Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

 

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JACQUES DEVAL

 

L’archiduc camarade comte Tovaritch

ou

Déménager la chèvre et le chou

 

Conte de fées diplomatique au Théâtre de la Gaîté

 

 

PREMIER ACTE

 

 

L’ARCHIDUC CHOUGRAS (émigré russe et trapéziste de la pièce « Homme en or » de Mór Jókai ; se délasse et fait des réussites sur son sofa. Il parle d’une voix nasale.) : Mamoukovna !

L’ARCHIDUCHESSE (surgit du roman pour la jeunesse de Hoffman intitulé « Récompense d’une âme noble », elle claque la porte derrière elle) : Qu’y a-t-il, Papinskovitch Tatoukov ?

L’ARCHIDUC : Cela fait deux jours que je n’ai pas avalé le moindre crabe mayonnaise.

L’ARCHIDUCHESSE : Tu ignores peut-être que nous sommes en train d’épuiser nos derniers centimes. La semaine dernière j’ai changé deux larves, et il m’en reste à peine quelques menues pièces.

L’ARCHIDUC (se porte la main au cœur) : Encore une larve, celle qui ronge mon cœur pour notre patrie russe, deux plus une, ça t’en fera trois, ça te permettra d’acheter du pain, mais veille à ce qu’il soit bien amer comme il se doit dans le malheur.

L’ARCHIDUCHESSE (part.)

L’ARCHIDUC (reste seul, il fredonne) : 

                                   Pedibus j’émi, j’émi, j’émigre,

                                   Les filles me courent pourtant après

                                   Ma mignonne, tralalalalère.

LE PDG ET SULTAN ADJOINT DE LA BANQUE NATIONALE FRANCE (passe la tête derrière le sommet du dôme de la cheminée Louis XXX) : Bien le bonjour, Sommité Immense, ça boume, ça boume ?

L’ARCHIDUC : En effet, je gère, je gère comme le pauvre Bertok sur la rive de l’Ienisseï : en aristocrate démuni.

LE PDG DE LA BANQUE : Oh là, oh là, oh lala… Cela me fait penser : pourquoi ne touchez-vous pas dans ma banque le trésor de trois cents billions de roubles diamant et quatre centimes déposés à votre nom ? Je suis passé par là l’autre jour, j’ai même dit à cet argent : tiens, tu es encore là ? Ton propriétaire n’est toujours pas venu te chercher ?

L’ARCHIDUC (avec dignité) : Vous ignorez que c’est le Tsar lui-même qui m’a confié cette cagnotte avant de tomber, il m’a même dit : tiens, Nicolaï, j’ai mes deux mains trop chargées, voudrais-tu poser ces trucs sur la crédence ? Vous n’imaginez tout de même pas que j’y toucherais, on me taperait sur les doigts. (Il pleurniche.)

LE PDG DE LA BANQUE : Mais Sa Majesté le Tsar dans sa grande clémence a déjà eu la bonté de trépasser.

L’ARCHIDUC (s’entête, comme qui veut cueillir des fleurs à toutes branches) : Peu importe. Nous sommes sept, Monsieur, sept. Tous mes efforts sont vains, la vierge gardera sa foi.

LE PDG DE LA BANQUE (désespéré) : Mais quelles mesures comptez-vous prendre pour ne pas mourir de faim ?

L’ARCHIDUC : J’ai un double mètre. (Il mime qu’ils préféreront aller faire les domestiques, lui et sa femme ; justement, elle entre.) Pas vrai, Mamuchka ?

L’ARCHIDUCHESSE : Je te répondrai en deux secondes, mais je dois d’abord donner des ordres pour le dîner. (Ella a apporté le dîner dans un balluchon, mais elle le sème au peuple par la fenêtre.) Vous rangerez le reste derrière votre oreille !

LE PDG DE LA BANQUE (très ému) : Des grandissimes, ça existe encore en France !

 

Rideau

 

 

 

DEUXIÈME ACTE

 

PREMIER TABLEAU

 

 

LE MARQUIS DE JOURNALOUVRIER (banquier et magnat communiste, mécène de la fabrique de glaces musulmanes biochimiques, à son épouse) : Nous sommes attendus à 8 heures au dîner de l’empereur républicain, et pour un temps j’aurais besoin d’un camérier et d’une camérière.

SON ÉPOUSE (fait la moue) : Un camélidé fera aussi bien l’affaire.

LPÈRE : Tu n’y connais rien, Rozalia. Les voici qui arrivent. (Il embauche comme personnel l’archiduc et l’archiduchesse qui approchent, puis s’en va.)

 

 

DEUXIÈME TABLEAU

 

 

LA FILLE DE JOURNALOUVRIER : Jean, apportez-moi mes chaussures de ski et mes planches.

L’ARCHIDUC (en bon camérier, d’un geste inimitable, se laisse glisser du haut de l’armoire, en toute modestie) : À vos ordres, Mademoiselle.

SA FILLE : Vous skiez si bien que ça ? (Elle est prise d’un coup de foudre.)

JOURNALOUVRIER : Jeannette, j’aimerais jouer aux échecs.

L’ARCHIDUCHESSE (en bonne camérière) : À vos ordres. (Elle le met mat.)

SON FILS : Vous jouez si bien que ça aux échecs ?

