Frigyes Karinthy : "Il neige"

 

 

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GÉnius[1]

 

Cétait le soir – moinschaud comme on dit en Miraudien – et on avait baissé les stores pare-vent du café. Au salon élégamment meublé de tables aux touchers variés retentirent les harpes de signalisation électrique, invitant sans discontinuer les clients en sol majeur et en ré majeur alternativement.

Le public d’habitués du café entourait la table centrale appelée "rugueuse table" : des musiciens, écrivains, savants célébrés par le monde élégant. La conversation languissait, la plupart ne parlaient même pas ; ils pianotaient distraitement sur les arabesques chatouilleuses des dossiers des chaises. Pomponni, l’écrivain, jeune homme à voix basse, peau poreuse et odeur parfumée,  venait tout juste d’arriver. Il tâta poliment tous les visages présents, flaira ses doigts, puis s’assit négligemment.

Symphon, compositeur à la mode appela le garçon de son si bémol mineur bien connu :

- Hé, garçon, apportez-moi un mi-long et un pavot d’odeur moyenne mais bien aplati !

Puis il se tourna vers Pomponni et lui tapota le visage.

- Tu l’as lu ? – lui demanda-t-il avec une légère ironie dans la voix.

- À quoi fais-tu allusion ? – répondit Pomponni par une question en flairant dans sa direction.

- Le papier de ce demi-crétin de Génius dans le Tact National de ce matin. Hé garçon, apportez-moi le Tact National.

Le garçon de petite taille au visage lisse se hâta de flairer vers la table et il y posa les étroits panneaux odorants du Tact National. Les doigts de Pomponni parcoururent un peu nonchalamment les premières lignes avant de pousser le tout au milieu de la table.

- Je l’ai lu – dit-il avec indifférence – ça fait un moment que j’ai mon avis sur Génius. Un farfelu qui se veut original et qui par-dessus le marché ferait tout pour se faire inviter ici à notre table. Il fait de gros efforts pour inventer chaque fois quelque chose de nouveau qui frappe. Un snob.

- C’est comme ça que tu vois la chose ? – dit un convive, pensif.

- Absolument. Ce genre de phénomène, il ne faut pas le prendre au sérieux.

- Mais qu’est-ce qu’il écrit en fait dans ce papier ? – demanda une toute petite et jeune voix en flairant rapidement toute la compagnie.

- Moi aussi j’aimerais le savoir – poursuivit Pomponni. – Il y a de quoi attraper la migraine. À vrai dire je crois qu’il est devenu fou.

Ceux qui avaient lu l’article étaient tout enclins à acquiescer : Génius a vraiment perdu la tête apparemment. Aucun sujet plus intéressant ne se présentant, quelqu’un se proposa de faire un résumé de l’article.

- Vous savez, le début déjà est intéressant. Génius déclare sur un ton naïf mais solennel qu’il veut traiter de choses étonnantes, que dans sa philosophie il franchit un pas extraordinaire et merveilleux, qu’il voudra développer cela dans un livre par la suite, à supposer que l’article fasse l’effet voulu. Il emploie des mots étranges pour expliquer sa découverte.

- Sa découverte ? Mais c’est quoi ?

- Hé, si c’était si facile que ça à débiter ! Alors il s’attaque tout d’abord à une confuse théorie physiologique. Il parle de la subjectivité des organes des sens, de la cognition absolue ou relative. Il dit avoir depuis un certain temps des révélations étranges. Il aurait découvert que nous ne disposons que de moyens passablement étroits, subjectifs pour connaître et sentir les choses. Il dit qu’il faut que l’Existence ait des propriétés inexplicables, d’importance colossale, dont nous n’avions pas idée jusqu’à présent.

- Fichtre !

- Foutaises ! Un vieux truc.

- Spéculations abstraites ! – dit un professeur universitaire avec mépris. – Le jeune homme s’est fait administrer trop d’abstraction.

- Attendez un peu ! Dans ce qui suit, en phrases encore plus tarabiscotées et rhapsodiques, Génius décrit un changement étonnant, incompréhensible, survenu dans sa sensation perceptive, et il sait de façon sûre que jamais personne en Miraudie n’a encore ressenti rien de semblable. Il dit qu’il a perçu des nouveaux phénomènes inconnus de la substance de la nature.

- Tiens donc ! Oh là là ! Et ce serait quoi ?

- Écoutez, je cite ses propres paroles : « J’en ai douté moi-même au début, mais cette fois je suis certain, et cette certitude a fait monter en mon cœur une incommensurable et surhumaine jubilation, aucun homme en Miraudie n’a encore rien ressenti de semblable avant moi. Cela a commencé physiquement, oui, physiquement. Depuis quelque temps, dans la partie supérieure de ma face, dans les deux renflements plats au-dessus de mon nez, dont la destination n’est pas encore parfaitement connue de nos savants – donc, dans ces deux renflements, je ressentais un picotement particulier et une stimulation continuels. Vers le matin, si je me tournais dans la direction du Chaudlever, cette stimulation était si forte qu’elle était source de douleur. Et j’ai compris que cette stimulation était causée par les objets eux-mêmes, y compris ceux que je n’avais ni flairés ni touchés. Je ne sais pas comment vous expliquer mieux cela. Croyez-moi, Mirauds : mais je crains que vous ne soyez pas en mesure de me comprendre. »

- Il est bigrement solennel – dit quelqu’un.

