la
morale et triste histoire du petit garçon irréfléchi.
Il était une fois une école
secondaire au royaume des fées ; dans cette école
l’enseignement suivait son cours, les enfants apprenaient quantité
de belles choses utiles, et je ne sais vraiment pas où ils
étaient allés chercher tant de vilaines pensées.
On venait de sonner l’heure de la
récréation, les gentils petits garçons allègres se
ruèrent dans la cour pour y jouer et chahuter.
Puis vint Monsieur le bienveillant
professeur de gymnastique qui leur dit : les enfants, nous disposons
d’une heure de liberté, jouons à un gentil jeu de
société, à quoi aimeriez-vous jouer ?
L’un proposa ceci, l’autre
proposa cela, un autre aurait aimé jouer au professeur, encore un autre
à l’écolier, ils ne purent pas se mettre d’accord.
Vous savez quoi, dit alors Monsieur le
professeur, jouons aux gendarmes et aux voleurs.
Parce que c’était un gentil
professeur.
Une bonne idée, une bonne
idée, des cris de joie fusèrent, jouons aux gendarmes et aux
voleurs.
Qui sera le gendarme ?
Personne ne voulut être le gendarme.
Bon, d’accord, alors je serai le
gendarme, dit l’allègre professeur, pour prouver à quel
point il jouait volontiers avec les élèves, comme s’il
était un enfant lui-même.
Et qui serait le voleur ?
Monsieur le professeur lança un clin
d’œil aux élèves ; regardez, les enfants, on va
bien s’amuser.
- C’est toi le voleur !
Lança-t-il brusquement à Toto. – Gare à toi, sale
assassin, gibier de potence, c’en est fini de toi, ouste, en
prison !
Toto entra bien dans le jeu, il se comporta
comme un vrai cambrioleur, il pâlit, il se justifia et supplia pour sa
vie.
Puis lui revint à l’esprit ce
qu’il avait lu dans son roman, Sac
de cuir, il tourna les talons et s’enfuit pour aller chercher son
fusil en bois et mimer la scène d’un chef de bande poursuivi et
encerclé qui met fin à ses jours.
Mais comme nous le savons,
c’était un garçon irréfléchi et
étourdi, dans sa grande hâte il décrocha du mur un vrai
fusil.
Non seulement il gâcha ainsi ce
gentil petit jeu, mais il causa un grand chagrin au bienveillant monsieur le
professeur qui jouait si volontiers avec les enfants.
Depuis lors il n’a plus envie de
jouer.
Les enfants, soyez plus disciplinés
et moins étourdis.
Alors je jouerai de nouveau avec vous.
Mon programme
politique
Ma conviction est modeste. Modeste comme la
violette. Ou plutôt pas la violette, mais comme la conviction de la
violette qui sait qu’elle est modeste, ce qui est une opinion infiniment
modeste, puisque si la violette s’imaginait trop modeste, elle ne le
serait déjà plus – non, la violette prend toujours pour de
l’immodestie de se considérer aussi modeste, alors qu’elle
vaut mieux que ça et elle fait seulement la modeste. Et voilà.
Qui est plus modeste que moi, il triche.
Parce que selon ma modeste opinion il
existe certaines choses dans ce monde qu’il faudrait changer. Certaines
institutions de la société en font partie.
Je ne suis pas un homme de phrases creuses,
donc j’expose très simplement et modestement certaines
idées qui me sont venues à l’esprit sur ce sujet, et
j’espère rendre ainsi service à l’humanité.
J’ai pensé par exemple
qu’il y a trop de pauvres dans le monde par rapport au petit nombre de
riches, il faudrait y remédier. De façon, bien évidemment
à ne pas nuire aux autres.
Regardons par exemple la classe ouvrière.
Les ouvriers ont, je vais le dire sans
tergiverser, même si on doit me lapider pour cela, mais oui, ils ont
droit à la vie, et il est très vilain que certains ne sont pas
prêts à l’admettre. Les employeurs doivent reconnaître
le droit à la vie des ouvriers, à mon sens, parce que s’ils
refusent de le reconnaître, alors ils ne doivent pas
s’étonner si les ouvriers se tournent carrément contre eux,
ce qui risquerait de nuire aux employeurs.
C’est ainsi que j’imagine la
solution à la crise mondiale – cette théorie peut
aujourd’hui encore paraître trop osée, mais l’avenir
me donnera raison.
Il y a ensuite la bourgeoisie par exemple,
s’il m’est permis d’utiliser ce terme.
Il y a beaucoup de vrai en ce que la
bourgeoisie a de nos jours des difficultés dans ses conditions de vie,
et la seule façon d’y remédier serait, soyons francs et
sincères, de faire tout pour que les mauvaises conditions changent, ou
plus précisément se modifient, dans une direction moins défavorable,
et d’après mes calculs il en résulterait forcément
la naissance d’une situation économique, sociale et politique
mieux souhaitée par la bourgeoisie.
Naturellement il serait encore
précipité d’en parler aujourd’hui, mais je suis
convaincu que le temps devra venir où une coopération de toutes
les forces ayant vocation de préparer l’avenir dans
l’intérêt du pays, de la nation, voire de toute
l’humanité, créera les conditions de
l’évolution la plus efficace d’un programme de travail
cohérent et utile auquel nous aspirons tous tant.
D’ici-là, considérant
les arguments ci-dessus et joignant les documents qui prouvent mon comportement
positif ainsi que mon état de chômeur, je demande respectueusement
au très honoré gouvernement de nommer prioritairement et sans délai
le signataire de la présente au poste de président du Conseil
Royal Hongrois.