Frigyes Karinthy : "Instantanés"
Relations distinguÉes[1]
N’ayez aucune
crainte – dit l’aide concierge au mendiant, accompagnant son
dire de quelques tapes bienveillantes sur l’épaule –
j’en parlerai à monsieur le concierge pour qu’à titre
exceptionnel il vous laisse toujours monter. Laissez-moi faire, je n’ai
qu’un mot à dire ; hier par exemple, il m’a dit :
Tu sais, János, je ne peux rien te refuser, à toi.
- Bon, d’accord – dit
le concierge à l’aide concierge – je proposerai à
Monsieur Lavare du troisième que ce soit vous
qui répariez son carreau cassé, à quoi bon faire appel
à un vitrier, n’est-ce pas ?
- Absolument, absolument
– dit Monsieur Lavare au concierge –
un forfait ascenseur vous arrangerait. Écoutez, je parlerai à
Monsieur Frisé, de la banque, de toute façon, l’immeuble
appartient à la banque, je lui dirai, écoute mon cher
Béla, je lui dirai, il faudrait faire quelque chose à propos de
ce forfait ascenseur, tu pourrais en parler à…
- Ce n’est pas une grosse
affaire – dit Monsieur Frisé, le gérant, à
Monsieur Lavare – vous pouvez recevoir un
virement direct de Vienne, il suffit de me le demander, j’ai
déjà arrangé pas mal de cas semblables, il suffit
d’en parler au directeur de département : n’est-ce pas,
mon cher directeur, veux-tu avoir l’amabilité, mais naturellement,
mon cher Béla, ça va de soi…
- Bon, je veux bien – dit
le directeur de la société au directeur de département
– je vais vous rendre ce service à titre exceptionnel, je
transmettrai votre demande au Directeur Général. Vendredi nous
déjeunerons avec le DG au Mont Souabe, vous savez, dans la petite villa
qu’il a là-bas, si un moment opportun se présente, je lui
mentionnerai la chose… Mais oui, c’est-à-dire, excellence et
cher ami, tu comprends…
- L’affaire se présente
comme ceci – dit le directeur général au directeur de
la société – j’ai eu l’occasion de parler de
cet emprunt d’état à son excellence monsieur le
secrétaire d’état, mais il recommande de la prudence, je
dois te dire franchement bien
qu’il m’ait demandé d’être discret…
À toi je peux dire, mon cher Lajos, le secrétaire
d’État a dit : nous avons envisagé la chose, mais
jusqu’à l’automne vous feriez mieux de ne pas trop la
forcer, ensuite, en automne c’est moi-même qui te ferai signe, mon
cher Lajos, quand ce sera le moment de battre le fer…
- Indubitablement – dit son
excellence monsieur le secrétaire d’état au directeur
général – moi déjà en février je
l’ai dit à son excellence qu’il y aurait des complications
dans cette affaire de douanes… Mais vous savez bien comment est son
excellence, ce n’est pas le moment de nous occuper de ça, mon cher
Ödön, attends ton tour
– c’est exactement ce qu’il m’a dit, j’en
suis sûr…
- Mon excellent ami le premier
ministre – dit son excellence au secrétaire
d’état – partage totalement mon point de vue sur ce sujet,
et en particulier…
- Je peux t’assurer
– dit le premier ministre – que l’entente parfaitement
cordiale que j’ai pu constater chez le chancelier, aussi bien en
matière politique qu’en matière économique ainsi que
le ton direct des négociations…
- Mon cher ami – dit le
chancelier au premier ministre – dès mon retour du Vatican et
dès que nous aurons réglé les questions en suspens avec sa
sainteté, nous pourrons en reparler…
- Rassure-toi, mon fils
– dit le pape au chancelier – ce matin même pendant mes
exercices spirituels, ayant trouvé une audience auprès du
Seigneur, celui-ci s’adressa à moi : je veux que la paix
règne parmi ton Peuple, et que les souverains de tous les peuples se
donnent la main…