Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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ce n’est pas moi qu’on salue

 

Ces petites blessures mentales, il vaut mieux les reconnaître ouvertement, plutôt que de les refouler, les balayer sous l’armoire des souvenirs, où ça commence à pourrir, et on finit par ne pas savoir pourquoi on est irritable et de mauvaise humeur toute la journée.

Je marche dans la rue. Par hasard, suite à quelque association d’idées agréables je suis d’une humeur tolérable, je ne suis tout de même pas le dernier des imbéciles, je me dis, je suis quand même quelqu’un dans cette société, on trouve éventuellement des personnes qui me respectent, voire, ce qui est encore plus important, qui m’aiment ; il y a là tout de suite ce monsieur qui vient en face, il soulève devant moi son chapeau avec des yeux rayonnants d’affection et de considération, comme son regard est ouvert, aimable, honnête, brusquement je ne me souviens pas d’où je le connais, mais peu importe, le principal c’est qu’il me connaisse, lui ; et déjà, moi aussi j’ôte mon chapeau précipitamment, avec une débordante amitié, je renvoie même un sourire vers son visage jovial, bienveillant, respectueux, je serais même prêt à m’arrêter, à causer un moment, si ça pouvait lui faire plaisir, j’ébauche un geste latéral dans ce sens ; mais que se passe-t-il ?

Le monsieur qui salue passe à côté de moi, je découvre que ses yeux ne fixaient pas les miens, il tient encore son chapeau à la main, derrière moi arrive un inconnu, une sorte de bureaucrate, lui aussi il avait touché son chapeau, il avait reçu avec condescendance la salutation qui s’adressait à lui et non à moi – le monsieur qui salue lui adresse des mouvements humbles de la tête, en affichant toujours le même rictus imbécile, antipathique.

Quel type détestable !

Qu’y puis-je ?

J’ai déjà ôté mon chapeau, il faut trouver un truc, un geste pour escamoter ça – je jette un regard furtif autour de moi, le diable ne pourrait-il pas amener une connaissance à qui rétrocéder mon salut ? Mais de toute façon je voulais ôter mon chapeau, m’aérer un peu la tête, pas de quoi en faire une montagne ! Oui, je l’aère, vous voyez bien, je ne me presse pas de la recouvrir, et de plus, je voulais examiner cette étiquette dans la doublure, c’est pourquoi j’ai ôté mon chapeau.

À la rigueur ça peut passer si je suis seul.

Mais si nous sommes deux au moment d’une telle mésaventure ?

Dans ce cas il vaut mieux faire demi-tour, et insister pour lier connaissance avec la personne qui a salué autrui, éventuellement lui proposer un prêt s’il veut bien se taire et faire semblant de m’avoir salué moi.

 

Suite du recueil