Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça
"
APPÉTIT
Morceau de vie chaude et brune, trois plats au menu. Après les succès
de « Jalousie » et de « Passion », c’est la pièce de Artsiba Chef[1] attendue
prochainement.
PREMIER PLAT
Salle à manger
DIGESTOV : Quelle
heure il est ?
PURGAVONSKI : Une heure et demie. Pourquoi tu le
demandes ?
DIGESTOV (se lève) : Je ne le sais pas
vraiment moi-même. Quelque chose se tend, regimbe en moi. (Il écarte les bras.) Oui, j’étais comme ça toute ma vie… Je devrais
peut-être lutter contre.
PURGAVONSKI : Oui, hum, il y a du vrai là-dedans… (Il rêvasse.) Moi aussi parfois… (Geste de renoncement.) Surtout comme ça,
à l’heure du déjeuner…
DIGESTOV (s’arrête) : Déjeuner ?
PURGAVONSKI (le regarde
attentivement) : Eh bien oui. Déjeuner.
DIGESTOV (se maîtrise avec une apparence de facilité,
et il demande, juste comme ça) : Ah oui. Et quand ?
PURGAVONSKI (en prononçant
lentement, soigneusement, chaque syllabe) : Maintenant, tout de
suite.
DIGESTOV (léger frémissement qu’il essaye de
dissimuler) : Ah !
LA BONNE (apporte du boudin sur un plateau, le pose sur la table.)
PURGAVONSKI (se lève) : Je
reviens tout de suite… (Il sort. La scène
s’obscurcit lentement.)
DIGESTOV (regarde autour de lui. Se lève subitement,
allume la lumière sur le balcon donnant sur le jardin. Revient. Pousse un
soupir profond. Prend une décision : il s’approche de la table tête
baissée. Doucement.) : Boudin… (Un peu plus fort.) Boudin… Du boudin… (Il lance encore un regard, il se résout, d’une main il s’appuie à la
table et avec l’autre il attrape la fourchette.)
BOUDIN (en chuintant) : Ch… ch… ch…
DIGESTOV (ce bruit lui fait perdre la tête, il plante
verticalement sa fourchette dans le boudin, il le soulève, ferme les yeux un
instant et se penche dessus, bouche ouverte.)
PURGAVONSKI (avance
lentement depuis le fond, sans que Digestov le
remarque. Il vient tout près et crie fort.) : Digestov !
DIGESTOV (laisse tomber la fourchette. Il se jette
paresseusement dans le fauteuil.)
PURGAVONSKI (doucement) : Tu
n’aurais pas pu m’appeler, pendant que je… ?
DIGESTOV (saute sur pieds) : Non !
Non et non ! Que faire ? Je ne peux pas lutter contre moi-même – et
je ne veux peut-être même pas ! Mon sang – si tu veux ! Si dans mon
estomac se retournent les mots impétueux, et si le suc pancréatique enivrant
pulse dans ma gorge – le monde s’assombrit devant moi ! (Il écarte les bras.) Je suis un homme,
la violence archaïque, la recherche avide ! C’est ça la vie ! Je ne
regrette rien, et s’il fallait recommencer, je recommencerais, sous réserve que
ce soit bien cuit.
PURGAVONSKI (renonce) : Alors
mange. Il est à toi. (Il se détourne en
sanglotant.)
DIGESTOV (râle) : Boudin… Boudin…
Boudin… (Il mord dedans.)
PURGAVONSKI (sourdement,
devant lui) : Le malheureux.
Rideau
DEUXIÈME PLAT
Dehors, sur la terrasse. Clair de lune.
DIGESTOV (fume doucement son cigare) : Comment
vous avez dit, Alexandrovitch Sovietovna ?
ESTOMATE : J’ai
demandé quand Purgavonski reviendrait.
DIGESTOV (les yeux brillants) : Je
l’ignore. Il me semble que des années sont passées…
ESTOMATE (étonnée) : Mais, après le
déjeuner…
DIGESTOV (se tourne vers la lune) : Oui.
Justement. Après le déjeuner. Regardez la lune, Estomate !
Ne dirait-on pas qu’elle ressemble à un… (Sa
voix s’étrangle.) … À un grand camembert ?
ESTOMATE (ébahie) : Mais, Digestov, il n’y a pas plus d’une minute que… (Elle n’ose pas continuer.)
DIGESTOV (se lève) : Une minute, une
minute. Que savez-vous, comment pourriez-vous me comprendre ! Oui, une
minute. Mais il ne s’agissait que de boudin, il est vrai, je l’avoue, je l’ai
apprécié quand je l’ai mangé. Mais je suis un homme, comment le nier, il y en a
qui le nient, des lâches, des âmes petites, des êtres gémissants et larmoyants,
ce sont eux qui clament, les hypocrites et les imbéciles, qu’on peut vivre de
boudin seul, moi, quand les acides virils se réveillent dans mon estomac, et ma
gorge se remplit de suc pancréatique enivrant, je n’ai pas peur et je claironne
que – (Il hurle.) je veux du
fromage ! (Il tombe à genoux.)
PURGAVONSKI (arrive à la hâte,
par la droite) : Malheureux !
DIGESTOV : Pardonne-moi,
Purgavonski !
PURGAVONSKI (renonce et
part) : Donnez-lui-en.
DEUX DOMESTIQUES (apportent des
fromages.)
Rideau
TROISIÈME PLAT
La nuit. Garde-manger au domicile de Purgavonski.
La scène reste vide quelques minutes. Puis on entend du bruit dans la resserre
voisine, un grondement monotone. La fenêtre s’éclaircit. Digestov
apparaît avec une lampe torche, il se faufile par la fenêtre.
DIGESTOV : Ah !
(Il chuchote.) De la viande fumée… Du
saucisson sec… Du brochet… (mastication
bruyante, halètement, chuintement de noyade, soupirs et gémissements.)
PURGAVONSKI (ouvre
brusquement la porte, une bougie allumée à la main, crie) : Qui
est là ?
DIGESTOV (se met à genoux. Un morceau de brochet dépasse
entre ses lèvres.)
PURGAVONSKI (pose la bougie
sur un tonneau. Longue pause, on n’entend que des halètements. Puis) : J’étais
là, juste dans le voisinage.
DIGESTOV (ne parvient pas à parler.)
PURGAVONSKI : Tu vois, Digestov,
tu aurais pu me prévenir. Nous rencontrer comme ça !... (Il se prend la tête à deux mains.)
DIGESTOV (tombe à la renverse.)
PURGAVONSKI (aperçoit le
brochet, prend peur) : Digestov, pour
l’amour du ciel ! (Il court à lui,
pousse un cri.) Une arête ! Une arête ! Au secours ! Il va
s’étrangler !
DIGESTOV (derrière le brochet, râlant) : Adieu
Purgavonski… Pardonnez-moi… J’avais… très… (Dans un dernier effort.) très faim. (Il s’étale au sol, ne respire plus.)
PURGAVONSKI (se relève,
pâle) : C’était un homme vrai et courageux. Quel dommage. (Il se baisse et le regarde de près.) Il
a laissé un morceau de saucisson. (Il
prend le morceau et se met lentement à le mâcher. Ses larmes coulent. La lune
brille.)
Le rideau se referme lentement