Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça
"
MOT
DE LA FIN DE LUCIFER
Compte-rendu de la piÈce "le monde",
Le critique est embarrassé. J’affirme qu’il
s’attaque à une lourde tâche quand il essaye de donner une image cohérente de
cette œuvre théâtrale vraiment intéressante, variée dans son action, même si
l’unité de l’intrigue laisse parfois à désirer. L’auteur apparaît dans
l’opinion publique sous divers pseudonymes ; c’est probablement pour des
raisons de politique littéraire qu’il aime entourer sa personne d’une certaine
pénombre : il n’est pas impossible qu’il ait jugé utile cet incognito,
cette invisibilité, dans l’intérêt de l’œuvre, comme une trouvaille
publicitaire renforçant son effet, en partant de l’idée que si le public est
curieux de sa personne, il doit l’être aussi de son œuvre. En tout cas, les
applaudissements n’ont pas fait sortir l’auteur devant la rampe, pourtant
certains admirateurs jeunes, dont nous pouvons comprendre l’enthousiasme, même
si nous ne pouvons pas totalement le partager, ont failli casser les chaises
pour le voir.
Tâchons, nous, d’être objectifs comme il
est de règle pour un critique digne de ce nom.
Le plus étrange est que dans la conception
comme dans l’action l’auteur cherche l’originalité. De quel droit ? Nous y
reviendrons. Indubitablement il est personnellement convaincu de la conception
originale, non seulement de son sujet, mais aussi de la forme. Son attitude
fière, les tournures inattendues de l’action témoignent d’une imagination
habituée à ne pas se soumettre à des autorités et à ne pas trop se préoccuper
des critiques. Comme pour exprimer que seuls la reconnaissance et le succès lui
sont dus et non la critique. Il doit s’agir d’un auteur jeune, ou tout au moins
d’un auteur qui se sent jeune.
En même temps il ne se rend pas compte
qu’il est sans conteste disciple de l’école romantique, à ceci près qu’il brise
son pathos romantique en des tournures expressionnistes, surréalistes, ou
disons plutôt, en toutes les couleurs du kaléidoscope.
C’est pourquoi il est passablement
difficile de rapporter l’histoire de l’œuvre de façon synthétique. Le démarrage
de l’action est quelque peu chaotique. De même toute la pièce ne suffit pas
pour apprendre clairement pour quelle raison Andor Forêtvierge
et sa partenaire Mademoiselle Lilly Matièreprimaire,
dont au demeurant le public ignore jusqu’à aujourd’hui s’ils sont mari et femme
ou simplement concubins, estiment leur problème aussi important. Mais passons,
c’est excusable, puisque sans ce problème il ne resterait rien de l’intrigue.
Et c’est là que le bât blesse : le plus grave défaut de la structure
consiste dans le fait qu’on ne sait pas si ce problème est la cause du conflit
ou si le problème est né au cours de l’action. C’est un des points les plus
faibles de l’œuvre qui trahit un manque d’autocritique.
Par la suite il essaye de dissimuler ce
point faible par des détails naturalistes. Et là il tombe dans l’excès inverse,
rabaissant la scène parfois au niveau des spectacles bon marché, des effets de
revues. La scène des billes petites et grandes, des faisceaux enflammés
tournant les uns autour des autres, des systèmes solaires et des galaxies
voltigeants, tout cela relève davantage de performances de cirque que d’une
création artistique de qualité littéraire…
La scène suivante est un peu plus raffinée,
quand d’une approche hardie elle déplace l’action sur la surface d’une de ces
billes. Il est vrai que là elle tombe dans la faute d’un impressionnisme
exagéré, ce qui est prouvé par le terrain lui-même. Tout se passe sur la
surface comme si sous la surface de la bille appelée Terre, en profondeur, il
ne se passait rien d’intéressant, rien qui mériterait au moins une allusion.
Nous ne sommes pas exigeants puisque après tout il s’agit d’une œuvre
théâtrale, d’un simple divertissement, néanmoins nous serions en droit d’exiger
un peu d’approfondissements, un peu de sérieux, un peu d’ambition artistique
touchant à l’essentiel, qui puisse permettre au public de deviner qu’un monde
immense serait possible sous la surface. Sur ce point précis l’auteur est
indiscutablement plus léger que par exemple Dante qui, lui, a ressenti que le
critique, c’est-à-dire, le modeste auteur des présentes lignes, peut
légitimement lui réclamer des comptes : a-t-il averti le public sur le
lieu de son séjour ? Or ce lieu n’est pas sur la surface.