L’ARCHIDUCHESSE (modestement) : Je jouais un peu dans le temps sous le pseudonyme d’Alekhine.

SON FILS : Ça alors ! (Il en tombe amoureux.)

 

 

TROISIÈME TABLEAU

 

 

JOURNALOUVRIER (à son épouse) : Je dois donner un dîner en l’honneur de l’ambassadeur soviétique Chévrov. Le voici qui arrive.

CHÈVROV (ambassadeur soviétique) : Amitiés, camarade Journalouvrier ! (Très respectueusement.) Où sont donc vos autres chers invités, les comtes de cartels ?

JOURNALOUVRIER (vexé) : Vous qualifiez ces capitalistes puants de chers invités ! (Vers le comte Cartellini qui entre.) Mon cher Vicomte, permettez-moi de vous saluer bien bas !

LE VICOMTE (aperçoit l’archiduc, il se met au garde-à-vous) : Tiens l’archiduc ! Wie kommt er hier ?

JOURNALOUVRIER : Caménièrement !

(Les invités se mettent à genoux devant l’archiduc et l’archiduchesse.)

CHÈVROV (poliment) : Regardez-moi ça, comment s’aplatissent les capitalistes puants !

JOURNALOUVRIER (vexé) : Comment osez-vous parler de mes chers invités ?

CHÈVROV : Pardon. (Il accepte un verre d’eau de l’archiduchesse.)

(Les invités s’en vont.)

CHÈVROV (à l’archiduchesse) : Vous me rappelez quelqu’un. Ne nous sommes-nous pas embrassés à l’intérieur d’un canon en chute lors du tremblement de terre de Nijni-Novgorod ?

L’ARCHIDUCHESSE (légèrement) : Il me semble aussi. (Elle lui crache à la figure.)

CHÈVROV (ravi) : C’est donc vous, Katioucha ? (Il lui crache aussi à la figure.)

L’ARCHIDUCHESSE : Quelle surprise de nous rencontrer ! Comment allez-vous, Tonton Ödön ? (Elle lui crache à la figure.)

CHÈVROV : Merci, on fait aller. (Il lui crache à la figure.)

 

 

TROISIÈME ACTE

 

 

CHÈVROV (s’essuie la bouche) : Bon, nous avons assez crachoté. Parlons clairement, Ivan Ivanovitch Ivanatchévitch Ivanotchévitchivetchénov. Le soviet a besoin de cet argent à la banque, le soviet a eu beaucoup de dépenses cette année, et le vieux canapé sous la fenêtre  sur la cour intérieure baltique s’est troué.

L’ARCHIDUC (diplomatiquement) : Et quoi encore ? Queue dalle ! (Il claque son ongle sur ses dents.) Vous n’avez pas hésité à voler le tsar et toutes les robes de poupées ! C’est impardonnable ! (Il boude.)

CHÈVROV (soupire) : Ben, alors tant pis… Pourtant ça aurait été bien utile… Vous savez, ce bon vieux perroquet dans l’entrée, c’est encore le grand-père Romanov qui l’avait acheté…

L’ARCHIDUC (ému) : Ah oui, je vois, à droite dans le coin, sur le tapis du Caucase… Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

CHÈVROV (rusé) : On finira par être obligé de le vendre au Juif… Je dois bien dégager l’aspirateur que nous avons déposé l’année dernière chez ma tante, mais maintenant on en a grand besoin car une épaisse couche de poussière recouvre la Crimée…

L’ARCHIDUC (rêveur) : Le vendre au Juif… Ce beau vieux perroquet…

CHÈVROV (chuchote) : Une fois chez le Juif, on ne le reverra plus, parce qu’il s’empressera de le vendre avec un bon bénéfice… Mais si tu nous apportes l’argent pour le garder, il pourrait te revenir un jour, petit père pépère…

L’ARCHIDUC (sanglote) : C’est une grande chance pour toi de m’avoir appelé petit père pépère, Tovaritch ! Les sept billions de roubles de diamants et les quatre centimes sont à toi, profitez-en bien, j’ai un grand cœur. (Il les donne.)

CHÈVROV (ému) : Je n’accepte pas les quatre centimes. (Ils tombent dans les bras l’un de l’autre.)

MUSSOLINI (appelle Hitler) : Alors ?

HITLER (éclate en sanglots) : Ben, je veux bien. (Il étreint le grand rabbin dans ses bras.)

ROOSEVELT (au Japon) : Tu arrives à regarder ça ? Tu ne sens pas que ça pue ?

LE JAPON : Ça me fait japper… Je te salue ! (Ils font la paix).

LA VOIX DU SEIGNEUR de la Tragédie de l’Homme : Alors, morveux ! Vous vous êtes enfin rabibochés !

 

(Il ordonne au Déluge et à la confusion babélienne de se retirer, il chasse l’arc-en-ciel et installe partout un grand soleil et la paix dans le monde.))

 

HACSEK[1] : Mon Sajó !... C’est excellent !... La seule chose qui me chatouille, je n’ai toujours pas compris lequel est bolchevik !

(1934)

 

Suite du recueil

 



[1] Personnages très connus du cabaret budapestois, Hacsek et Sajó qui dialoguent sur des questions d’actualité.