Frigyes Karinthy : "Vous écrivez comme ça "

                                               

 

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La cheminÉe sanglante

 

 

(Nouvelle en huit volumes, récompensée par le prix Péczely[1] d’un montant de 2000 couronnes, écrite par Dezső Koszti-Kosztolányi.)

 

I.

 

Kázmér rentra tard à la maison. Il dut longtemps attendre à la porte, il n’avait pas encore dîné, il changea d’idée et partit marcher un peu. Il descendit sur la rive du fleuve, regarda l’eau hirsute, jonceuse, et s’étonna que cette rive se trouvât ici et non de l’autre côté. Mais il se dit ensuite que l’envers du fleuve en serait changé.

Cela l’attrista. Il décida d’être désormais un autre homme, il se lèverait plus tôt, traiterait mieux sa femme, prendrait peut-être même un emploi. Il voyait déjà son bureau carrelé, avec des taches d’encre comme une sorte de foulard à pois. Il aimait beaucoup ces petites lustrines noires bouffantes que les employés de bureau montent sur les manches de leur veston pour épargner le tissu. Son oncle en portait, celui qu’on n’aimait pas dans la famille parce que c’était un ivrogne. Un jour il l’avait croisé dans une rue des faubourgs, il riait bêtement dans sa direction il l’appelait. Alors il s’était enfui et longtemps n’osa pas circuler à quatre pattes dans les escaliers.

Ce soir aussi il parcourait des rues semblables. En haut, au quatrième étage des maisons, il y avait un ruban qui gardait encore de la clarté, tel une bande de peinture que trace le peintre au-dessus de la tapisserie. Au demeurant les maisons se suivaient et étaient fermées. Kázmér les compta nerveusement, il en arriva à 77 et par superstition leva le regard sur le côté opposé pour vérifier si les numéros correspondaient.

 

II.

 

Au-delà d’une maison il y avait un terrain, avec un fatras écrasé, un gnoffre, des collandes pyrotées. Derrière ce terrain il n’y avait plus qu’une seule maison ; elle avançait jusqu’à la rue, elle était solitaire, ensuite c’était une autre rue. Kázmér ne fut pas content de ne pas pouvoir compter plus loin. Aussi en voulut-il à la maison qui se tenait à part. Mais après il eut honte. Il rebroussa chemin pour mieux l’observer. C’était une maison ordinaire comme on en voit partout. Mais sur la cheminée il y avait autre chose, un trait boudeur, une sorte de saveur inconnue. Cette cheminée penchait un peu. Elle ressemblait au chignon des filles de la campagne, le dimanche, dans l’âpre après-midi astringente. Bof, sottises, se dit-il, elle est déjà un peu vieille.

Le lendemain il eut beaucoup à faire. Il vaqua à ses occupations. Il ne pensa plus à cette maison. L’après-midi en revanche, il dut se rendre à l’hôtel de ville. À une des portes, il lut sur un écriteau encadré d’or : Conseiller XY. Inspecteur de maintien de l’ordre. Il lui vint à l’esprit d’y entrer et de demander le prix d’une telle cheminée. Mais ensuite il oublia.

 

III.

 

Le soir il se rasa plus soigneusement. Il parla impatiemment au garçon, lui laissa moins de pourboire. Puis il lut le journal, il réclama les revues spécialisées. Il les feuilleta nerveusement. Soudain le "Bulletin des Ramoneurs" accrocha son regard. Il le lut bêtement jusqu’à la dernière lettre. Il réfléchit aux termes techniques. « Gaine de cheminée », se dit-il, et « digesteur de fumée ». Il pensa à ces calendriers imagés que les ramoneurs offrent aux familles le jour de l’an et sur la couverture desquels sourit un visage propre, bien lavé, aux joues roses et aux yeux de violette.

La nuit il eut mal à la tête. Il sauta du lit, alla à la fenêtre regarder la rue sombre. Il alluma une cigarette, puis d’autres, suivit la fumée du regard. Il s’étonna de ne l’avoir jamais observée auparavant. Quelles volutes frisées sortaient du bout du tube de papier ! Ça ressemblait à une cheminée.

Le matin il prit du bromure. Il dégusta des poisons jaune pâle, du véronal vert clair et du sublimé d’un coloris roux crépusculaire. Il se dit qu’il serait bizarre que les liquides soient solides et que les objets soient liquides. Alors l’homme pourrait revêtir la forme qu’il voudrait. Lui revêtirait peut-être une forme allongée et il exhalerait de la fumée.

 

IV.

 

La nuit il sursauta par moments. Il se rua dans la rue et regarda la cheminée. Il eut l’impression qu’elle ne penchait plus autant, elle paraissait un peu mieux dressée. Comme une personne qui voudrait s’amender.

Il sombra de plus en plus. Il négligea ses amis. Quelquefois, après la fermeture des portes, on le voyait dans des faubourgs, en compagnie débauchée et loqueteuse. Un jour il entra par hasard dans un local bruyant où on dansait. Ce devait être une soirée de "l’Union des Ramoneurs". Il y resta, s’amusa jusqu'à matin. Lui et les gars s’embrassèrent, se mirent à se tutoyer, il adhéra à leur association.

 

V.

 

Son chapeau flétrit, des taches noires apparurent sur sa figure. Les amères lividités cadavériques de la suie. Parfois il se mettait à écrire, puis il déchirait. Alors ses mains aussi étaient couvertes de taches, des taches d’encre. Il sentait qu’il était devenu un autre homme, plus simple, plus profond, plus vrai. Il se lavait dans l’encre et la suie. Il rêvait d’une mer sombre et infinie dont émergeaient des bras gigantesques. Puis il voyait des volutes de fumée.

Il se mit à lire des poètes. Il découvrit que seuls les poètes le comprenaient. L’enfer de Dante lui tomba entre les mains. Mais il n’était plus en état d’en jouir. Ses yeux se creusaient, ses genoux s’entrechoquaient.

 

VI.

 

Un jour, à l’aube, il resta seul sur le toit de la maison. Il leva les yeux vers le ciel dont crachotait doucement de la suie. Il lui vint à l’esprit une image qu’il avait vue, enfant. C’était sur la couverture d’un livre d’écolier. D’un fond sombre ressortait une tête de sorcière. Derrière son sourire satanique, des ailes rouges. Derrière encore flambait l’horizon ensanglanté. Il y pensa maintenant. Il frissonna.

- Lucifer, dit-il.

Et il déploya ses bras comme des ailes.

 

Suite du recueil

 



[1] Prix de la fondation du même nom. Józef Péczely (1789-1849). Savant pédagogue hongrois.