Tant pis, ne soyons pas prétentieux et
n’exigeons pas de l’auteur de nous donner ce qu’il ne peut pas donner.
Constatons que ces scènes superficielles sont relativement amusantes et
variées. Même si elles manquent de logique. Sans vouloir couper les cheveux en
quatre mais, pour ne vous donner qu’un exemple, la scène intitulée amour a pour chute l’apparition d’un
nourrisson, ce qui témoigne à notre avis d’un certain mauvais goût. L’amour
lui-même, en tant qu’idée, est assez amusant, mais lier cette charmante invention
distrayante à la problématique de la survie de l’espèce est une solution peu
raffinée, on peut dire brutale, ce qui à mon avis blessera à coup sûr le goût
plus délié de la jeunesse aux conceptions proches des miennes. Pour un critique
il n’est pas facile de donner des conseils et d’apparaître par là même assoiffé
de lauriers d’auteur, même s’il pouvait légitimement le faire. Pourtant je dois
remarquer que j’aurais arrangé les choses autrement. Je suis certain d’ailleurs
que les adeptes de ma conception esthétique et critique, mes camarades, dont la
réflexion est moins superficielle, me comprendront. Évidemment il faut pour
cela qu’ils m’accompagnent là où règnent mes idéaux, là où l’amour resplendit
dans sa pureté, sans être troublé par la chute chasseuse d’effet de la famille
et de l’enfant.
Par contre une autre invention révèle un
talent certain : en effet, les personnages du deuxième acte, le Docteur Unhomme et le Docteur Autrehomme,
peuvent s’entre-tuer, voire dans certains cas s’entre-manger. À la place de
l’auteur, moi j’aurais encore mieux exploité cette idée très habile. Dommage
que l’auteur perde trop souvent ce fil et qu’il dilue les scènes de guerre
excitantes et chargées de sens par d’ennuyeuses périodes de paix, comme la
scène représentant le vingtième siècle.
La représentation est d’un bon niveau. Dans
la scène de lancement de billes, qui constitue tout un acte, Électricité,
Chaleur et Magnétisme ont été à la hauteur de leur rôle. Une mention
particulière à Mademoiselle Gravitation qui, depuis sa première apparition au
succès mérité ne cesse d’évoluer, ou au moins de garder son bon niveau. En
revanche, Énergie Thermique est malheureusement sur son déclin. Peut-être que
les genres légers de ce type lui conviennent moins. Elle était infiniment mieux
sur la scène expérimentale fondée par moi et où elle recevait des rôles plus
dignes de son talent. Il convient également de mentionner une nouvelle
participante, Mademoiselle Onde Radio, de découverte récente. Nous pensons
qu’elle pourra aller très loin sur cette voie.
Ont été également bons Adam et Ève,
Socrate, Shakespeare, Napoléon et Nurmi[1].
Tout compte fait, le public peut être
satisfait de ce qu’il a reçu. N’oublions pas que le directeur n’avait pas un
grand choix à sa disposition – il doit monter la pièce que les auteurs
écrivent, il n’y peut rien s’ils écrivent ce qu’il reçoit. Ce même sujet aurait
peut-être pu être exploité différemment entre les mains d’un auteur plus
ancien, plus érudit, mieux au fait des exigences des techniques scéniques,. Il n’est pas commode pour moi de creuser davantage cette
question délicate puisqu’elle relève de la susdite question de l’originalité.
Qu’il me soit néanmoins permis de remarquer, en me référant à d’anciens amis
que j’ai, qu’à l’époque où j’ai moi-même hésité entre m’engager sur la voie de
la création ou sur une carrière de critique, ce même sujet avait déjà été noté
sur mon carnet.
Eh bien, tant pis. Il est trop tard
aujourd’hui pour se demander qui aurait mieux exploité ce sujet.
Contentons-nous de remarquer que, selon mes sources bien informées, les fautes
qui ternissent cette œuvre sont dues à une trop grande rapidité de création.
Dites-moi donc, peut-on bâcler une telle
œuvre en six jours ?!
[1] Paavo Nurmi ‘1897-1973). Athlète finlandais, coureur de fond. Neuf fois médaille d’or aux Jeux Olympiques.