- Il cause comme un curé de banlieue – intervint un autre. – ça ne m’étonne pas, le style n’a jamais été son fort !

Les doigts du discoureur parcoururent la plaque du journal.

Écoutez – reprit-il – papa Génius continue de la sorte : « Je suis désormais certain qu’à part leurs dimensions, leur son, leur odeur, les objets possèdent également une autre propriété remarquable que je suis incapable de rendre en paroles. Cette propriété est plus générale, plus significative que les autres. Je suis incapable de trouver des mots pour décrire mon émotion : j’aimerais tant vous dire avec mon âme l’enchantement que je ressens d’être entré en possession de cette nouvelle Vérité absolue qui me surprend et me bouleverse. Un nouveau monde s’est révélé à moi ; ce monde n’a ni limites ni frontières : c’est l’empire supérieur des esprits. Des centaines de milliers d’impressions essaiment et tourbillonnent dans mon cerveau enivré : mon imagination est confusément retombée dans le vide duquel je m’étais élevé à la liberté à travers une gorge étroite. Comprenez-moi : je suis au courant de tout, même des choses qui ne relèvent pas de mes sens. Je dirige mon visage vers le haut – et des représentations sans limites, doucement ondulantes, envahissent mon cerveau car dans un lointain infini je sens un disque infini, doux. Je penche ma tête vers le bas : je suis envahi de centaines d’impressions sans même tendre mes bras. Je m’approche de vous : tout à coup mon corps est parcouru par d’étranges frissons – je vous ai ressentis sans vous avoir perçus. Vous êtes une chose longue, filante, flottante ; vous volutez et vous vous séparez : j’ai peur de vous. Je suis pris de vertiges enivrants. Mon cerveau n’en peut plus de ce tumulte compact de notions et d’impressions – j’aimerais crier et allonger mes bras. Je suis, si vous voulez, parvenu dans une sphère plus élevée, plus large de l’Existence : plus près de l’endroit où siège l’Idéal infini. Une nouvelle vocation s’ouvre à moi – ici nos routes se séparent. Frères de Miraudie – je vous plains et j’ai pitié de vous. Mon esprit cherche un mot jamais entendu, jamais créé, inconnu, pour exprimer ma pitié et mon bonheur en guise d’adieu, avant que mon âme ne prenne congé de vous. Je cours dehors, à l’air libre, j’écarte mes bras ; je jubile et je hurle, un cri inconnu en un langage inconnu jaillit de mes lèvres : Clarté !… Clarté !… Clarté !… »

Le lecteur se tut et posa les disques du « Tact National » sur le milieu de la "rugueuse table".

Un silence se fit, pas une voix ne se fit entendre autour de la "rugueuse table" ; seules les harpes de signalisation bourdonnaient avec leur ronflement sourd et sifflant à la manière de ces coquillages ronds qui sur la plage sentant le sel s’accrochent dans les socques des habitants de Miraudie.

- Clarté… - dit aigrement et mollement l’un d’entre eux tel un écho récalcitrant, renfrogné.

À ce mot tout le monde se réveilla de ce sentiment particulier, étrange qu’avait causé l’effet de ce curieux article. Ils bougèrent. Symphon réagit d’un rapide geste de colère de la main ; le professeur d’université se mit à rire. Un esthète déclara :

- Décadence. Nos auteurs d’aujourd’hui sont décadents.

L’écrivain se fâcha.

- Décadence ? Tiens donc ! Laisse tomber. Snob ! Arriviste ! Que d’efforts… pour accéder… à notre cercle…

Ces derniers mots, il les proféra dans un râle. Une pause pénible suivit.

Un journaliste reprit :

- Mais physiologiquement parlant…

- Bah, fantasmagorie…

- De la métaphysique – dit le professeur d’université, concluant le débat. – La métaphysique est une creuse gymnastique de l’esprit, ça vaut moins encore que les sciences occultes. Ça ne sert qu’à semer la pagaille dans la méthode. De la métaphysique.

Ici il força le ton, comme pour signaler qu’il considérait le débat comme clos.

Après cela il n’y avait plus de quoi beaucoup argumenter.

- De la métaphysique – acquiesça donc l’esthète pour conclure.

- De la métaphysique – approuva le journaliste avec regret.

- De la métaphysique – soupira le critique avec soulagement, se réjouissant d’avoir trouvé une solution aussi simple à la question.

- Bien sûr, de la métaphysique – chuchota en dernier le musicien qui découvrit une certaine beauté dans le mot.

Et là-dessus ils se flairèrent et se tâtèrent affectueusement les uns les autres. Personne ne dit plus rien. L’écrivain seul pensa à Génius et il se dit que celui-ci n’était en fin de compte qu’un écervelé indiscipliné. Le musicien médita sur sa représentation du lendemain. Le journaliste songea comment il pourrait valoriser tout ça. Les autres s’efforcèrent de penser la même chose que le professeur d’université et affichèrent pour cette raison un sourire méprisant. Le professeur d’université était énormément satisfait de lui-même et ne pensait à rien.

Au bout de la table, sur une chaise à dossier, Génius était assis parmi eux, muet et immobile, la tempe posée sur la main, un sourire méditatif sur ses lèvres entrouvertes ; il regardait les Mirauds dont le front plat, lisse et vide fixait le feu de luzerne allumé au milieu de la table.

 

Suite du recueil

 



[1] À rapprocher de la nouvelle intitulée "Décadence" dans les "Nouvelles diverses" et de la pièce "Danse du papillons".