Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
ANTIPHARMACIE
Ordonnance, contre l’infélicité
bilatérale : trois doses, à raison de trois
cuillerées à soupe par jour ! Usage interne ! Avant la prise bien secouer de leur torpeur la
conscience des classes moyennes hongroises. Prescription : Ernő Pép[1].
Première dose
(Lieu : café d’une petite
ville de province, avec prairies attenantes, chemins vicinaux et environs,
à vol d’oiseau en ligne droite.)
LE LOCATAIRE (d’un coin.) : Car moi je
vous dis, Messieurs : mais si, mais si. (Il prend à carreau.)
LE VÉTÉRINAIRE (de l’autre coin) : Oui, si cela était possible,
je vous dis que tout irait très différemment. Mais la chose a
commencé par…
L’INGÉNIEUR MÉCANICIEN (du troisième coin) : …et lui qui dit : alors
donnez-moi un ticket d’une section ! Ha, ha, ha ! Un ticket
pour une section ! Ho, ho, ho ! (Gros rire.)
LE CHEF DU CANTON (du quatrième coin) : Je vous
explique d’où ça venait. Ça venait… (Il poursuit.)
LE PETIT PROPRIÉTAIRE (au milieu) : Je vous raconte une bonne blague,
écoutez, Monsieur le forestier chef. Alors, comment c’était
déjà… L’homme de mon histoire…
L’ESTAFETTE (au bout du chemin) : Passe. (Il coupe avec un cinq.)
LE MERLE NOIR (en l’air) : Cui, cui, cui.
LE BISTROTIER (depuis la cave) : Máté !
Máté ! Dépêchez-vous
d’apporter cette pipette coloquinte, parce que tout le jus de
l’univers s’écoule ici… (Il bouche la bonde avec son pouce.)
LE SERMONNEUR (au grenier) : Que l’air est bon dehors ! (Il passe sa tête par le trou
d’aération.)
LE PERMANENCIER (à côté de la calandre) : Ce
vélo demande d’être réparé. (Il l’examine.)
L’HERBE (dans la cour) : Ch.. ch…
(on l’entend pousser.)
L’ARBRE : Tetetete… (Il
suinte.)
L’AIDE PRÉPARATEUR (court vers l’herbe) : Votre
humble serviteur… J’ai bien l’honneur…
L’HERBE (furieuse.) : Ne voyez-vous pas que je pousse ?
Pourquoi me dérangez-vous ?
L’AIDE PRÉPARATEUR (court
à l’arbre) Bonjour, Monsieur Kovács… J’ai
bien l’honneur…
L’ARBRE (le rabroue) : Dites-moi, jeune homme, c’est par
où la sortie ?
UN PARENT COLLATÉRAL (au-dessus de la chaudière) : Sapristi !
On devrait coudre ça dans l’huile ! (Il visse.)
LE CHEF D’ORCHESTRE (au-dessus du Tunnel du Simplon.) : Oh,
j’ai failli oublier de réceptionner les guêtres ! (Il saute dans l’avion.)
LA VRILLETTE (dans la poutre porteuse) : Qu’est-ce
qui m’a amenée ici, au centre de l’action ?
LE PUBLIC (dans la salle) Moi, on m’a dit que
ça commencerait à six heures et demie et il est sept heures et quart.
LE RIDEAU : J’arrive, j’arrive, Monsieur le
Rédacteur ! (Il tombe.)
Deuxième dose
(Lieu : Une fiole de céruse.)
LE PRÉPARATEUR (frappe à la porte.)
LA FEMME DU PHARMACIEN : Entrez.
LE PRÉPARATEUR (entre.) Pardonnez-moi, on m’a
envoyé ici, on m’a dit qu’ici on pouvait terminer.
LA FEMME DU PHARMACIEN : Terminer quoi ?
LE PRÉPARATEUR : Terminer le b… b…
b…
LA FEMME DU PHARMACIEN : Dites quoi,
enfin ! Nous sommes seuls, on peut terminer ici, il y a tout ce
qu’il faut pour, le temps et la place.
LE PRÉPARATEUR : Alors
je m’y mets. Attendez un peu. B… B… B… Bo…
Bo… Bo…
LA FEMME DU PHARMACIEN (le presse) : Allez, allez, accouchez !
