Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

 

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SCHNITZLER

 

La ronde

 

 

Actuellement la fièvre Schnitzler sévit par toute la ville. Chacun est ravi de la blague : la fille de joie aime le soldat, le soldat aime la bonne, la bonne aime le jeune maître, le jeune maître aime la jeune dame, la jeune dame aime son mari, le mari aime la petite chérie, la petite chérie aime le poète, le poète aime l’actrice, l’actrice aime le comte, et le comte, lui, aime la fille de joie – la boucle est bouclée.

J’ai lu dans le programme de la « Nouvelle Revue » que la littérature n’est une chose vraie que si son monde avance parallèlement au progrès scientifique et économique, et si elle ne se présente pas comme une entêtée, en disant : « je suis la littérature, je suis ce que je suis », en se vantant, parce que c’est franchement antipathique quand quelqu’un ne se mouche pas du coude – parce que, disons les choses comme elles sont, la littérature doit être au service de l’humanité. Ce n’était pas écrit comme ça mais plus joliment, mais ça voulait dire ça, parce que c’était écrit par Monsieur le rédacteur, or il sait écrire, cet homme-là, c’est ce que je me dis chaque fois. Comme s’il les lisait dans un livre, les mots coulent de lui à flots, il n’a même pas besoin de gomme – une deux, une deux, un mot ici, un mot là – encore une épithète sous votre nez, un substantif derrière votre oreille – gribouille, fripouille – et c’est déjà là sur la feuille, c’est donc la vérité, mais c’est si bien trouvé que ça parle presque de soi-même.

Donc, la pièce « La Ronde » de Schnitzler ne peut pas paraître telle quelle dans notre modeste revue. Parce que, n’est-ce pas, de ce que le comte aime de nouveau la fille perdue, l’humanité ne tire aucun bénéfice. La fille perdue, elle peut-être, mais pas beaucoup.

J’ai donc bien voulu retravailler l’excellent texte de Schnitzler avec l’aide de deux collaborateurs, Messieurs Darwin et Lamarck, de façon à en tirer une vue globale, claire et logique, sur l’évolution nécessaire de la vie amoureuse de l’humanité en tant que telle, et sur le résultat en tant que tel. Dans cette adaptation nous allons découvrir quel rôle important, je dirais même de premier plan, joue « l’amour » dans les ménages de la nature, et ici j’entends sous le nom collectif « amour » un ensemble d’agissements développés ou subis, ainsi que le bénéfice que l’humanité peut en tirer.

J’esquisse ici le déroulement de cette adaptation :

 

PREMIÈRE SCÈNE

Au tréfonds de la fange. Ameublement simple.

Quelques algues. Une bactérie ben nourrie est assise sur une algue.

 

LBACTÉRIE Maman, je me sens très seule. Et je suis sur un palier si bas de l’évolution que, ne possédant pas encore un système cérébral, je ne peux même pas m’occuper de mes pensées, comme l’explique très justement Bölsche[1]. (Un animal se reproduisant par ovulation, un varech, s’approche.) Ah, quel joli varech ! Joli varech, vous reproduisant par ovulation, approchez donc ! (Elle saisit le varech et l’embrasse avec fougue, et pendant ce temps elle se partage en deux parties comme savent faire les bactéries.)

LVARECH : Oh, mon Dieu, l’insolente !

 

Rideau.

 

 

DEUXIÈME SCÈNE

Au bord d’un lac dans la pénombre. Une grenouille. Le varech s’approche.

 

 

LGRENOUILLE MÂLE :  père ! père ! Paix en Europe centrale !

LVARECH (s’approche) : Vous permettez ? (Il s’assoit à côté de la grenouille.)

LGRENOUILLE : Coa coa.

LVARECH (prend la grenouille par l’épaule.)

 

Rideau.

 

 

TROISIÈME SCÈNE

Au pied d’un arbre. Un oiseau peu développé est assis au pied de l’arbre.

 

L’OISEAU : Je m’ennuie. Mon mari est encore aller faire la lecture à la Société Petőfi, il est poète.

LGRENOUILLE : À votre service.

L’OISEAU (se dandine) : Je suis une femme honnête.

 

Rideau.

 

 

QUATRIÈME SCÈNE

Paysage préhistorique.

Le même oiseau et un mammifère à bec

 

L’OISEAU (Il aperçoit le mammifère à bec et se met à rire préhystériquement.)

LMAMMIFÈRE (Il regarde bêtement.)

L’OISEAU : Vous êtes vraiment maladroit. (Il le tape sur le bec.)

 

Rideau.

 

 

CINQUIÈME SCÈNE

 

UN PETIT CHIEN (Il gratte par terre.)

LMAMMIFÈRE Puis-je oser une question ? Vous êtes vivipare, les nourrissez-vous de vos mamelles ? Parce que moi aussi.

LE PETIT CHIEN (baisse les yeux) : Ah, vous aussi ? Alors…

 

Rideau.

 

 

SIXIÈME SCÈNE

 

LE PETIT CHIEN (erre dans une forêt vierge africaine)

UGORILLE (regarde dehors.)

LE PETIT CHIEN : Bée… Singe !

LSINGE : Tu te moques de moi ? Tu vas voir… (Il lui rentre dedans.)

 

Rideau.

 

 

SEPTIÈME SCÈNE

 

L’ÉPOUSE DE L’HOMME SAUVAGE (frotte deux galets.)

LGORILLE (passe par-là.)

L’ÉPOUSE DE L’HOMME SAUVAGE : Ciel, mon mari !

 

Rideau.

 

 

HUITIÈME SCÈNE

 

UVOYAGEUR AFRICAIN : J’ai envie d’une femme.

L’ÉPOUSE DE L’HOMME SAUVAGE (consciente de son genre.)

 

Rideau.

 

 

NEUVIÈME SCÈNE

 

LVOYAGEUR AFRICAIN (au domicile de l’actrice) : Oh, Amanda…

AMANDA : Je veux bien.

 

Rideau.

 

 

DIXIÈME SCÈNE

L’actrice est souffrante.

 

UMÉDECIN : Je la vaccinerai avec la bactérie.

 

Il la vaccine avec la bactérie. Celle que nous connaissons de la première scène.

 

L’actrice meurt.

 

Comme nous pouvons le constater, la boucle est bouclée. Le bénéfice pour l’humanité est évident, car l’actrice est morte et elle ne jouera plus La Dame au Camélia, qu’elle a toujours massacré.

 

Suite du recueil

 



[1] Wilhelm Bölsche (1861-1939). Écrivain et publiciste allemand.