Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "
Edmond rostand, le brillant
Cyrano de
Faust
Des
bruits courent selon lesquels Rostand a un peu retravaillé le Faust de
Goethe. Il le divise en cinq actes, avec des sous-titres et les décors
adéquats. Il a mis les bonnes feuilles à ma disposition,
notamment le début du premier acte et la fin du dernier.
EXTRAIT DU PREMIER
ACTE
Ding, deng, dong ! Les cloches de Pâques !
Dans la bibliothèque de Faust. Des
disciples fourmillent et s’activent. Ils portent des livres, ils lisent,
ils écrivent. Des employés de bibliothèque montent et
descendent des échelles. Des petits chiens traversent parfois la
scène, en tant qu’éléments d’animation. Des
rayons de soleil filtrent puissamment, plus tard des nuages apparaissent,
pénombre. Sur le devant une énorme table, chargée de
livres, de cornues, d’alchimie, de physique, de botanique,
d’ethnographie. Les feuilles crissent. Les livres craquent. Toutes ces
lettres fourmillent bruyamment. Tant mieux pour la science. Bouillonnement.
PREMIER DISCIPLE (saute
soudain d’une échelle, un livre à la main) :
Je te tiens, Platon !
DEUXIÈME DISCIPLE (lève
le regard) :
Tu en es farci ?
TROISIÈME DISCIPLE (les deux
bras chargés de livres) :
Moi, c’est de Virgile !
QUATRIÈME DISCIPLE (la bouche pleine,
d’une voix pleurnicharde) :
Moi de Medicis.
UN JEUNE HOMME (donne un coup de coude à son voisin
lecteur) :
Lire ici, c’est chouette, mon vieux
chenapan !
Pauvre que tu es !
UN VIEUX MONSIEUR (plaisantin,
il déforme le mot) :
Pauvre sacripant !
LE JEUNE HOMME (poursuit) :
Le célèbre Faust,
sacré nom, un puits
De savoir, tu sais, véritable
Hercules,
Les pages de son livre, tu feuillette, et
puis
Tes doigts ont tourné tout ce
fascicule,
Alors il te donne à lire un cahier
De vieille physique, que je
l’engloutisse.
(Il
se met à déchiffrer un vieux parchemin.)
Rentre-moi en tête, vieux
« Germanicus ! » (Il bûche)
UN MONSIEUR RENFROGNÉ :
Qui serait ce Faust ?
PREMIER DISCIPLE (d’une
voix professorale) :
Écoutez,
jocrisse,
Ne pas le connaître ?
Ô, vulgum pecus :
Charmes, livres, échelle,
petite cornue,
Lois de la physique. (Il désigne un livre.) C’est
beau, vous voyez ?
Parchemins reliés, plantes
inconnues,
Graine, insecte, tout, ce joli
dossier,
Oui, tout est de lui, cette grande botte…
(Il les montre.)
Des lettres, cent mille rangées
là-dedans !
Tout lui appartient, aussi cette
hotte,
Tables et fenêtres,
étagères, bancs.
UN BIBLIOTHÉCAIRE (apporte
un livre de l’autre pièce, à haute voix) :
Spinoza !
PREMIER DISCIPLE (poursuit) :
Alors,
vous aimez Socrate ?
Eschyle et Artos
sont chez eux ici,
De l’esprit ce sont les
aristocrates
Pythagore aussi,
théorème compris
Ovide…
DEUXIÈME DISCIPLE (sort un
livre de dessous la table) :
Tractatus !
UN MONSIEUR COURTAUD (avec
une prononciation villageoise) :
Celui-là
ne cesse
De parler ici, où
d’autres aimeraient
Lire…
PREMIER GARÇON (explique
à son voisin, un dictionnaire ouvert devant lui) :
« Drunkenness » en français
« Ivresse ».
PREMIER DISCIPLE :
Cicéron !
DEUXIÈME DISCIPLE :
César !
PREMIER GARÇON (lit) :
Descartes !
DEUXIÈME GARÇON :
C’est
parfait !
LE BIBLIOTHÉCAIRE (administre
une pichenette sur la tête du vieux monsieur) :
Cessez de bûcher,
canaille !
WAGNER (poursuit une conversation antérieure) :
Il est triste ?