LE PRÉPARATEUR : Bo…
Bo… Bo…
LA FEMME DU PHARMACIEN : Attendez, je vais vous
aider. Recommencez.
LE PRÉPARATEUR : Oui,
je l’achèverai cette fois, je l’exprimerai, je
l’expirerai, je le soupirerai, je le plastiterai,
je le conflisterai, je le garbiturerai,
je le pourturiterai, mon Dieu, chtnm,
chtnm, chchch… Si je
fais chchch… ça sortira
peut-être…, ou si je fais tchrrrr…
ou si je fais prrtt ! prrttt !
alors peut-être il sorbrira, il sorbritera, il s’artritera…
parce que je ne sais pas, quand je veux le dire, chaque fois je sens
qu’il faudrait faire bloty, bloty !
(Il joue du violon.)
LA FEMME DU PHARMACIEN : Allez, essayez, je vous
aiderai ! Bo… Bo… Bo…
LE PRÉPARATEUR : Bonh… bonh… bonh…
LA FEMME DU PHARMACIEN (se réjouit) : Vous voyez ! Bonhe… bonhe…
Ça va marcher !
LE PRÉPARATEUR : Attendez…
Ouvrez le piano, je m’assois dessus, ça facilitera
peut-être… (Il grimpe sur le
tuyau d’orgue, il souffle dedans.) Bo… bo…
(Il descend.) Ce n’est pas
bien. Éteignez la Lune, ça facilitera peut-être… (Elle l’éteint.) Bonh… bonh…
beuh… beuh bunh bunh…
Je ne sais pas… Attendez, j’essaye autrement… (Il brandit son revolver, il tire en
l’air.) Brr… brr…
LA FEMME DU PHARMACIEN : Bheu…
bheu…
LE PRÉPARATEUR (pudiquement) : Bhe… bhe… bhe…
LA FEMME DU PHARMACIEN (brusquement) : Bonheur !
LE PRÉPARATEUR (se redresse, pâle) : Comment
osez-vous prononcer tout à coup un mot aussi vulgaire, en ma
présence, en public ! Je suis un poète honnête !
Tout est fini entre nous !
LA FEMME DU PHARMACIEN (part.)
LE PRÉPARATEUR (se jette sur le violoncelle) : La
vie… la vie… v… v… v…
LE PUBLIC : Il
est huit heures et demie… Quand est-ce qu’ils vont enfin commencer ?
(Rideau)
Troisième dose
(Lieu : un grenier,
aménagé avec un luxe inouï.)
LE PRÉPARATEUR (est assis devant une bavette aux
échalotes, avec cornichons, ses larmes coulent dans le plat, il mange en
chantant.) : Quel oiseau… Quel oiseau…
LA MUSIQUE DES SPHÈRES (Doucement) : Pauvre…,
pauvre préparateur…
LE PRÉPARATEUR (Se lève. Regarde devant lui.
D’une voix sourde.) : J’ai si bien
mangé ! Comme une maison. (Il
soupire profondément.) La vie… la vie… v… v…
v… Bavette aux échalotes… b… b…
LA MUSIQUE DES SPHÈRES
Il a bien mangé. Dégoûtant. Dégoûtant.
PANNI (Pétulante jouvencelle, surgit) : Me
voici, jeune Monsieur.
LE PRÉPARATEUR (murmure) : La vie, la
vie ! (Tout en regardant devant lui,
il étreint Panni.)
PANNI : Aïe… Vous me brisez
les os… Attendez au moins que…
LE PRÉPARATEUR (Ne répond rien, il sanglote.)
(Obscurité
totale. Pause.)
LE CHŒUR CÉLESTE (En sanglotant) : Pauvre…, pauvre
préparateur… Horrible… horrible…
LA MUSIQUE DES SPHÈRES : C’est
horrible qu’il n’y ait pas de bonheur sur la Terre, il conviendrait
d’y remédier.
LE CHŒUR CÉLESTE : Eh oui, eh oui. Pour zûr, pour zûr. Bon,
salut, je vais me coucher.
LA MUSIQUE DES SPHÈRES : Moi aussi. Bonne nuit.
LE PUBLIC : Apparemment
ils vont commencer. J’ai bien fait d’attendre.
(Rideau)