Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

 

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KING PRESS

 

Œuvre posthume de Shakespeare, récemment découverte

 

 

SCÈNE I.

 

Dans un café. Des rédacteurs, soldats, députés, peuple.

 

LE PREMIER JOURNALISTE : Eh, copain, pourrais-tu me dire quelle est la différence entre le Labour et l’opposition ?

LE DEUXIÈME JOURNALISTE : Bien sûr, je pourrais.

LE PREMIER JOURNALISTE : Alors, dis-le.

LE DEUXIÈME JOURNALISTE : Je ne te le dis pas ; parce que je ne le sais pas. Je le dirais si je le savais.

LE PREMIER JOURNALISTE : Tu es un sacré rufian, toi ! Écoute donc : la différence est la même qu’entre le député et son peuple. L’un porte son drapeau par-devant et l’autre par-derrière. Si on te le demande, réponds que c’est moi qui te l’ai dit.

LE DEUXIÈME JOURNALISTE : Eh, copain, tu as bien répondu. Mais moi je ne porte aucun drapeau parce que je suis un homme honnête. Mais ois donc ! Voici le rédacteur en chef qui s’approche.

 

KING PRESS : (approche à la tête de ses abonnés, lecteurs, adeptes) : Ave, mes lecteurs ! Dispersez-vous !

 

(La suite se disperse.)

 

Ave, vous tous qui êtes réunis,

Venus nous courtiser, avec religion, rang,

Fortune et autres biens : afin de rendre votre

Fidélité chère à notre cœur royal,

Oyez notre décision.

Nobles chevaliers et vous, les autres,

Aucun oubli de notre cœur ne vous menace,

Quand par tous nos écrits et solennellement

Renonçant à nos droits ainsi qu’à notre règne

Ressentant le rayonnement des temps illustres

Nous sommes disposés à les distribuer

Parmi les pousses de nos tribus et nos filles.

Nous-mêmes, nous partons au marché du combat

Pour y verser article, moelle pour la patrie.

 

(Sonnerie de clairons.)

 

Approchez donc, nos filles, ô fleurs de notre cœur :

Gyulina, vierge pure, paire d’Andreas et toi,

Fille de Vázsony, Vilma ; et Alberta,

Le comte d’Appony

Classement je vais faire parmi vous, oyez tous !

Qui de vous le plus m’aime ? Et qui en mots plus beaux

Transmet l’affection de son cœur enthousiaste ?

Parle, Alberta !

 

ALBERTA (comte d’Appony) : 

                          Monsieur le Rédacteur en chef !

Votre Sublimité ! Je vous vénère tel

Le tigre fier vénère sa patrie sacrée

Que dans un bain de sang, téméraires et perfides,

Nos ennemis féroces assaillirent, les traitres.

Contre eux tout battement de cœur patriotique

Est prêt à tenir bon jusqu’à la dernière goutte

De son sang, et jusqu’à la guerre victorieuse

Que claironne notre poing ferme et audacieux

Qui tient le fer terrible de la vengeance ardente,

Quand cependant là-bas crie tireli-hurlant

Le fifre du combat, sabre fier de notre âme.

 

CAROLI (en aparté) : 

Et que fait Caroli ? Il se tait et il parle.

 

KING PRESS :

Tu as bien récité, ma fille la plus chère

Ta pilosité rose, chauffée de nobles feux

Celle d’une tendre vierge, s’est empourprée,

Que t’échoient religion, l’enseignement public.

Vis heureuse.

                      Et toi Gyul’, toi, comte d’Andreas

Ma seconde fille, que j’entende ta parole.

 

GYULINA (comte d’Andreas) : 

As-tu jamais ouï par une nuit lunaire

Gringotter, grisoller en l’air silencieux;

Comme cent alouettes bourdonnant, zonzonnant ?

Sache que tremble ici l’ordre économique

Et l’ordre commercial de l’Europe centrale

Où nous aspirons tous. Et qu’il me soit permis

D’ajouter politique, ce bien tant désiré.

Comment je t’aime, ô roi ? Question prématurée.

Cela doit faire l’objet d’un bilan très sévère,

Et il est hors de doute que dans les circonstances

Dont dépendra le but poursuivi au moment

Où seront nouées les relations commerciales

Autant que politiques, et qu’il me soit permis

D’adjoindre à tout cela la cause économique.

