Frigyes Karinthy : "Instantanés"
Bureau[1]
Pardonnez-moi de
m’imposer mais il m’est impossible de rendre accessible au public
l’histoire suivante ou sa conclusion sans impliquer étroitement ma
Modeste Personne, l’Auteur de ces Lignes.
Donc imaginez mon Humble Personne dans un
bureau très fréquenté où une foule de gens se
rendent devant un guichet pour faire signer un imprimé quelconque ;
énormément de monde attendant à l’étroit,
l’imprimé en main, allongeant le cou impatiemment pour guetter
leur tour. Derrière le guichet un préposé de mauvaise
humeur tamponne inlassablement sans trop sympathiser avec ses clients venus
trop nombreux, il a au moins autant assez d’eux qu’eux-mêmes
en ont assez de cette démarche. Par conséquent il rabroue
durement les rouspéteurs à plusieurs reprises :
- On ne se bouscule pas ! Attendez votre
tour !
Le serpent humain se tortille
convulsivement, il progresse mètres par mètres, et mon
Insignifiante Présence s’approche lentement du guichet, il
n’y a plus que quatre ou cinq clients devant moi, je succombe aussi
à l’impatience collective, renforcée par la pression des
brutaux dans mon dos, je tente de faire usage de mes coudes. Le
préposé le remarque et je ne peux pas échapper à ma
destinée, il me rappelle vigoureusement à l’ordre :
- On ne se bouscule pas ! Attendez votre
tour !
Mais au même moment sur
l’imprimé que je brandis il découvre mon Nom Pudique et
Insignifiant.
- À l’instant même,
comme si on l’avait métamorphosé par magie, il rougit, un
sourire transfiguré parcourt ses traits renfrognés. Il se
lève à demi de son siège comme s’il voulait
céder sa place.
- Seriez-vous… peut-être un
parent… du célèbre écrivain ?… - chuchote-t-il
tout ému, les yeux rayonnants.
Je me redresse.
Eh bien – me dis-je – quel
dommage de ne pas m’être manifesté tout de suite. Ici je
suis tellement respecté que même mes parents ont droit à un
traitement d’exception, que dira celui-ci quand il apprendra que, hum,
c’est-à-dire… il va pour le moins m’offrir son tampon
sur un plateau d’argent. Je lui lance légèrement
d’une voix un peu nasale :
- Ben… non, Monsieur…
C’est moi-même…
À ce moment le préposé
se rassoit sur son siège, se penche sur ses documents et sans même
me regarder il me crie sévèrement :
- Alors tenez-vous tranquille. Attendez
votre tour.
Vous, mes lecteurs, vous vous
étonnez. Moi aussi j’étais étonné. Je me suis
cassé la tête une semaine durant pour résoudre cette
énigme.
Et maintenant je l’ai résolue.
La chose est claire.
Il est possible de privilégier
quelqu’un qui a un parent aussi prestigieux que ma Modeste Personne, mais
ma Modeste Personne, quels parents prestigieux pourrait-elle avancer ?