Frigyes Karinthy : "Instantanés"
ce n’est pas moi qu’on salue
Ces petites blessures mentales, il vaut mieux
les reconnaître ouvertement, plutôt que de les refouler, les
balayer sous l’armoire des souvenirs, où ça commence
à pourrir, et on finit par ne pas savoir pourquoi on est irritable et de
mauvaise humeur toute la journée.
Je marche dans
Le monsieur qui salue passe à
côté de moi, je découvre que ses yeux ne fixaient pas les
miens, il tient encore son chapeau à la main, derrière moi arrive
un inconnu, une sorte de bureaucrate, lui aussi il avait touché son
chapeau, il avait reçu avec condescendance la salutation qui
s’adressait à lui et non
à moi – le monsieur qui salue lui adresse des mouvements humbles
de la tête, en affichant toujours le même rictus imbécile,
antipathique.
Quel type détestable !
Qu’y puis-je ?
J’ai déjà
ôté mon chapeau, il faut trouver un truc, un geste pour escamoter
ça – je jette un regard furtif autour de moi, le diable ne
pourrait-il pas amener une connaissance à qui rétrocéder
mon salut ? Mais de toute façon je voulais ôter mon chapeau,
m’aérer un peu la tête, pas de quoi en faire une
montagne ! Oui, je l’aère, vous voyez bien, je ne me presse
pas de la recouvrir, et de plus, je voulais examiner cette étiquette
dans la doublure, c’est pourquoi j’ai ôté mon chapeau.
À la rigueur ça peut passer
si je suis seul.
Mais si nous sommes deux au moment
d’une telle mésaventure ?
Dans ce cas il vaut mieux faire demi-tour,
et insister pour lier connaissance avec la personne qui a salué autrui,
éventuellement lui proposer un prêt s’il veut bien se taire
et faire semblant de m’avoir salué moi.