 

KING PRESS :

Ma fille, je t’entends, et je sais que ton cœur

Est noble et attentif, et ferme et chaleureux.

Nous compterons sur toi au moment désiré,

Quand ton temps viendra, que les Affaires étrangères,

Intérieures, de guerre, aussi d’épiphanie

Ou ce que vous voudrez, soient tiennes !

 

CAROLI (en aparté) : 

                                                             Que dit Caroli ?

 

KING PRESS :

Et toi, Vilma, ma fille, fidèle de Vázsony ?

 

VILMA :

Majesté, je ne peux dire autre en ce moment,

Que tu m’as engendrée, et je suis ton enfant.

J’ai été journaliste en Béotie et j’ai

Tenu en homme, solide à tes côtés

La colère soufflante des fières rotatives,

Qui sortirent les feuilles vertigineusement.

Pâque, Noël, dimanche, cela m’était égal

Les tours de cent étages des journaux,

À côté du poids lourd desquels

Le mont Ossa semblait un grain de beauté.

Vous savez bien que j’étais une simple

Ouvrière de votre cause à vous

Et je serai heureuse si l’opportunité se présente

Pour moi de joindre votre fédération.

 

KING PRESS :

  Et que dit Caroli ?

 

CAROLI : 

                                      Je ne me déclare pas.

 

KING PRESS :

Tu n’as pas d’avis, Comte ?

 

CAROLI : 

                                      Le moment n’est pas mûr.

 

KING PRESS :

Même si c’est moi qui te prie et te le demande ?

 

CAROLI : 

À mon avis la presse est chose nécessaire,

Si ne se met pas au service d’intérêts

Et si elle exprime l’opinion publique.

 

KING PRESS :

Que cette opinion, ô prince, soit la tienne,

Mais moi je te renie.

 

NÉPSZAVA[1] :

                                          Réfléchis bien, ô Roi !

 

KING PRESS :

Kent, écoute ! Sois prudent et ne te place pas

À la légère entre les tigres et les fauves.

Je voulais vraiment lui donner un grand pouvoir,

Mais il est refusé. Maintenant, moi je pars.

 

(Le roi et sa suite sortent.)

 

 

LE FOU :

Hé là ! Connais-tu ce poème ?

Si tout se passe pour le mieux,

Qui est en haut, sera le même

Jeté en bas du haut des cieux.

Bonnet de clown, ou face blême,

Le quel sera victorieux ?

 

Ou cette comptine :

 

Une poule sur un mur

Qui concoctait du pain dur

Picoti, picota,

Lève la queue et puis s’en va.

 

On raconte que cette année le peuple a besoin de beaucoup de carottes blanches, et que l’on fabrique même le papier avec des chiffons. Hé, l’ami, où cours-tu ? Ramasse plutôt tous ces chiffons, pour avoir sur quoi poser ta tête.

 

(Il court pour rattraper le roi.)

 

CAROLI (aux sœurs) : 

Dieu permette que vos actes et vos paroles

S’accordent.

 

VILMA (orgueilleusement) :

                  Nous savons ce que nous lui devons,

Ce n’est pas de toi que vous désirons l’apprendre.

 

CAROLI : 

Ne pas promettre, agir, est une action plus belle.

Le renard enrage et le chien hurle à la lune.

 

(Exeunt.)

 

 

SCÈNE II.

 

Devant le palais du premier ministre. Tempête.

 

King Press s’approche à la hâte, il veut entrer.

 

LE GARDE : 

Où allez-vous ? Holà !

 

KING PRESS :

                                      Je vais parmi mes filles

Je parlerais avec ou bien l’une ou bien l’autre,

Mon coursier a été renvoyé du château.

Ah ! C’est monstrueux de penser que cet article

N’est pas publiable, comment est-ce possible ?

 

LE GARDE : 

On ne peut pas accéder à Sa Majesté.

 

KING PRESS :

Un père ne peut pas parler à son enfant ?

Alors, que les étoiles de la voûte céleste

Tombent ! Que choient des censeurs, des romans allemands

De ta triste figure !

 

LE PREMIER MINISTRE (arrive avec une suite nombreuse) :

                                En ce qui me concerne,

Je céderais ma place bien volontiers, vraiment.

