Frigyes Karinthy : "Instantanés"
on est fÉlicitÉ
Une autre histoire morale. En
général, les gens aiment bien être félicités,
à chacun sa petite vanité.
Mais maintenant imaginez monsieur Smetz.
Déjà son aspect
extérieur. On préfèrerait, concernant monsieur Smetz, que pour nous féliciter il nous prenne
à part, dans une rue inconnue de Buda. Ses habits sont tachés de
graisse, sa barbe a trois jours, un verre de ses
lunettes est cassé.
Et s’il ne te prend pas à
part, mais supposons, tu te trouves en compagnie, avec des gens bien, entouré
d’amis, ou encore, si tu te reposes assis dans un fauteuil en cuir dans
un coin exposé du club des écrivains, en train de discuter avec
enthousiasme avec un groupe de chers confrères une question
d’actualité concernant l’aristocratie intellectuelle, par
exemple les âneries que publient X. ces temps-ci, sur laquelle on peut
facilement se mettre d’accord : ça vole haut et
l’ambiance est allègre, tu te sens bien, tu jouis des forces de
cohésion émanant de
toi ou convergeant vers toi.
Tout à coup Monsieur Smetz s’approche.
Il s’approche, d’accord, tant
pis, ce ne serait pas vraiment grave s’il se contentait de
s’asseoir de côté et s’il n’ouvrait pas la
bouche.
Mais il l’ouvre. Il se tourne vers
toi et déclare bien fort :
- Maître Kovácsik,
je suis bien content de vous trouver, je voulais justement vous
téléphoner pour vous féliciter de votre dernier papier qui
a paru dans Allons-y.
Tout d’abord, en
réalité tu n’es pas très fier de travailler de temps
à autre en secret pour la revue de belles lettres de haut niveau
intitulée Allons-y.
Deuxièmement…
Tu le remercies, gêné.
- Oh, c’est vraiment très
gentil… Je suis content que ça vous ait plu…
Un silence glacial tombe sur le groupe. Tu
souhaiterais changer de sujet aussi vite que possible. Mais Smetz
ne te lâche pas. C’est son jour des félicitations.
- C’est peu dire que ça
m’a plu ! – clame-t-il d’une voix retentissante. –
Écoutez, c’était tellement spirituel… Comment
c’était déjà ? Paparazzi et mamarazzi…
ha, ha, ha… c’est très bon… c’est
excellent !... Ha, ha, ha… Qu’est-ce que j’ai
rigolé, il n’y a que Kovácsik
pour inventer des idées si belles.
Un des membres de la société,
jusqu’alors un excellent ami, se lève distraitement,
s’étire, et passe silencieusement à une autre table. Smetz poursuit.
- Croyez-moi, il n’y a rien
d’autre qui vaille à lire dans Allons-y,
que ce qu’écrit Kovácsik…
Deux autres personnes nous quittent
à pas feutrés.
- Et voyez-vous, c’est
carrément magnifique, à la fin… quand entre le pompier et
il demande de l’eau… voyez-vous, c’est tout simplement
magnifique… Voyez-vous ! Donc il entre et il dit :
« Alors, mamarazzi, viens faire une
promenade sur le toit… »
- Oui, bien sûr, tu balbuties
terrorisé, je sais, je l’ai lu…
Il ne reste plus que trois personnes
à
- Écoutez, j’ai appris
tout par cœur ! C’est magnifique ! Ces messieurs les
collègues ne pourront jamais écrire quelque chose d’aussi
bon, quand bien même ils se mettraient en quatre !
Le dernier membre se lève doucement
et s’éloigne en rasant les murs.
Tu restes seul avec Monsieur Smetz.
Tu restes seul avec ton Connaisseur, ton
Admirateur.
Ensuite c’est encore lui qui
s’étonne, en regardant autour, d’être resté
seul avec toi.
C’est normal. Il n’y a que lui
pour te comprendre en ce monde.
Par la suite c’est lui qui racontera
quelque part, accompagné de haussements d’épaules
résignés : c’est curieux, tout le monde déteste
ce Kovácsik, pourtant, croyez-moi, il ne
manque pas de talent, il a écrit un jour une histoire de paparazzi et de
mamarazzi, ça devait être pas mal, il
m’en a beaucoup parlé, mais Dieu sait pourquoi, je m’en
méfie un peu.