Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "
LETTRES DISCRÈTES
Un collaborateur
de Színházi Élet voulait réaliser une
idée charmante. Il rendait visite une à une aux épouses d’écrivains célèbres,
ou, dans le cas des célibataires, à la dame avec laquelle l’écrivain en
question vivait une relation de confiance. Il les priait de lui prêter une
lettre privée, intime, de leur conjoint célèbre, avec l’intention de rendre
cette collection publique par la suite, au profit et pour l’agrément des
lecteurs.
Je ne comprends
pas pourquoi ce beau projet n’a pas abouti.
Car il n’a pas
abouti.
Ces dames ont
refusé de céder ces lettres, et lorsque le journaliste s’adressait directement
à l’expéditeur, ou disons, aux auteurs de ces lettres en tant que personnes qui
ont le droit de convaincre les destinataires de les prêter, les dames se sont
carrément révoltées et ont protesté contre une telle indiscrétion. C’est
incompréhensible.
Hormis le fait
que la vie privée des habitants du Parnasse appartient à l’histoire de la
littérature, et par conséquent il n’y a aucune raison pour que ne puisse pas
d’abord être publié ce qui tôt ou tard sera étalé au grand public – même du
point de vue de l’écrivain il s’agit là d’un cas de sensiblerie inutile.
Mon Dieu, si par
les temps qui courent on m’interroge sur mes vues politiques, je m’indigne à
juste titre, c’est après tout une affaire privée.
Mais, ma vie
amoureuse ?
C’est un procédé
impardonnable que de priver le lecteur d’un petit amusement, en ces temps si
tristes.
Nous souhaitons
donc lui apporter une compensation.
Si les personnes
concernées ne nous transmettent pas les lettres d’elles-mêmes, nous nous en
emparerons par la force.
Des moyens
existent pour cela, sans nous laisser aller à des actes délictueux. Et
l’imagination, elle sert à quoi ? Elle ouvre le tiroir même le plus
secret, et elle lit les yeux fermés le contenu de l’enveloppe fermée.
Ci-dessous vous
trouverez quelques lettres auxquelles nous avons eu accès avec ce
passe-partout. Des lettres intimes d’écrivains. Par tact nous n’écrivons pas
leurs noms, de toute façon ils sont rares au bas de telles lettres.
Le lecteur
devinera aisément lequel de ses favoris en est l’auteur, ou auquel de ses
favoris elle est adressée – que cela soit dévoilé par la lettre elle-même.
I.
Toi, petite
méchante, mon péché mignon, mon pur linge sale, toi mon petit diablotin céleste
et mon ange diabolique, mon cintre d’accrochage, toi bandit, crapule, peste,
répugnante voleuse de manteaux, déprédateur, ma déprédatrice, ma chérie, tu ne
me quittes pas, n’est-ce pas, allez, va, va-t’en, allez-vous-en, pourquoi ne
restez-vous pas ? Je te hais. Tu m’aimes ? Tu me hais ?
Hais-moi ! Que j’incarne le péché pour toi, que je sois la bonté pour toi,
que je sois tout au plus le bouton sur le manteau pour toi, et que tu sois mon
sanglot et ma colère et mon raclement de gorge pendant que je me rase, et que
tu sois mon soupir exhalé dans la cuvette du lavabo et mon ricanement ironique,
le matin : veuillez
vous lever, il est déjà dix
heures Monsieur le rédacteur, et je ne pleure pas et je ris, seulement une
poutre m’est tombée dans l’œil.
J’ai bien
l’honneur, Feri.
II.
Madame,
J’ai bien reçu
votre précieuse lettre datée du 26 courant, dans laquelle vous me comparez à un
sapin gigantesque qui brave la tempête des forêts teutoniques, en tant
qu’écrivain et en tant qu’homme, m’offrant votre main et votre amour. Compte
tenu de mes occupations sociales et littéraires qui absorbent tout mon temps
cette semaine, je ne pourrai revenir valablement sur votre offre très
alléchante que dans le courant de la
semaine prochaine, quand mon mandataire vous informera à tous égards.
Avec un infini
respect, Ferenc.
III.
Apex de ma courbe
amoureuse,
Cet exceptionnel
être d’honneur qui hier soir émanait de vous comme un léger parfum de culture
d’une dégénérescence raffinée, lorsque, avant de franchir votre petite porte vous
avez tourné sur moi votre regard, m’incite à vous hisser au sommet spirituel
surmonté par combien de notions chargées de passion de ma sexualité quelque peu
transcendée. Ce serait toutefois une ineptie de s’imaginer que je serais
chagriné dans la mesure où cela n’aboutirait pas. À bas les chagrins qui
vieillissent.
Zoltán.
IV.
Eh, Blanchette,
On fait quoi
aujourd’hui ?
Zsiga.
V.
Princesse,
Mélanie,
et tout, tout, dans
l’espace, avec la frénésie des grosses masses, permettez-moi de vous appeler
Mélanie, et pourquoi pas ? Ou comment savoir ! Pour la seule raison
qu’elle aussi s’appelait Mélanie (selon le docteur Shakespeare, que
j’appellerais plutôt Ödön) autrefois à Paris, à mon
âge de vingt-deux ans, entre les dards impressionnants de ma beauté flamboyante !
(Les dards suprêmes !) Oh que ma beauté a été admirable, Mélanie, j’étais
beau comme un Adonis, ô ciel, et quels fumets célestes dans les collines
accumulées de radis, d’huîtres et de saucissons ! Dormez, Mélanie, dormez.
Dezső.
VI.
Fillette,
Ce n’est pas une
lettre, ne vous l’imaginez pas, ce n’est pas écrit, ne la lisez pas. Ne
l’écoutez même pas. Ce n’est qu’un petit soupir, une latence, comme un
frémissement inévitable de la feuille en automne, une feuille de ce grand et
sérieux châtaignier mondain, quand sans me demander la permission elle prend sa
liberté.
Ceci n’existe
même pas. Moi je n’ai pas écrit ceci. Je n’existe même pas. Pardon.
Ernő.
VII.
Mon petit, bien
sûr que je t’adore, mais je dois terminer, car je suis à la bourre, le coursier
de Színházi Élet attend le manuscrit.
Frici.