 

KING PRESS (se plante face à lui) :

Je suis venu vers toi , mon enfant très chéri.

 

LE PREMIER MINISTRE (regarde sa montre) :

Après la fermeture ? Les onze heures ont sonné

À notre vieille cloche, ceci depuis longtemps,

Mon ordre l’interdit, il est strict, sans appel.

 

KING PRESS :

J’ai poussé au combat…

 

LE PREMIER MINISTRE :

                                      Remerciements, c’est beau.

KING PRESS :

Par là je t’ai mis sur un pavois élevé.

 

LE PREMIER MINISTRE :

Il n’était que temps car du combat, l’héroïsme

Ne peut qualifier l’infraction à la loi.

Les droits nécessitent un esprit pur et mûr.

Si tu te contentes de dix pages par jour,

Je veux bien concéder, et je t’y autorise

À porter tes louanges pour moi et mes amis.

 

KING PRESS :

Dix pages ? Où mettrai-je alors mes reportages ?

Mes courageux articles ? Et tant de chers poèmes ?

 

LE PREMIER MINISTRE :

C’est ton affaire, car l’ordre doit être maintenu,

Place-toi dans la queue.

 

(Il part avec sa suite.)

 

LE PROCUREUR :

                                      Vous semez la pagaille ?

Prenez garde, tant que je suis de bonne humeur.

 

KING PRESS :

Je vous invoque, dieux terrestres,

À la malédiction de feu,

Vous, sanglantes ombres sylvestres,

Secourez-moi, en ce lieu !

J’ai d’autres filles en cette place,

Elles ne m’abandonnent pas !

 

(Il s’éloigne en courant.)

 

LE FOU :

Dans la faim, ne sois pas vorace,

Le boisseau aussi flamboie là.

Et sinon, je perds la face.

 

(Exeunt.)

 

 

SCÈNE III.

 

Un mois plus tard au même endroit. Orage, tonnerre.

 

King Press s’approche à grands pas, il veut entrer.

 

LE GARDE : 

Holà ! On n’accède pas à sa Majesté !

 

LE PREMIER MINISTRE (arrive avec une suite imposante) :

En ce qui me concerne, je pense qu’il faudrait

De la sévérité, car cela conviendrait…

 

KING PRESS :

Mon autre fille, douce, ô ma belle colombe,

À ton vieux père chenu le sacripant parla

Avec brute fureur – aide-moi ou je meurs,

Donne à boire, à manger, donne de quoi écrire !

 

LE PREMIER MINISTRE :

Qu’a-t-il dit ?

 

KING PRESS :

                          Dix pages si je le louangeais !

 

LE PREMIER MINISTRE :

La conception de notre ex-premier ministre,

Mon respecté collègue et aussi mon ami,

Mérite réflexion et devra encore faire

L’objet de concertations, c’est hors de doute,

Sur certains points.

 

KING PRESS :

                               J’ai faim !

 

LE PREMIER MINISTRE :

                                                 Il faut y remédier,

Oui, très certainement, au moment opportun.

Si la commission…

 

KING PRESS :

                          Ah ! Donnez-moi à boire !

 

LE PREMIER MINISTRE :

Nous ne manquerons pas de l’inscrire au programme,

Mais pour le moment ce serait prématuré

D’envisager une nouvelle combinaison,

Tu dois te contenter de huit pages.

 

KING PRESS :

                                                             Ô, Ciel !

Je péris…

 

LE PREMIER MINISTRE :

              On ne peut pas publier cela,

Et si j’entends encore un semblable propos,

Alors j’interdis tout. Vous pouvez disposer.

 

(Il sort avec sa suite.)

Éclairs et tonnerre.

 

KING PRESS :

Où êtes-vous, démons à faire grincer les dents ?

Chutez, nuées sanglantes… Hé, Fou, le perds la tête !

 

(Il sort.)

 

LE FOU :

Oh, nous vivons des temps illustres, ça c’est sûr !

 

(Exeunt.)

 

SCÈNE IV.

 

Terrible orage place de l’Octogone. Obscurité complète.

 

KING PRESS :

Souffle, vent ! Tombe, averse ! Nuages, tournez-vous !

Que mes pauvres vieux yeux versent à flot leurs eaux.

 

THOMAS LE VAGABOND (chante sous un lampadaire éteint) :

Pauvre Thomas a froid !

