Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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J’ai ratÉ le train

 

Cest bien l’expression consacrée, même si à mon avis ce n’est que pure convention. On pourrait dire aussi bien, que le train m’a précédé, il ne m’a pas attendu, il m’a échappé. Bien sûr on est enclin à faire foi davantage au train quand il s’agit d’exactitude, plutôt qu’à soi ; moi, intelligence vivante, qui avait calculé par des séries d’opérations algébriques raisonnables que j’avais largement le temps d’aller prendre les balles de tennis, d’acheter un Az Est, de passer aussi un coup de fil, et il me resterait encore cinq minutes, or en cinq minutes le taxi avait largement le temps de m’emmener à la gare. Et le taxi n’y était pour rien, ce n’était pas de sa faute si les agents de la circulation l’ont arrêté douze fois en cinq minutes, d’où j’ai vite compris que j’allais avoir des problèmes.

Vous est-il déjà arrivé de voir le dos du dernier wagon d’un train à une distance de cinquante mètres ? Une vue désagréable, je vous assure. Un dos large et insolent qui a l’air de rigoler et de vous faire un pied de nez, pendant qu’il rapetisse sur les rails qui se fondent en un. Et le pire c’est qu’on n’arrive pas à en détacher les yeux. On pose ses deux valises sur le quai, la grande et la petite, ainsi que ce machin emballé dans du papier journal, et on regarde le dos du train jusqu’à ce qu’il disparaisse, or il est vraiment peu probable qu’il fasse demi-tour pour revenir vous chercher. C’est seulement quand il a définitivement disparu, qu’on pousse un soupir et qu’on demande au cheminot l’heure du train suivant. Quand on apprend que ce sera dans une heure et demie, on prend ses deux valises et ce machin emballé, on les confie à la consigne et on sort sur le Boulevard Teréz.

Et on se demande quoi faire. Une heure et demie c’est trop peu pour entreprendre quelque chose, mais trop long pour attendre ou s’asseoir sur un banc. La famille est partie en vacances, aucune connaissance ne se trouve à proximité, ça ne vaut pas la peine d’entrer dans un café, aucune personne intéressante ne s’y trouve à Budapest par cette canicule, ceux qui sont restés sont furieux ou amers, il n’est pas engageant de lier conversation avec eux.

Je fais quelques pas sur le boulevard brûlant et je suis pris d’un sentiment étrange.

Je récapitule ma situation : je n’ai pas de logement habitable dans la ville, ma famille séjourne ailleurs, rencontrer des connaissances n’est guère probable. Mes bagages sont à la gare, j’ai un train à prendre dans une heure et demie.

Ma situation est claire. Je suis en transit dans une métropole étrangère.

Et à ce moment-là tout devient intéressant, le Boulevard et l’Octogone, les gens et les trams qui bringuebalent. Je suis pris par l’excitation rafraîchissante de l’étranger. J’examine les gens, j’essaye d’attraper quelques mots au vol.

J’observe longuement, en expert, le policier et je constate qu’il est plus indiscipliné que ses confrères chez nous dans l’Arkansas.

Et lorsqu’une heure plus tard, devant l’Abbazia je demande à un porteur comment parvenir à la Gare de l’Ouest, je me rends compte que j’ai pris un accent étranger.

D’ailleurs le porteur s’en aperçoit et me répond en allemand.

 

Suite du recueil