LE DISCIPLE :
Oui, Maître, pourtant vous savez
très bien
Qu’il n’est pas vantard,
mais c’est un puriste
Ces jours derniers, vous ne remarquiez
rien ?
Il déambule, il se tait, il
regarde,
N’ouvre même plus la porte
sur nous,
En bibliothèque, c’est
là qu’il s’attarde
Puis il reste au lit, inerte,
l’œil fou
L’APPARITEUR (à
la porte) :
Qui dois-je annoncer ?
UNE VOIX DE L’EXTÉRIEUR :
Faust.
LA FIN DU DERNIER
ACTE
Le non-voyant
Faust et Méphisto sont assis ensemble
à la terrasse de la prison. C’est l’automne. La
lumière argentée frissonnante de la lune se déverse par la
fenêtre. Une feuille tombe d’un arbre. Des marquis, des princes,
gardes du corps. Musique douce.
FAUST :
… Malheur ! Et
l’enfant ? Est-il survivant ?
MÉPHISTO :
Nous allons le voir.
LE GARDIEN DE PRISON(dans
sa barbe, pendant qu’une feuille tombe) :
Tiens,
mais c’est… la feuille…
Ils
se taisent tous, angoissés. Longue pause. La porte s’ouvre
lentement, silencieusement. François, l’enfant de Marguerite,
mort, né une demi-heure plus tôt, descend lentement les marches.,
Il avance les yeux fermés, avec au cou des taches bleu pâle
d’étranglement. Il resserre frileusement ses couches. Personne
n’arrive à ouvrir la bouche. François prend place dans une
chaise de porcelaine préparée pour lui. Il est blême
cadavérique.
FAUST :
Je dois le voir ainsi, mort-vivant ?
MÉPHISTO (sombrement) :
Marguerite l’a
étranglé, l’endeuille.
FRANÇOIS (d’une voix mourante, à peine
perceptible, mais clairement) :
Découvrir le monde, son royaume
clair,
Le Soleil qui nous abreuve de
lumière,
La vie, c’est cela, j’aspirai
de l’air
Là-bas un instant, mais douleur
amère…
Oh, la vie pour moi ? Désormais
la mort,
Grand doute et effroi… Pénombre…
(Musique douce, sonnerie de
cloches. Très doucement) :
Et
rêve…
FAUST (sanglote) :
Oh, mon cher enfant !
FRANÇOIS (le repousse) :
Ah, te voir
encor,
Soleil rougeoyant ! Trop tard,
vie trop brève.
Ni vous, prairies bleues, Lune sur
l’Océan,
Ne m’a pas couvert de sa chaude
tristesse.
J’ai perdu la vie, le bonheur
ardent.
Je n’ai rien vu, rien…
LE MÉDECIN(lui administre des gouttes d’une fiole
dans la bouche, il dit doucement) :
Le
cas m’intéresse…
FRANÇOIS :
Mais ne pleurez pas…
Tous pleurent bruyamment. Au fond
on allume des bougies. La nuit tombe. Une chouette ulule. On entend à
peine la voix de François. Lumière rouge.
La
patrie plus belle où je me retire
Où ni femmes savantes, ni vils
galants,
Mais la lune y brille, là mon
cœur attire
Le rêve, fleur de mort…
(Il poursuit sur le même ton, encore une demi-heure.)
…La
fin, cependant.
Mes yeux fermés, heureux, je
les referme,
Mes yeux fermés n’ont
rien vu…
LE MARQUIS (au fond, de
derrière un arbre) :
Oh,
malheur !
FRANÇOIS (s’étranglant) :
Deux mains
m’étranglèrent, deux mains pachydermes.
Pour me consoler…
LE MÉDECIN ET MÉPHISTO (le
soutiennent) :
François… !
FRANÇOIS :
Dans
la peur,
Me consolera de manquer le monde,
Dans le giron noir, du cercueil
profond,
Palais et masures, oiseaux, fleurs et
onde,
Amoureux heureux, hommes des
bas-fonds,
C’est ne plus la voir,…
(Il est incapable de continuer, il s’écroule.)
FAUST (se penche au-dessus de lui) :
Quoi ? Quoi ?
FRANÇOIS (se redresse mort ; à peine
audible) :
Cette
pièce.
(Rideau)