Frigyes Karinthy : "Instantanés"

 

 

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Soliloque

 

Je sors des bains, je me rhabille dans la cabine, j’ai fermé la porte. Derrière la porte se trouve le garçon de cabine avec qui je suis en conversation. J’adore converser, je ne manque pas une occasion, sauf si c’est impossible. Le plus volontiers, si j’écoutais mon instinct, j’arrêterais le premier venu dans la rue.

Avec le garçon de cabine c’est possible, donc nous conversons à travers la porte.

- Eh oui, l’été tire à sa fin.

- Ce n’est plus le vrai été.

- De quoi vous occupez-vous en hiver ?

- Je serai ouvreur au cinéma cette année.

- C’est pas mal. On ne s’y ennuie pas.

- On peut s’y faire. Mais imaginez : on voit vingt fois le même film.

- Ce n’est pas grave si l’image est belle. Il n’y a que les mauvais films dont on a vite assez. On peut en avoir assez du parfait au café et de l’ananas chaque jour, on ne peut pas en avoir assez du pain. On peut en avoir assez du bien-être, de la femme, de l’argent – mais pas de l’air qu’on respire, et on n’en a pas assez du soleil qui se lève chaque matin de la même façon car ce sont des choses bien, justes, parfaites ; on peut en avoir assez d’une rengaine, mais jamais des rhapsodies de Liszt.

Il ne répond rien.

Médite-t-il sur la sagesse que je viens d’énoncer ou ne l’a-t-il pas comprise ?

- N’ai-je pas raison ?

Il ne répond pas.

Tiens, tiens, mes mots l’auraient-ils tant ému ? Ou serait-il d’un avis différent, mais trop bien élevé pour me contredire ? Quel homme fin, plein de tact.

- Donc vous pensez que je me trompe ?

Pas de réponse.

Et alors je passe un regard fureteur par-dessus la porte et je comprends pourquoi il ne répond pas. C’est tout simplement qu’il n’est plus là, quelqu’un a dû l’appeler pour qu’on lui apporte une cuvette.

Je rentre vite ma tête, je toussote, je me racle la gorge, je me mets à lacer mes chaussures avec zèle, je sifflote même, je me fais croire que je n’ai rien aperçu – peine perdue, le sang me monte lentement à la figure, c’est plus fort que moi.

Devant qui ai-je donc honte ?

Pas devant le garçon de cabine puisqu’il n’a pas entendu qu’il n’a rien entendu. Ni lui ni un autre n’ont été témoins de cette scène comique.

À défaut d’autrui, c’est devant moi-même que j’ai honte.

Ou plutôt devant celui qui, véritable censeur, habite en moi, godelureau poseur, qui se donne des airs, qui refuse de lier conversation avec moi si en toute situation je ne me donne pas un air de supériorité, même quand je me ridiculise devant lui, comme un dandy qui se casse le nez.

C’est pour cet imbécile que je fais semblant d’être occupé de mes lacets, plutôt que de rire un bon coup à mes dépens.

N’ai-je pas raison ?

Ai-je peut-être tort, cher lecteur ? Pardon ?!

Personne, pas de réponse…

Peut-être que le lecteur, pendant que je lui parlais, se trouvait devant une autre cabine, un autre article, et moi…

Je m’en fiche ! Tant pis pour lui, pas pour moi !

 

Suite du recueil