 

KING PRESS :

                                      Ah toi aussi peut-être

As eu des candidats ?

(vers le Fou)

                                      Qui est ce malheureux ?

 

LE FOU (dédaigneux) :

Laisse tomber ! Il a bu du café de guerre !

 

L’ÉLECTEUR :

Flibbertigibbet[2] a volé

Le petit pain de mon café

Avec  la crème et le charbon

Dans ma cave. Aïe ! Pauvre Thomas

Souffre du froid ! Souffre du froid !

 

KING PRESS :

Ô Dieux !

 

LE FOU :

              Viens, mon bon roi.

 

KING PRESS :

                                                 Où ?

 

LE FOU :

                                                             Je te guiderai…

(en aparté)                   

Sort terrible ! C’est au théâtre qu’il devra

Passer sa soirée là, comme un fauve traqué.

Lui qui jadis était pouvoir, puissance et roi

 

L’ÉLECTEUR :

Pauvre Thomas a froid !

 

KING PRESS (comme écervelé) :

                                      Je te comprends… Partons !

Qui est meilleur auteur ? Est-ce Job ou Daniel[3] ?

 

(Exeunt.)

 

SCÈNE V.

 

Bureau de travail de Caroli

 

LE GARDE : 

Comtesse, nous l’avons trouvé, étendu là

À même la terre. Ici l’avons porté.

 

CAROLI : 

Allongez-le, donnez-lui du papier journal

Et quelques cuillerées de consolation.

Et nous, hâtons-nous, tant que notre voie est libre,

Le renard se cache, le fauve se tapit.

 

SCÈNE VI.

 

À la rédaction d’un quotidien

 

LE RÉDACTEUR EN CHEF (à trois journalistes) : 

Alors, vous connaissez bien les règles ?

 

LE PREMIER ASSASSIN : 

                                                             Monsieur !

Pour notre part, tout va pour le mieux, moi je lui

Consacre l’édito.

 

LE DEUXIÈME ASSASSIN : 

                          Et moi ? Je l’assassine.

Quousque, Catilina ?

 

LE TROISIÈME ASSASSIN :

                                      Je le dis apatride.

 

LE RÉDACTEUR EN CHEF : 

Alors dépêchez-vous !

(Les assassins partent.)

                                      Ah, malheur ! Comte fier !

Que tout périsse ici. De la banque nulle question,

C’est du front que provient une unique réponse.

 

Exit

 

SCÈNE VII.

 

Espace libre dans l’hémicycle

 

LE CHEF COMTE : 

Moi, honorable Chambre, ouvertement déclare

Catégoriquement, que dans le seul cas où,

Et selon quoi, j’affirme que ma proposition

N’a cure d’amendement, selon quoi on doit vite

Y mettre un point final, et c’est inacceptable.

Car selon moi

(Grand chahut.)

                          Votons !

 

GYULINA (comte Andreas) : 

                                      Alors c’en est fini,

Ma vie est à son terme et je dois disparaître.

(Il se laisse tomber sur son sabre.)

 

LE CHEF COMTE (en aparté) : 

Mon but est donc atteint. C’est lui seul, aucun autre.

 

LPRÉSIDENT (agite une feuille de papier) : 

Nous avons fait la paix ! La Chambre est donc dissoute !

 

LE CHEF COMTE (en aparté) : 

Le meurtre a réussi !

(À haute voix.)

                                      En conséquence donc

À mon dernier instant, la nuit volumineuse

De Hadès me m’appelle – Ma dernière parole

sera : compte tenu…

(Il meurt.)

Saquebutes. Bokányi[4] entre à la tête de ses troupes.

 

BOKÁNYI : 

Recouvrez d’un linceul sombre

Ce triste spectacle – et nous,

Modestement à son ombre

Célébrons dignement tous

À notre banquet funèbre

Ces temps remarquables, fous.

Cette triste histoire funèbre

Je vais la dire à Moscou.

 

(Exeunt.)

Rideau.

 

Suite du recueil

 



[1] À l’époque, journal des mouvements ouvriers.

[2] Mot anglais : tête de linotte.

[3] Dániel Jób (1880-1955). Auteur dramatique, directeur de théâtre.

[4] Dezső Bokányi (1871-1940). Journaliste d’extrême gauche.